L’oiseau bleu d’Erzeroum, d’Ian Manook (2021)

L'oiseau bleu d'Erzeroum (couverture)De 1915 à 1939, l’histoire d’Araxie et Haïganouch, deux sœurs, deux fillettes arméniennes, deux témoins et deux victimes des horreurs de l’Histoire.

Mes connaissances sur le génocide arménien étaient assez limitées, je dois bien l’avouer, aussi ai-je été captivée par ce cadre historique nouveau (même si je ne peux évidemment pas considérer que la lecture d’un roman m’aura appris tout ce qu’il y a à savoir sur je sujet). Aussi captivée qu’horrifiée d’ailleurs, car la cruauté et le sadisme des êtres humains ne cessera décidément de me sidérer. Des logiques perverses pour abuser, déstabiliser, exploiter, écraser les populations arméniennes aux massacres de masse, c’est une rapide montée dans l’horreur. Cependant, et je lui en sais gré, Ian Manook ne se complaît pas dans des descriptions minutieuses et dans une surenchère de détails scabreux, à l’image des viols évidemment et tristement légions dans une situation qui met autant de femmes sous la coupe des hommes. Captivée, horrifiée… mais également découragée et attristée évidemment face à cette Histoire qui se répète encore et encore, avec ces haines d’un peuple envers un autre, ces défaillances rejetées sur autrui, ces violences et exterminations.

Certes, la narration est assez classique et n’est guère marquante en elle-même, mais l’histoire accroche. Difficile de ne pas avoir envie de suivre le chemin de ces personnages et d’en connaître l’issue. Araxie est un personnage féminin pour lequel j’ai eu énormément d’affection. À ses côtés, on traverse le début de ce XXe siècle si sanglant jusqu’à l’aube de la Seconde guerre mondiale.
Cependant, j’ai moins accroché à la fin du récit pour plusieurs raisons. Premièrement, les histoires d’amour y prennent un peu trop de place sur l’Histoire (même si je peux le comprendre dans le sens où il s’agit aussi du récit de vie individuel… et qu’on peut souhaiter un peu de tendresse à ces protagonistes qui en ont vu de dures). Deuxièmement, certains rebondissements semblent quelque peu factices et la manière dont les personnages se croisent et se recroisent, prétendument par hasard, apparaît comme quelque peu artificielle. Et cela est souligné par un troisième point qui m’a souvent déconcentrée, effaçant l’émotion en me faisant faire moult retours en arrière et prendre pas mal de notes…

Il s’agit de la chronologie qui s’est mise à m’interroger, spécialement les chapitres qui suivent Hovannes. Il faut dire que le temps progresse de manière globalement linéaire jusqu’en 1932 avant de faire brusquement un bond en arrière vers 1927 pendant quatre chapitres pour ensuite repartir en 1934. Delà quelques bizarreries.
Par exemple, en 1932, à Munich, il approche le baron Von Blitsch spécialement du fait de ses accointances avec Hitler, mais ensuite, dans un chapitre situé en 1927, il devient informateur pour Moscou parce qu’il a « à Munich, des contacts dans l’environnement immédiat d’Hitler » : pourquoi se rapprocherait-il des années plus tard d’un autre proche d’Hitler s’il avait déjà des contacts ? De même, on lui demande ce qu’il fait en République socialiste soviétique d’Arménie en 1927 « après être passé par Paris, Lausanne, Berlin et Munich » alors qu’il est allé à Paris et en Suisse en 1929 et à Munich en 1932… et qu’un chapitre précédent plaçait son voyage en Arménie en 1932 : alors, certes, il a pu y aller dans d’autres circonstances que celles racontées, des voyages non évoqués, mais ça ne semble tout de même pas très logique. De même, d’autres détails m’ont questionnée, des éléments que j’ai trouvés incohérents, au sujet de l’homme au gilet jaune ou d’Haïgaz.
Et à mes yeux, cela a souligné les rencontres improbables et les faiblesses de construction du récit.

Un récit de vie trouvant sa source dans les atrocités du génocide arménien qui m’aura fait passer par de multiples émotions pendant une première partie aussi prenante et passionnante qu’horrible, mais dont la seconde moitié ne m’a pas semblé aussi convaincante.

