Les enfants sont rois, de Delphine de Vigan

Les enfants sont roisMélanie Claux et Clara Roussel sont de la même génération, cette génération qui a grandi avec la téléréalité et l’essor des réseaux sociaux. Devenues adultes, leurs vies ont emprunté des voies diamétralement opposées, mais un événement tragique va les réunir : Kimmy, 6 ans, fille de Mélanie et star de Youtube, a disparu.

Pour mon premier Delphine de Vigan, l’expérience fut incroyablement enthousiasmante. Feuilletant d’un air distrait ce roman emprunté à la bibliothèque un soir où je n’avais envie de rien, j’ai lu la première page, et la seconde, et le chapitre d’après, et la moitié du roman dans la soirée. Et l’autre moitié le lendemain.

J’ai donc été happée par cette intrigue passionnante et captivante autour de la disparition de Kimmy et des enfants youtubeurs. Les retranscriptions de stories ou les descriptions par genre des types de vidéos produites enrichissent le roman avec ces intermèdes « ludiques » (par leur forme, moins par leur fond) et visuels.
C’était un monde inconnu pour moi – j’avais déjà vu des extraits ici ou là, sans creuser par désintérêt – dans lequel j’ai plongé avec incrédulité. Découvrir ses jeunes enfants accumuler les jouets, les vêtements, devenir des publicités vivantes pour la malbouffe et les marques, être mis en scène dans tous les aspects de leur vie, m’a attristée. Découvrir que le Cheese Challenge évoqué dans le roman – consistant à jeter une tranche de fromage fondu au visage de son bébé et de filmer sa réaction – était réel m’a écœurée. Découvrir ces défis ayant pour seul objectif d’acheter, acheter tout et n’importe quoi, acheter plus de nourriture que quiconque peut manger, m’a fait me demander si l’on vivait dans le même monde. Dans ce monde où tout le monde sourit, je n’y ai vu que fausseté, tristesse, aberration et maltraitance qui ne dit pas son nom. Les ravages psychologiques de cette exposition abusive aux réseaux sociaux exposés à la fin du roman ne m’ont donc pas étonnée… Mon avis est peut-être tranché à l’image de celui de l’autrice, mais c’est un roman qui ne peut que, au minimum, pousser au questionnement.

Si j’ai deviné très vite l’identité de la personne responsable de l’enlèvement ainsi que ses motivations, cela n’a pas gâché mon plaisir tant les personnages sont fascinants.
Je me suis fortement identifiée à Clara, la flic, la procédurière, avec qui j’ai quelques points communs : le non-désir d’enfant, la sensation d’un gouffre infranchissable entre le monde dans lequel on vit et nous, l’incompréhension face aux déballages personnels sur les réseaux sociaux, ou encore le petit plaisir de marcher plutôt que de prendre les transports en commun.
Mélanie, la mère, est quant à elle sidérante et effarante dans son aveuglement et son entêtement, mais le début du roman, qui nous présente rapidement les parcours de Mélanie et de Clara, permet de la comprendre un peu, de saisir son besoin maladif de reconnaissance, son manque de confiance en elle, son sentiment d’infériorité vis-à-vis de sa sœur, le mépris de sa mère et son désir d’être quelqu’un. Des pistes pour comprendre pourquoi elle ne peut rien lâcher, rien désavouer, rien regretter…

Terrifiant portrait de notre société de consommation, société d’apparence et d’exhibition, Les enfants sont rois est un roman glaçant et prenant de la première à la dernière page. La forme mêle avec brio enquête policière, documentaire, critique virulente pour un roman qui se dévore et ne laisse pas indemne.

« Chaque famille cultive sa fable. Ou tout au moins une version épique de son histoire, enrichie au fil du temps, à laquelle s’ajoutent peu à peu des prouesses, des coïncidences, des détails remarquables, voire quelques affabulations. »

« Avoir un enfant ne rentrait pas dans ses projets. D’une part, elle n’était pas certaine d’être elle-même tout à fait adulte, et d’autre part, l’époque lui semblait résolument hostile. Elle avait la sensation qu’une mutation silencieuse, profonde, sournoise, d’une violence sans précédent, était en train de se produire – une étape de trop, un seuil funeste franchi dans la grande marche du temps –, sans que personne ne puisse l’arrêter. Et au milieu de cette gigantesque toile, privée de rêves et d’utopies, il lui aurait paru fou de propulser un enfant. »

« Pendant quelques minutes, Clara tenta d’imaginer Kimmy au milieu de cette pièce saturée d’objets, dont chaque élément semblait avoir été dupliqué ou multiplié.
Que peuvent désirer des enfants qui ont tout ?

