Des sorciers et des hommes, de Thomas Geha (2018)

Des sorciers et des hommes (couverture)Les mésaventures de deux anti-héros truculents et attachants : Hent Guer est un mercenaire baraqué tandis que le petit gros qu’il couve comme une mère poule est Pic Caram, un sorcier aux rubans (lisez le livre pour savoir de quoi il s’agit, c’est plutôt cool. Flippant aussi pour qui n’est pas doté des mêmes pouvoirs.) Des contrats, des récompenses juteuses et pas mal d’ennemis laissés sur le bord de la route. Ça serait plutôt mauvais pour notre duo si ces derniers avaient l’idée de se regrouper.

Je remercie Charmant petit monstre pour m’avoir donné très très envie de lire ce livre, même si ça n’a pas été très compliqué. Je reconnais que la seule couverture (signée Xavier Collette) suffisait à attirer mon attention.

Eh bé.
En voilà un roman étonnant.
En voilà un roman enthousiasmant.
En voilà un roman ébouriffant.
En voilà une lecture formidable (je les enchaîne en ce moment, soit je n’ai aucun sens critique – sauf en ce qui concerne Les pluies –, soit je choisis vraiment bien mes lectures).

Étonnant tout d’abord, parce qu’il s’agit d’un roman à épisodes, ce qui est une construction que je ne croise pas tous les jours (le dernier ouvrage similaire dont je me rappelle est Feuillets de cuivre de Fabien Clavel, lu en 2016). Il y a tout d’abord cinq épisodes, cinq parties qui sèment des indices derrière elles. Présentent les personnages, plantent les décors. Et puis on change, même si Hent Guer et Pic Caram sont toujours au cœur de ces histoires. Jusqu’à l’épisode final qui relie le tout.
Cette forme surprenante évite de tomber dans le piège du roman hyper prévisible. Les choses se mettent en place au fil des aventures, l’intrigue se densifie, se complexifie et le puzzle se dessine petit à petit, mais tout ne tombe vraiment sous le sens que lorsque vous entamez la dernière ligne droite. Et c’est plutôt chouette de ne pas voir la fin dès le début du bouquin !
En plus, toutes les histoires se révèlent divertissantes et passionnantes. Elles gagnent en complexité, nous plongent dans le passé des protagonistes ou les placent eux face à des problèmes plus délicats. Le plaisir de lecture est donc exponentiel au nombre de pages avalées, un bon point non négligeable.

Enthousiasmant ensuite, à cause de ces deux anti-héros. Hent Guer et Pic Caram sont des personnages sans foi ni loi : mercenaires, ils se font voleurs ou assassins le temps d’un contrat. Ils vont et viennent, détroussent les uns, maltraitent les autres… et se font pas mal d’ennemis au passage. On pourrait croire qu’ils agissent en toute impunité, mais le retour de bâton est toujours à craindre, comme ils l’apprendront à leurs dépens.
Ce ne sont pas des méchants purs et durs et on s’attache finalement sans difficultés à ce petit sorcier grassouillet et sa grande brute de copain : ils sont égoïstes et vivent dans un monde où s’applique la loi du plus fort. Ils font donc ce qu’il faut pour s’en tirer le mieux possible et tant pis si d’autres qu’eux doivent y laisser des plumes.

Ébouriffant car le récit est ancré dans un univers qui envoie du pâté. L’univers est sombre, les protagonistes sont durs et l’humour est sarcastique ; le tout est savoureux. Que demande le peuple.
Il faut aussi dire que l’écriture est particulièrement visuelle. On s’imagine sans difficulté cette grande île de Colme, ces chemins poussiéreux, ses odeurs fortes qui attaquent les naseaux, ces coupe-gorges… Le monde est présenté juste comme il faut, on en a assez pour comprendre et visualiser l’univers sans étouffer l’histoire sous les descriptions : en gros, tu es autorisé à faire travailler tes cellules grises et ton imagination. L’auteur a créé un monde cohérent avec des néologismes très imagés (fouillevie, Grandsang, etc.) qui laisse en plus une belle place aux femmes. Si nos deux héros sont des hommes, ils ne manqueront pas de se frotter à des femmes et à des femmes puissantes qui plus est. Guerrières, capitaines, mercenaires, proxénètes, sorcières, elles ne sont pas là pour faire de la figuration et nettoyer la maison. Et ce sont aussi elles qui font botter les fesses de nos deux malfrats. Bien fait. (Ma seule frustration tient d’ailleurs à une certaine Sorcière dont j’aurais aimé connaître un peu plus les motivations.)
Visuelle, la fin l’est aussi. Thomas Geha nous laisse sur un dernier paragraphe marquant qui conclut l’aventure de nos deux compères de façon amère mais totalement jubilatoire. Quand j’ai fermé le bouquin, j’étais à moitié extatique face à cette lecture.

Si vous ne voyez toujours pas pourquoi ce fut une lecture formidable, je ne peux plus rien pour vous. Si vous n’avez pas envie de le lire, vous ne savez pas ce que vous ratez. En tout cas, en ce qui me concerne, la grande île de Colme est clairement un univers dans lequel je retournerai bien en vacances à l’occasion.

Et sinon, ça tombe bien, ma nouvelle bibliothèque bretonne dispose de pas mal de ses autres bouquins, donc ne soyez pas surpris·e de recroiser le monsieur dans le coin.