« – Une morale ? Mais quelle morale ? La morale n’existe pas en politique, mon pauvre Saad. La morale, c’est pour les faibles. La politique, c’est justement la victoire de l’efficacité sur la morale. Comment croyez-vous que votre père a agrandi ses entrepôts, et à qui croyez-vous qu’il a racheté ses trois nouveaux navires ? À qui croyez-vous que le mien a racheté les commerces en gros de laine et de soie ? Comment croyez-vous que je vais assurer à votre fille, quand elle sera ma femme, le luxe et l’opulence qu’elle n’aura jamais connus dans sa propre maison ? Par cette industrie que les Arméniens avaient accaparée et que nous leur reprenons aujourd’hui. La mort de ces enfants arméniens, Saad effendi, c’est la survie des enfants turcs. C’est la survie de votre fille. »

« C’est ainsi que les cultures survivent. Par les gestes quotidiens. Par le partage des saveurs et des savoir-faire. Hovannes en a presque les larmes aux yeux. La force indestructible de la diaspora qui se construit, il la voit à travers cette survivante, heureuse dans un autre pays que le sien et qui répète les gestes ancestraux de ses traditions. »

L’oiseau bleu d’Erzeroum, Ian Manook. Albin Michel, 2021. 542 pages.

Petites chroniques de romans récents : Feu et Tant que le café est encore chaud

Je réunis ici deux chroniques de livres que j’ai pu lire grâce à Babelio. Je les remercie donc, même si ces lectures se sont révélées peu convaincantes. Entre le roman à l’écriture intéressante mais à l’intrigue lassante et celui à l’écriture fade et à l’intrigue… passable, ça n’a pas été le grand amour entre ces histoires et moi…

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Feu, de Maria Pourchet (2021)

Feu (couverture)Laure s’englue dans une vie monotone entre son job de prof d’université, son famille et son pavillon de banlieue. Clément est blasé de tout, à commencer par son métier dans la finance, seul son chien compte dans sa vie. Leur rencontre, alors que tout les oppose, est un choc inattendu.

L’écriture est le point fort de ce roman. Imagée, riche et dynamique, elle se révèle particulièrement vivante et évocatrice. J’ai été séduite par cette plume vive et immersive, efficace. De plus, pour partager la voix de Laure, l’autrice utilise ce « tu » qui détonne par sa rareté, fascine et captive, déroulant sa vie et ses pensées comme un mantra, une litanie. Son style un peu heurté, pressé, pousse à une lecture rapide et c’est bien grâce à cela que je suis parvenue au bout de ce roman.

Cependant, l’histoire m’a moins convaincue. Elle raconte un amour des temps modernes, un amour avec tout le bien et la douleur qu’il engendre, un amour ou plutôt un désir dévorant et une passion. Les différentes étapes de la vie de cet amour se déroulent au fil des pages, la découverte, le désir, les espoirs, les mises à l’épreuve… C’est sûrement juste et sincère, mais je n’ai pas partagé leurs émotions.

Sans doute l’absence d’attachement aux personnages m’aura-t-elle nui, me faisant ressentir davantage de lassitude que de passion. Je me suis ennuyée entre les désirs dévorants de Laure et le cynisme de Clément (trois jours depuis ma lecture et son prénom s’était déjà effacé de ma mémoire), avec son argent, son détachement surexprimé, son mépris. Bien qu’expression d’un mal-être dévorant, sa posture m’aura plus souvent exaspérée que touchée. Clément se fait sans doute la voix de nos sociétés désabusées, mais ses valeurs sont si loin des miennes que je n’ai pas pu m’y identifier tout au long du roman.

Ça raconte le désir et le désamour, la petitesse, la crédulité, les rencontres parfois improbables, la vie qui passe, qui parfois stagne et ennuie. C’est une histoire comme un météore, brûlante, mais fugace. Une histoire d’adultère qui ne m’aura pas fait vibrer et qui n’a d’original que la voix de Maria Pourchet.

« Le silence n’est pas le mystère du raisonnement intérieur mais la suspicion de la niaiserie avec mains moites. »

« C’est là que se justifie ma rémunération dont le montant n’aurait aucun sens pour la plupart des gens, à part trouver un vaccin universel ou négocier la paix au Proche-Orient : je dois retenir. L’information, la rumeur, le moindre stagiaire qui voudrait essayer le 06 d’une journaliste des Echos, le moindre partenaire qui voudrait partager un ressenti personnel un tant soit peu négatif. Tant que la Terre entière ignore le problème, il n’y en a pas, quand bien même le problème aurait la taille d’une nation, telle est l’idée générale aux fondements de ma mission. Si le monde a oublié l’existence du septième continent, celui des déchets, ou sans aller chercher si loin, bêtement la Syrie, c’est grâce à tous les gens comme moi. »

Feu, Maria Pourchet. Fayard, 2021. 367 pages.

