Sorrowland, de Rivers Solomon (2021)

Sorrowland (couverture)Vern a fui la secte qui l’a vue grandir, le prêcheur devenu son mari, elle a fui dans la forêt pour y élever ses jumeaux sans influence extérieure. Cependant, traquée et torturée par des changements physiques qu’elle n’explique pas, elle va devoir quitter ce refuge. Le début d’un voyage pour comprendre le passé et espérer survivre au futur.

Je ne sais pas exactement quoi penser de ce roman. Non, ce n’est pas tout à fait vrai : en réalité, je suis déçue de ne pas l’avoir aimé comme que je l’espérais. Voilà.

D’un côté, j’ai constamment été absorbée par ma lecture qui s’est révélée parfaitement immersive. Le rapport au corps est prégnant tout au long du roman de toutes les façons possibles, ses besoins primordiaux, la sexualité, le handicap, des transformations surnaturelles, la maternité et la relation avec ses enfants… Le récit venant questionner notre rapport à la monstruosité et à la différence, j’ai apprécié le côté body horror avec lequel je ne suis pas forcément familière en littérature, l’idée de la symbiose fongique étant vraiment passionnante, et, au-delà des transformations du corps de Vern certes fascinantes, j’ai aussi trouvé son évolution très intéressante.  Il y a quelque chose de viscéral dans cette histoire, où la vie, la nature, les désirs et les besoins sont montrés dans toute leur crudité, s’opposant aux considérations religieuses (croyances, existence du divin, notion de purification) du domaine qui a modelé l’enfance de Vern. Le corps se libère de la prison sectaire dans laquelle a été emprisonné son esprit ; Vern apprend peu à peu à s’accepter, à s’écouter et à sortir des préceptes coercitifs inculqués par des personnalités toxiques dans une communauté utopique pervertie.
La facette « nature writing » m’a également séduite et j’ai adoré ces pages dans la forêt qui, si elle se révèle parfois inquiétante lorsqu’on ne sait ce qui y rôde, se révèle surtout nourricière, protectrice et source d’épanouissement et de liberté, notamment dans le développement et l’éducation des jumeaux de Vern. Ce n’est pas un rapport où l’humain vient dominer la nature, la plier à sa volonté, il y a une véritable animalité, un retour à la terre qui rejoint aussi bien la question du corps que celle des métamorphoses de l’héroïne.

De l’autre côté, je ne sais pas si je vais le garder longtemps en mémoire. Je m’attendais à un roman extrêmement dur (et la longue liste de trigger warnings dans la note précédant le roman semblait me le confirmer) et intense, une lecture qui bouscule, mais finalement, ce n’est pas ainsi que j’ai ressenti les choses. Comme s’il m’avait manqué une profondeur qui aurait fait de cette histoire une lecture susceptible de se graver dans ma mémoire et dans mon cœur. Le tout reste divertissant jusqu’au bout, mais s’essouffle tout de même, oubliant la tension et le sentiment d’urgence qui nourrissait le début du roman au profit de raccourcis et de révélations qui, manquant légèrement de cohérence ou de crédibilité, finissent par tomber un peu à plat, nuisant au discours sur la défiance envers les autorités quelles qu’elles soient et les manipulations des minorités…

Un roman qui ne manque pas d’atouts et de bonnes idées, mais qui, dans sa réalisation, manque de puissance. Rivers Solomon a peut-être voulu caser trop de choses dans son récit – même si l’écriture fluide fait que je ne l’ai pas ressenti ainsi au moment de la lecture –, ce qui dilue peut-être l’efficacité émotionnelle et l’intelligence de certaines idées.

« Vern avait toujours envie de leur crier : il n’y a pas d’église, pas de philosophie, pas d’école de pensée, il ne faut avoir confiance en rien. Croire en quelque chose, c’est faire le sacrifice de vos facultés. Pour avancer, il faut accepter de se battre. »

« – Et pourtant, moi, elle ne m’a pas touchée, dit Ollie. Qu’est-ce que tu en dis ?
Vern n’avait rien à en dire, elle s’en fichait. L’amour, l’adoration, la servilité envers ceux qui nous causent du tort faisait partie du bagage génétique de tous les animaux. Vivre, cela voulait dire désirer ardemment établir des liens avec les autres – et être lié avec un ennemi valait mieux que la solitude absolue. Les nourrissons referment la main et la bouche sur tout ce qui les touche, instinctivement. »

Sorrowland, Rivers Solomon. J’ai Lu, 2023 (2021). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Francis Guévremont. 509 pages.

12 réflexions au sujet de « Sorrowland, de Rivers Solomon (2021) »

  1. J’avais noté ce livre pour un emprunt à la bibliothèque mais je n’ai pas encore franchi le cap, je ne sais pas pourquoi. Comme si, j’avais le sentiment que l’ambiance était trop étrange pour me convenir alors que je suis certaine que l’aspect nature que tu décris pourrait avoir une belle emprise sur moi. Par contre quand tu parles du côté body horror, là ca me refroidi complètement. Du coup, j’hésite encore. Et je me dis qu’il y a tant de découvertes à faire à côté, que je peux bien prendre le temps de la réflexion encore un peu. 😉 Merci pour ce retour !

  2. Malgré les bémols que tu soulignes, je dois dire que ce roman m’attire inexorablement, sûrement par cette couverture que je trouve presque hypnotique !

  3. Flûte, dommage ! Je n’ai jamais lu cet.te auteurice, ça partait bien et puis je me suis moi-même essoufflée quand tu as évoqué le manque de puissance… C’est dommage et ça me désole un peu parce que c’est souvent le problème de nombre de bouquins qui ne vont pas assez au bout et avec une intensité constante 😦 Les belles idées c’est bien mais les bouquins qu’on oublie vite c’est bof…

    Bon, pas certaine de me pencher sur celui-ci. Je cherche du décoiffage en règle dans mes lectures…

    Merci pour ta chronique très precise du coup qui me permet de faire un choix éclairé !

    • J’ai envie de te dire que ce n’est que mon avis parmi tant d’autres positifs, mais je pense aussi que tu es encore plus critique que moi, donc je ne vais peut-être pas t’inciter à le lire. En revanche, j’ai pu lire par la suite que ce n’était pas son meilleur, donc peut-être à retenter avec un autre titre comme L’incivilité des fantômes… (Mais pour l’instant, j’ai d’autres lectures en vue.)
      Merci de m’avoir lue !

  4. Mince, une autre rencontre un peu loupée !

    Ce livre m’intriguait bien pour le coté « folk horror » que je pensais y trouver mais je suis plus si sure en lisant ta chronique… J’hésitais à découvrir l’auteurice avec soit celui ci soit Les abysses donc je vais peut etre plutot me tourner vers les Abysses pour un début j’pense 🙂

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