Quel genre d’enfants vivent ainsi, ensevelis sous une avalanche de jouets, qu’ils n’ont même pas eu le temps de désirer ?
Sammy l’observait, l’air grave. Elle lui sourit.
Quels adultes deviendront-ils ? »

« Ses parents s’étaient trompés. Ils croyaient que Big Brother s’incarnerait en une puissance extérieure, totalitaire, autoritaire, contre laquelle il faudrait s’insurger. Mais Big Brother n’avait pas eu besoin de s’imposer. Big Brother avait été accueilli les bras ouverts et le cœur affamé de likes, et chacun avait accepté d’être son propre bourreau. Les frontières de l’intime s’étaient déplacées. Les réseaux censuraient les images de seins ou de fesses. Mais en échange d’un clic, d’un cœur, d’un pouce levé, on montrait ses enfants, sa famille, on racontait sa vie.
Chacun était devenu l’administrateur de sa propre exhibition, et celle-ci était devenue un élément indispensable à la réalisation de soi.
 »

Les enfants sont rois, Delphine de Vigan. Gallimard, 2021. 347 pages.

18 réflexions au sujet de « Les enfants sont rois, de Delphine de Vigan »

  1. Ta chronique est bienvenue car un livre qui s’appelle « Les enfants sont rois » peut aussi annoncer le pire, à base de clichés, de manque d’analyses pertinentes, etc.

    • Je dois t’avouer que j’ai vu des critiques en publiant la mienne qui trouvaient que ça manquait de nuances. Je n’ai pas trouvé, mais c’est peut-être du fait de mon point de vue personnel.

  2. J’avais déjà beaucoup d’informations sur le sujet et je n’ai pas apprécié le roman mais cela m’arrive régulièrement avec cette autrice (lecture faite en audio) mais quand on a peu de connaissances sur les dangers des réseaux et de la mise en avant des vies personnelles, d’en faire un commerce et d’autant plus sur les enfants il peut se révéler intéressant 🙂

  3. Ce livre me faisait un peu peur! Le côté critique des réseaux sociaux c’est toujours ou tout ou rien puor moi. Ou c’est bien fait et ca fait se poser des questions ou bien c’est mal fait, ca va trop loin et c’est réac. J’avais peur que celui ci appartienne à la seconde catégorie hihi
    Malgré ta critique assez enthousiaste, il n’est pas ma priorité dans la découverte de De Vigan dont j’aimerais découvrir la plume en commancant probablement par D’après une histoire vraie ou bien par Rien ne s’oppose à la nuit!
    Mais si j’aime ces deux la (c’est à dire quand j’aurai réussi à décalquer ma PAL et que je les aurai emprunté à la bibli… Ca fait dans loooongtemps je pense : »(), je sais que celui ci est aussi sympa à découvrir 😀

    • Personnellement, ça ne m’a pas choquée, mais je suis sans doute un peu réac moi-même au niveau des réseaux sociaux. ^^ (Il y a de très bonnes choses, mais il y en a aussi beaucoup qui m’affligent profondément.)
      Les deux romans que tu cites m’attirent pas mal à présent. Je ne sais pas quand ce sera, mais je pense que ce seront les prochains que je lirai.

  4. Je l’ai lu récemment également (mon premier de l’autrice) et j’ai été agréablement surprise. Même si je m’attendais à un autre coupable , j’ai trouvé tout le propos intéressant voire glaçant car tout à fait crédible !

  5. Je n’ai pas aimé ce roman : mal écrit et sans nuances. Le style est bâclé au point que je n’y ai pas retrouvé la plume de Delphine de Vigan. A croire qu’il a été écrit à la hâte sur un coin de table. Elle ne m’a non plus rien appris mais je pense que c’est lié au fait que j’ai 30 ans, regarde des vidéos YouTube et suis active depuis quelques années sur Instagram. Les lecteurs qui ne connaissent pas trop l’envers du décor des réseaux sociaux seront sûrement plus réceptifs. J’ai trouvé aussi que Delphine de Vigan diabolisait les réseaux sociaux mais ce n’est que mon avis. Une belle déception pour moi.

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