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Tant que le café est encore chaud, de Toshikazu Kawaguchi (2015)

Tant que le café est encore chaud (couverture)Dans un café tokyoïte, on sert un café particulier : celui-ci peut ramener la personne servie dans le passé. Cependant, les règles sont nombreuses et les deux plus importants dissuasives : rien ne changera le présent et le voyage ne dure que tant que le café est encore chaud.

Le roman est divisé en quatre parties, quatre histoires de femmes qui voyagent à travers le temps, et des liens se tissent entre ces sections, approfondissant la psychologie et le passé des personnages ainsi que leurs relations. A travers leurs récits personnels, le récit aborde les thématiques du deuil, de la résilience, de l’espoir. Regardant en arrière pour corriger des regrets, exprimer des sentiments trop pudiquement tus, les héroïnes voient leur cœur et leur vision de leur vie changer.

C’est un roman feel-good, ce qui n’est pas le genre que j’affectionne le plus, donc c’est gentil, mais un peu trop plein de bons sentiments pour moi (et là, je songe à ma chronique énamourée de La maison au milieu de la mer céruléenne qui était aussi plein de bons sentiments mais que j’ai adoré). Cependant, la lecture se déroule sans heurt à fréquenter ce café si particulier. Un huis-clos sans sentiment d’oppression ou de terreur, où les larmes (celles des protagonistes, les miennes étaient à des années-lumière d’affleurer) coulent plus souvent sous l’effet de la joie ou de la paix que du chagrin, c’est presque original.

L’écriture est particulièrement insipide. Je ne sais pas à quel point la traduction est fidèle au ton, au vocabulaire de l’auteur. C’est une plume facile, assez banale, avec un vocabulaire peu recherché et des répétitions. A mes yeux, les (nombreux) passages « émotions » étaient flagrants d’un désir d’attendrir ou de bouleverser qui ne m’a pas atteinte, justement parce que ça manquait un peu de finesse.

(Je dois d’ailleurs dire que la lecture commençait sous des auspices plutôt mitigés. Tout d’abord à cause d’une description : « Son physique en revanche était loin d’être standard : des yeux et un nez bien dessinés dignes d’une star de la pop, une petite bouche, un visage ovale tout en finesse et de splendides cheveux noirs mi-longs, si brillants qu’ils dessinaient une auréole lumineuse autour de sa tête. Même dissimulé par les vêtements, on devinait sans peine un joli corps bien proportionné. Tout le monde se retournait sur cette créature splendide qui paraissait surgie d’un magazine de mode. Fumiko était l’archétype de la femme belle et intelligente. Mais elle n’en avait pas forcément conscience. » C’est bête, mais 1, encore une fille parfaitement belle, 2, « créature », 3, même pas foutus de trouver des synonymes pour nous dire à quel point elle est splendide, 4, et en plus elle l’ignore, ben voyons, elle est intelligente aussi, apparemment, mais elle ne ferait pas le lien entre les regards, les tentatives de séduction mentionnées plus tard et la joliesse de l’enveloppe de son cerveau ? Cinquième page, premier soupir.
Et nous avons tout de suite enchaîné avec un cafouillage temporel où l’on apprend que « le petit ami avec qui vous sortez depuis trois ans » a été rencontré deux ans plus tôt. Deuxième soupir.)

La conclusion pourrait donc être résumée en : pas désagréable, mais oubliable.

Tant que le café est encore chaud, Toshikazu Kawaguchi. Albin Michel, 2021 (2015 pour l’édition originale). Traduit du japonais par Miyako Slocombe. 238 pages.

La malédiction d’Old Haven, de Fabrice Colin (2007)

La malédiction d'Old Haven (couverture)Le confinement m’a permis de redécouvrir un livre lu à sa sortie, soit quand j’avais quatorze ans. Peu de souvenirs (une affaire de sorcellerie, mais à part ça…) et un gros point d’interrogation sur l’intérêt qu’il allait générer avec treize ans de plus au compteur. Encore une fois, ce ne fut pas une déception. Je suppose que je sais juger de la capacité d’un livre à me plaire ou non sur le long terme nonobstant les années qui ont passées.