« Nombreuses sont les histoires que l’on raconte sur la mer d’Os. Aucune ne doit être crue. Toutes peuvent être vraies. »

« A première vue, étant donné sa constitution, il n’avait rien de cassé. Pas même son amour propre. Il assumait sa propension à se saouler quand il voulait, à jeter des insultes inutiles et gratuites à qui passait dans son champ de vision. Et il assumait donc, évidemment, les conséquences de ses actes et les séquelles qui en résultaient.
Peu lui importait, il s’était visiblement bien amusé et il était sauf. »

« – C’est ce monde qui est fou. Pas moi, Druber. Je suis comme vous, j’ai subi sa loi. Maintenant, c’est différent, je dicte la mienne sur le monde.
– J’en suis incapable.
– C’est ce qui nous différencie. J’ai su me relever, pas vous. Partez maintenant. Vous ne me tuerez pas aujourd’hui. Ni demain. Vous comprenez ? »

Des sorciers et des hommes, Thomas Geha. Editions Critic, coll. Fantasy, 2018. 317 pages.

Challenge de l’imaginaire
Challenge de l'imaginaire (logo)

 

Feuillets de cuivre, de Fabien Clavel (2015)

Feuillets de cuivre (couverture)Regardez cette couverture comme elle est belle ! Comment résister ? Ce livre m’a hurlé « Ouvre-moi ! » dès que mes yeux sont tombés sur lui qui reposait, seul, sur une table de la bibliothèque. Et quand, en le retournant, on lit : « Si une bibliothèque est une âme de cuir et de papier, Feuillets de cuivre est sans aucun doute une œuvre d’encre et de sang. », on ne peut pas ne pas obéir à cet ordre. Donc. Je l’ai emmené et je l’ai lu. Et je l’ai aimé.
Dans Feuillets de cuivre, Ragon, employé à la Sûreté, personnage obèse et cultivé, est confronté à de nombreux crimes à travers la capitale. Pour résoudre ces enquêtes parfois très glauques, Ragon a un outil : la littérature.

La première partie du roman va jusqu’en 1899 tandis que la seconde commence en 1901. Ce passage au XXe siècle marque également d’un fil rouge dans les enquêtes. Entre 1872 et 1899, les crimes sont variés et apparemment sans aucun lien entre eux. On trouve un meurtre dans une chambre close, un journal codé, des meurtres de prostituées à la Jack l’Eventreur, etc., et les résoudre permet à Ragon de monter tranquillement les échelons de la Sureté. Dès 1901, un personnage fait son apparition : l’Anagnoste. Ce personnage – qui tient son nom de celui donné à l’esclave ou affranchi chargé de faire la lecture à haute voix dans l’Antiquité – devient peu à peu la Némésis, l’ennemi parfait de Ragon. Il reprend les anciennes enquêtes de Ragon, ce qui rend cette seconde partie bien plus intéressante.

Je ne connais pas trop la littérature steampunk, mais quoi qu’il en soit, Feuillets de cuivre n’est pas une accumulation de machines à vapeur et de personnages portant des lunettes de protection (c’est peu ou prou l’image que j’avais en entendant « steampunk »).
Fabien Clavel nous replonge dans un Paris qui a existé : celui de l’affaire Dreyfus, de l’incendie du métro du 10 août 1903… Mais quelques éléments attirent l’attention : des rituels magiques, un prototype d’hélicoptère qui survole les canaux de Paris, les étranges propriétés de l’éther (« un fluide universel capable de transporter la lumière, notamment dans le vide »), un médium qui entre en possession, etc.
Feuillets de cuivre est également une ode à la littérature. Toutes les enquêtes ont un lien avec les livres, des auteurs, des œuvres ou bien l’objet livre en lui-même. Edmond de Goncourt donne un coup de pouce à Ragon, Maupassant a fréquenté la clinique Blanche où la femme de Ragon passera ses derniers jours, un mystérieux criminel laisse derrière lui de morbides réécritures de classiques. Tous les auteurs du XIXe sont là : de Hugo à Baudelaire en passant par Zola, Balzac, Dumas et tant d’autres. N’oublions pas non plus Jules Verne et Eugène Sue.
Quant à Ragon, cet amoureux des livres, il est un mélange de Sherlock Holmes et d’Hercule Poirot. J’ai donc vraiment adoré toutes ces références, ces réécritures, ces apparitions.

C’est un roman vraiment bien construit : il ressemble au premier abord à un recueil de nouvelles, mais le fil rouge apparaît peu à peu. Tout est fait avec subtilité. La magie, le paranormal, l’Anagnoste… tout prend forme petit à petit.
La préface d’Etienne Barillier et la postface d’Isabelle Perier sont vraiment très intéressantes et très agréables à lire (pour une fois la préface ne spoile rien tandis que la postface enrichit véritablement la lecture).

Un roman très érudit qui peut intéresser aussi bien les amateurs de polars désireux de découvrir un style véritablement original, les amoureux de Paris et/ou de la littérature, les connaisseurs du genre steampunk, ou tout simplement, tous les curieux !

« Une bibliothèque, c’est une âme de cuir et de papier. Il n’y a pas de meilleur moyen pour fouiller dans les tréfonds d’une psyché que de jeter un œil aux ouvrages qui la composent. La sélection, le rangement, le contenu, même la qualité de la reliure : tous les détails sont importants. Me croiriez-vous si je vous disais que j’ai résolu toutes mes enquêtes à partir de livres ? »

« N’oubliez jamais cela, Fredouille : tout est dans les livres. Notre vie n’est qu’un feuillet détaché de l’ouvrage gigantesque du monde. »

« Quels points communs entre Notre-Dame de Paris de Hugo, Salammbô de Flaubert et Les Mystères de Paris de Sue ? Tous étaient des romans français écrits au siècle dernier. Pour le reste, les époques, les lieux, les styles des récits différaient.
Trois récitations, trois œuvres, trois morts.
La pensée du commissaire ne pouvait se détacher de cette obsédante trinité. »

Feuillets de cuivre, Fabien Clavel. ActuSF, coll. Les trois souhaits, 2015. 338 pages.