Widjigo, d’Estelle Faye (2021)

Widjigo (couverture)1793, le sanglant ménage de la Première République. Le lieutenant Jean Verdier et son régiment sont missionnés pour capturer Justinien de Salers, un vieux noble qui, en dépit de son nom, se trouve être breton et retranché dans une tour en bord de mer. La nuit tombant, la compagnie se trouve enfermée dans la forteresse croulante par la marée haute. Le vieux noble propose alors de raconter son histoire au lieutenant, l’histoire d’un naufrage quarante ans plus tôt.

Estelle Faye propose ici un « whodunit » fantastique dans lequel les neuf survivants d’un naufrage sur l’île de Terre-Neuve sont un à un assassinés.
Le cadre spatio-temporel est à la fois original et intéressant. Ce ne sont pas la période et encore moins le lieu les plus fréquents et cette immersion à la fois réaliste et inattendu renforçait l’aura fantastique du récit et a attisé ma curiosité.
Même si le titre donne des indications, le mystère se prolonge quant à la façon dont il faut l’interpréter. Un véritable monstre surnaturel rôde-t-il sur l’île ou celui-ci est-il plus humain ? Qui faut-il alors suspecter ? Des indices sont laissés ici et là, mais ils ne sautent aux yeux qu’à la révélation finale (j’aurais pu me taper sur le front en m’exclament « mais c’est bien sûr ! suis-je bête ! » mais je suis rarement aussi démonstrative en lisant).
J’ai d’ailleurs apprécié cette fin pour ses sentiments nuancés, ses paradoxes, ses ambivalences, bref, une absence de manichéisme qui correspond bien à la complexité de l’humanité.
Le roman parle des horreurs de l’Histoire, de la lâcheté et de la fourberie des hommes, des abysses entre des cultures ou des classes sociales, du rejet et de la perte, de la culpabilité et de la vengeance, d’une justice au-delà de celles des hommes.

Estelle Faye soigne son décor et nous immerge dans l’ambiance lugubre et solitaire de Terre-Neuve. La pluie, la brume, la froidure de ces terres du nord et la pénombre sont omniprésentes. Les personnages, tourmentés par la faim, la peur et la souffrance (physique ou psychologique) évoluent alors à la lisière de la réalité et du cauchemar. L’atmosphère est sombre, un peu poisseuse – de crasse, d’humidité, de sang.
Les descriptions sont portées par un vocabulaire riche, varié, soutenu parfois. En dépit de quelques répétitions qui sautent d’autant plus aux yeux lorsque les images sont atypiques (avez-vous bien compris que les lacs sont couleur de gemme ?), c’est une plume très agréable et poétique.

Et malgré ces points positifs, je reste sur ma faim. Décidément, Estelle Faye me frustre encore un peu. Que m’a-t-il manqué cette fois ?
L’attachement et l’absence de souci pour les personnages. Je confesse un désintérêt total pour leur sort (même le passé de Justinien m’ennuyait). Je n’ai pas réussi à les rendre « vivants » en dépit de tout ce que l’on sait de leur passé, de leurs actions, de leur caractère. Je n’ai pas réussi à ressentir leur peur. Ils sont restés de papier et ont donc pu crever tranquillement (niveau zéro de l’empathie).
Le manque de tension et d’angoisse (ce qui est lié à l’hypothèse précédente d’ailleurs). Je n’ai jamais frissonné, ou ne serait-ce qu’appréhendé la suite. L’ambiance se voulait inquiétante, mais elle n’a pas vraiment fonctionné avec moi. J’aurais aimé être davantage entraînée par l’histoire, être captivée, capturée par le côté thriller, mais je n’avais aucun mal à le poser pour aller faire autre chose, ce qui n’est guère bon signe.
Le titre trop explicite et quelques bizarreries au niveau de la narration. Je ne peux pas développer cette section sans divulgâcher, mais au vu des ultimes rebondissements, certains choix narratifs me sont apparus comme un peu étranges, un peu incohérents. (En prime, je m’attendais malgré tout à être davantage surprise par le coupable.)

Bien déçue de ne pas avoir accrochée plus que ça, moi qui me faisais enfin le plaisir d’un emprunt imprévu en médiathèque. En dépit d’une plume d’une qualité indéniable et d’une bonne intrigue à la base, le roman a été dramatiquement pénalisé par ses personnages, son rythme et ses choix narratifs. (Mais étrangement, malgré tout cela, je ne le vois pas comme un flop. Plutôt comme une lecture divertissante et oubliable.)

Alors que je termine d’écrire cette chronique, je tombe sur l’avis de Laird Fumble du Syndrome Quickson que je rejoins sur bien des points, sauf que c’est mieux expliqué, donc n’hésitez pas à aller le lire !

« Plus que de tout cela, cependant, il se méfiait des hommes. De cette bande de survivants hétéroclites que les hasards du destin avaient rassemblés ici. Contrairement à bien des philosophes, le jeune noble était tout sauf persuadé que les épreuves ou la Nature sauvage rendent les hommes meilleurs. »

« – Je crois à ce que j’ai vécu, à la neige, aux orages, aux longues nuits… Je crois au chemin d’étoiles et la cruauté des hommes. Et je crois à la solitude, à la faim et à l’épuisement qui  parfois changent les hommes en monstres. Qui nous dévorent et nous poussent à vouloir assouvir à notre tour des instincts insatiables. J’ignore s’il existe un dieu unique, un grand esprit ou un premier conte. Mais je suis certaine que nous portons en nous nos pires ennemis. »

Widjigo, Estelle Faye. Albin Michel, coll. Albin Michel Imaginaire, 2021. 248 pages.

20 réflexions au sujet de « Widjigo, d’Estelle Faye (2021) »

  1. Je n’ai pas lu celui-ci mais en lisant ta chronique ça m’a rappelé les mêmes sentiments que j’avais ressenti face à « Un éclat de Givre » de la même auteure. J’avais aimé le décor, le cadre parisien post-apocalyptique, mais alors je n’avais absolument pas adhéré au personnage principal. Il ne m’avait inspiré aucune sympathie ni compassion. Du coup, je sais que je ne tenterais pas non plus celui-ci. Même si je sais que d’autres lecteurs l’ont beaucoup apprécié, ta chronique fait bien trop écho à ma première expérience. 😇 Merci pour ton retour, et désolée que cette découverte n’est pas fonctionné pour toi !

    • J’avais déjà été un peu frustrée par Les nuages de Magellan, donc, même si je ne ferme pas la porte à un nouvel essai à l’occasion, je crois que je n’ai pas d’atomes crochus avec ses romans. C’est comme ça, on ne peut tout aimer ! Du coup, tu ne me donnes guère envie de tenter Un éclat de givre car, effectivement, nos avis se recoupent.

  2. Je passe mon tour et ne lirai pas ce livre… Déjà à l’époque, j’avais lu le tome 1 de la Voie des Oracles, mais je n’ai pas été emballée. Alors je ne pense pas lire d’autres livres de l’auteure, et encore moins Widjigo, vu ta chronique en demi-teinte.

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