En revanche, j’ai constaté avec surprise et plaisir que ma lecture fut probablement très différente de celle d’il y a treize ans. Ne serait-ce que pour le genre du roman. A l’époque, je ne connaissais pas du tout le steampunk et je n’avais probablement pas prêté attention à tout ce qui relève de ce pan de la littérature de l’imaginaire.

Nous sommes ici dans une Amérique alternative, au XVIIIe siècle. D’un côté, l’Empereur, profondément catholique, et son bras armé, la Sainte Inquisition. De l’autre, des sorcières et des mages, des peuplades indiennes, des pirates, pourchassés de la même manière, voués à la torture et au bûcher… et Mary, notre héroïne. Le pétrole a été découvert ; les plans de Léonard de Vinci ont donné naissance à toutes sortes de machines, à commencer par les ornithoptères, des engins volants bien pratiques pour combattre les dragons ; des automates peuvent être rencontrés dans de riches demeures.

De même, toujours conforme à la définition du steampunk, les références littéraires abondent. Si la ville principale de l’Empire s’appelle Gotham, c’est à l’œuvre d’H.P. Lovecraft que le roman fait le plus référence. Arkham, le Necronomicon, Dagon et les Grands Anciens, Nyarlathotep, les Profonds et les hybrides issus de leur union avec des humaines… comptent parmi les clins d’œil qui parsèment le récit. Mary va également être amenée à côtoyer des personnages issus de la fiction – Rip Van Winkle ou Jack O’Lantern – ou de l’Histoire – le fils de Pieter Stuyvesant, Constance Hopkins ou Jonathan Swift. Je vous laisse vous renseigner sur qui a fait quoi, mais en tout cas, cet entremêlement m’a beaucoup plu.

Comme je l’ai dit, j’ai apprécié ma lecture. Certains passages m’ont réellement convaincue – notamment par l’évocation de certains lieux, tels que les souterrains ou l’île des dragons – tandis que certains mystères m’ont intriguée jusqu’à leur résolution – l’identité de celui qui se cachait sous les voiles immaculés de l’Empereur par exemple. De plus, suivre Mary sur le chemin de la vérité, dévoilant peu à peu tous les secrets de son passé et de sa famille tout en prenant conscience des formidables pouvoirs qui sont les siens était un voyage livresque plutôt plaisant.

Cependant, j’ai quelques petits reproches à faire à ce roman. Outre le fait qu’il est basé sur une histoire assez classique (une héroïne, un grand méchant, un mentor, des supers pouvoirs, des secrets de famille…), ce qui n’est pas vraiment un problème dans l’absolu (c’est une formule qui a fait ses preuves et qui peut toujours se révéler efficace), je l’ai trouvé légèrement déséquilibré. La première moitié est parfois un peu trop lente, très descriptive, voire répétitive, à la progression quelque peu laborieuse alors que la seconde est extrêmement dynamique, sans la moindre pause, avec une fin très abrupte.
Ensuite, c’est dense, c’est riche, ce qui est passionnant… mais aussi un peu frustrant parfois car certains aspects auraient pu être plus creusés, moins rapidement évoqué. Par exemple, la magie fonctionne grâce au monde de l’esprit qui s’est détaché de la Terre physique et matérielle (bon, je simplifie car il y a en réalité Spiritus, le Monde Blanc, et Umbra, un plan maléfique, mais je ne vais pas vous refaire le bouquin). Mary utilise Spiritus tandis que l’Empereur rôde en Umbra croyant que là est le chemin qui mène à Dieu. Or j’ai trouvé ses plans spirituels trop peu utilisés. Un coup en Umbra, deux fois en Spiritius, et hop, c’est bon, on a compris le principe, passons à autre chose. Oui mais non, c’est trop rapide et au final, on a juste l’impression que ça ne joue qu’un rôle mineur. Idem pour les dragons (et j’avoue que je n’aurais pas dit non à plus de dragons. Ou de pirates. On ne peut pas avoir trop de dragons ou de pirates.)
Enfin, les personnages. Entre Mary qui n’est pas inoubliable – quand elle n’est pas insupportable – et les autres qui sont trop superficiellement présentés, difficile de les garder longtemps en mémoire. Concernant les personnages secondaires, cela ne nuit pas à leur capital sympathie, certains sont très chouettes comme Jack O’Lantern, Nicketti ou Iron Moses, mais j’aurais apprécié des personnages plus forts, plus nuancés, plus marquants.

Voici une chronique finalement plus nuancée que mes sentiments au sortir de ma lecture. Certes, il y a quelques déceptions, mais j’ai aussi beaucoup apprécié la richesse de ce petit pavé qui mêle steampunk, uchronie, fantasy, aventure… Une relecture agréable.

« C’est là l’effroyable paradoxe : l’Inquisition est persuadée de l’innocence de ceux qu’elle envoie sur le bûcher. Elle les nomme sorciers ou sorcières parce qu’elle a besoin de boucs émissaires. En définitive, son objectif est double : faire régner la terreur, car celui qui est craint est aussi respecté ; et décourager les « honnêtes gens » de s’intéresser à la connaissance véritable. »

La malédiction d’Old Haven, Fabrice Colin. Albin Michel, coll. Wiz, 2007. 635 pages.

Docteur Sleep, de Stephen King (2013)

Docteur Sleep (couverture)Danny Torrance a grandi. Et ses démons aussi. Des démons dont il ne pensait pas hériter. Retrouvant une certaine sérénité dans un hospice du New Hampshire, sa vie est à nouveau bouleversée lorsqu’il rencontre Abra Stone, une jeune fille dont le Don phénoménal est convoité par des individus plus que louches.

Il y a quelques mois, je lisais Shining et c’était un gros coup de cœur. Loin de me donner envie de me jeter sur Docteur Sleep, cela me faisait redouter la lecture de cette suite. Serait-elle à la hauteur ? Était-elle vraiment nécessaire ?

En ce qui concerne la première question, la réponse est malheureusement… pas vraiment. Ce qui ne veut pas dire que cela fut une mauvaise lecture, loin s’en faut. Il faut dire que la barre était haute. Docteur Sleep n’a pas réussi à distiller cette atmosphère inquiétante, pesante, que fournissait l’Overlook. Je n’ai jamais ressenti de tension, ni eu peur pour les personnages. C’est un récit très différent dans son ambiance. Néanmoins, moi qui n’étais pas convaincue par l’idée de retrouver un Danny adulte, j’ai été totalement convaincue et emballée par le personnage que nous propose King. Danny a suivi les traces de son père et la bouteille est devenue sa compagne alors qu’il erre à travers les États-Unis. Apportant avec elle déchéance, gueules de bois à répétition et mauvaises actions. Toutefois, contrairement à Jack Torrance, Danny va croiser les bonnes personnes et les Alcooliques Anonymes. Comme dans Shining, Stephen King est excellent quand il parle d’alcoolisme : je ne peux pas parler en connaissance de cause, mais on sent que lui parle en connaissance de cause. La lutte que Danny mène contre ce démon-là m’a semblé bien plus forte et ardue que celle contre les autres démons que l’on croise dans le bouquin.

La Tribu du Nœud Vrai, menée par Rose Claque, m’a rappelé Ça. Ces « démons vides » (un groupe de mots qui m’évoque les mêmes sensations que les « lumières mortes ») sont des créatures antiques errant sur la Terre depuis des centaines, des milliers d’années, tout comme Ça se terrait sous Derry depuis une éternité. Et à l’instar de Ça, leur survie dépend de leur nourriture : les enfants. En ce qui les concerne, leurs besoins sont moins physiques que psychiques et il ne se contente pas du premier gosse venu, mais la ressemblance est là. Cela enrichit une certaine mythologie d’êtres surnaturels, des vampires modernes, se mêlant aux humains, aux « pecnos », se nourrissant d’eux.

Si ce roman n’a pas réussi à me faire ressentir de la tension, il m’a absolument convaincue par les descriptions de personnages – réalistes, émouvants, sincères, humains – et les relations entre les différents protagonistes. Abra et Dan évidemment, mais aussi Abra et sa Momo (son arrière-grand-mère), Dan et Billy Freeman et Casey K. qui sont les deux personnes qui l’aident à sortir de la boue, ainsi que les relations entre les membres du Nœud Vrai. Celles-ci leur confèrent une véritable humanité et permet de nuancer ce portrait de chasseurs sans pitié : même si ce n’est qu’entre eux, ils forment une véritable famille dont les membres sont unis par des sentiments sincères.

Conclusion ? Si vous avez aimé Shining, ne vous privez pas du plaisir de découvrir Docteur Sleep, mais ne vous attendez pas à un copié-collé ou à ressentir les mêmes sensations. Si Docteur Sleep vous intéresse, lisez quand même Shining avant. Des personnages travaillés et touchants, si faillibles et si proches de nous, des relations puissantes et joliment racontées, un héros en souffrance qui trouve le moyen d’aider les autres, des scènes fortes qui restent en tête, voilà ce que j’ai aimé dans Docteur Sleep.

(Ce qui m’amuse, c’est que Docteur Sleep ne m’a jamais fait peur, mais mon cerveau y a pioché plein d’idées pour alimenter mes cauchemars depuis quelques semaines…)

« L’esprit est un tableau noir. L’alcool, la brosse à effacer. »

« Elle se disait que les choses ne pouvaient pas être pires mais elles peuvent toujours le devenir et bien souvent, elles ne s’en privent pas. »

« La vie est une roue, son seul boulot c’est de tourner, et elle revient toujours à son point de départ. »

« Laissez-moi terminer par une petite mise en garde : quand vous circulerez sur les autoroutes et routes d’Amérique, méfiez-vous de ces Winnebago et Bounder. On ne sait jamais qui peut se trouver à l’intérieur. Ni quoi. »

Docteur Sleep, Stephen King. Albin Michel, 2013 (2013 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nadine Gassie. 586 pages.

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Trois petits livres signés par trois auteurs que j’apprécie beaucoup : Gaiman, de Fombelle et Bottero

Un peu par hasard, je me suis retrouvée avec trois livres de trois auteurs que j’aime beaucoup : Neil Gaiman, Timothée de Fombelle et Pierre Bottero. Odd et les géants de glace, Céleste, ma planète et Tour B2 mon amour sont trois courts romans jeunesse que j’ai pris beaucoup de plaisir à découvrir.

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Odd et les géants de glace, de Neil Gaiman (2009)

Odd et les géants de glaceOdd, globalement, n’a pas beaucoup de chance. Plus de père, une mère réinstallée avec un gros bonhomme qui n’aime guère son beau-fils, une jambe en miette suite à un accident de bûcheronnage et voilà que l’hiver s’éternise, s’éternise, s’éternise… Il décide de partir du village sans se douter que son périple le fera côtoyer dieux et géants.

Avant son livre La mythologie Viking (que je n’ai pas encore lu), Gaiman avait déjà exploré ces contrées à travers une petite histoire. Un conte dans lequel un enfant vient en aide à Odin, Thor et Loki chassés d’Asgard par un géant de glace.
Ce n’est pas un Gaiman qui me restera en tête très longtemps. Ce serait même plutôt l’inverse. Attention, c’est une lecture très agréable, le décor prend vite forme – même s’il fait chaud dehors, on s’imagine aisément projeté au cœur de l’hiver –, les personnages sont sympathiques – même si je n’ai pas eu le temps de m’attacher à qui que ce soit – et l’on suit les péripéties sans déplaisir. Mais, contrairement à Timothée de Fombelle qui parvient en moins de pages encore à donner naissance à un récit puissant, Odd et les géants de glace se déroule trop facilement. Odd ne rencontre aucune difficulté et son aventure se déroule comme notre lecture, sans anicroche et bien trop rapidement. Le déroulé du récit est très classique et linéaire. J’aurais sans doute bien davantage accroché à cette histoire enfant, notamment pour l’aspect mythologique et la rencontre avec Loki, Freya et les autres.

Si j’aurais aimé une histoire plus approfondie, Odd et les géants de glace n’en reste pas moins un conte agréable que je conseillerais toutefois davantage aux enfants qu’aux adultes.

« Il était une fois un garçon nommé Odd, ce qui n’avait rien d’étrange ni d’inhabituel en ce temps et dans cette contrée-là. « Odd » signifiait « la pointe d’une lame », c’était un nom porte-bonheur.
Le garçon, en revanche, était un peu bizarre. C’était du moins l’avis des autres villageois. Bizarre, il l’était sans doute ; mais chanceux, certainement pas. »

« De l’écarlate retomba doucement autour d’eux, et tout fut souligné de vert et de bleu, et le monde fut couleur framboise, et couleur de feuille, et couleur d’or, et couleur de feu, et couleur de myrtille, et couleur de vin. »

Odd et les géants de glace, Neil Gaiman, illustré par Brett Helquist. Albin Michel, coll. Wiz, 2010 (2009 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Valérie Le Plouhinec. 141 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – Le Problème du Pont de Thor : 
lire un livre en rapport avec la mythologie nordique

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Céleste, ma planète, de Timothée de Fombelle (2007)

Céleste ma planèteJe préviens, je vais spoiler pour cette chronique !

Dans un monde ultra modernisé, avec des complexes commerciaux titanesques, des tours dans lesquelles les voitures sont garées à la verticale, des humains qui ne mettent plus le nez dehors et une planète en souffrance, notre héros va faire une découverte incroyable qui va tout changer. Il tombe amoureux de Céleste, une jeune fille très malade… qui souffre des maux infligés à la planète.

On retrouve immédiatement la patte « de Fombelle » dans ce très court récit vite avalé. Poésie est un mot qui revient très souvent pour parler des œuvres de Timothée de Fombelle et ce texte ne fait exception. Cette histoire d’amour cache en réalité un fort engagement écologique et nous interpelle sur les ravages causés à la Terre et à la nature. Une manière originale et onirique pour parler de pollution. Un petit roman très actuel qui fait passer un message fort par le biais d’une histoire efficace et immédiatement prenante.

« Chaque coup porté à notre Terre était reçu par Céleste.
Céleste ne souffrait de rien d’autre que de la maladie de notre planète.
Elle allait mourir à petit feu.
Son sang devait être pollué comme les mers et les rivières, et ses poumons comme le plafond de fumée de nos villes. »

Céleste, ma planète, Timothée de Fombelle, illustré par Julie Ricossé. Gallimard, coll. Folio junior, 2016 (2007 pour la première publication). 91 pages.

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Tour B2 mon amour, de Pierre Bottero (2004)

Tour B2 mon amour (couverture)De Bottero, je n’ai lu que ses trilogies – La quête et Les mondes d’Ewilan, Le pacte des Marchombres et L’Autre – ainsi que Les âmes croisées, premier tome qui, tristesse infinie, restera sans suite. Ses one-shots me restent donc à découvrir et je suis tombée sur Tour B2 mon amour totalement par hasard.

C’est l’histoire d’une rencontre. De la rencontre de deux mondes entre les tours bétonnées d’une cité. La rencontre entre Tristan qui y est né et y a toujours vécu et Clélia qui a dû y emménager par la force des choses. Alors que son décrochage scolaire, ses conflits avec sa mère et la pression des copains menacent de faire glisser le premier sur une bien mauvaise pente, la seconde débarque dans sa vie avec sa spontanéité, sa gentillesse et son amour des livres et des mots. Tout cela, ainsi que sa veste trop grande et son vocabulaire soutenu, font d’elle une extraterrestre, parfaitement ignorante des codes de la cité.

Je n’avais pas de grandes attentes pour ce livre, moins encore lorsque j’ai compris qu’il allait s’agir d’une histoire d’amour, mais la plume de Bottero a su me convaincre.
Certes, l’histoire en elle-même n’est ni inoubliable ni particulièrement originale. La relation des deux personnages est très mignonne et, peu à peu, on s’attache à eux, à leurs fragilités, à leurs rêves, à leurs différences. J’ai apprécié que les personnages restent des collégiens et que les drames de leur quotidien restent crédibles et réalistes. Bottero aborde des thématiques actuelles, mais sans rendre le récit trop pesant, sombre ou torturé.
Cependant, le point fort de ce roman reste cette magie, cette profondeur dans son écriture. Cette justesse des mots qui touchent à chaque fois au cœur. Cette façon de raconter les sentiments, les tempêtes qui agitent cœurs et esprits. Si Clélia est un personnage atypique et décalé que j’ai immédiatement adoré, Tristan m’a également touchée par les craintes et espoirs qui l’agitent : la peur du rejet, le poids du regard des autres, l’envie de se dépasser, le rêve d’un avenir plus radieux, les efforts pour s’améliorer, la sensibilité qu’il tente de cacher, les instants de liberté avec Clélia…

C’est un joli petit récit, empli de tendresse, d’espoir et de la violence des premières histoires d’amour.

« Et maintenant, il était paumé. Déchiré entre des pulsions contradictoires, il ne savait que penser. L’image de Clélia se superposant à celle de ses copains, les accents de sa voix, ses mots formant une cacophonie avec le langage de la cité, il ne savait qu’écouter. Son passé luttant contre un futur à peine esquissé, il ne savait que croire. »

Tour B2 mon amour, Pierre Bottero. Flammarion jeunesse, coll. Tribal, 2004. 150 pages.