L’eau des collines (2 tomes) : Jean de Florette et Manon des sources, de Marcel Pagnol (1962-1963), et deux mots sur les adaptations cinématographiques par Claude Berri (1986)

Ugolin Soubeyran a un projet : laisser tomber les pois chiches et faire pousser des œillets. Sauf que, pour cela, il faut de l’eau, beaucoup d’eau. Ça tombe bien, le vieux Pique-Bouffigue vient de casser sa pipe et une source – un peu oubliée – coule sur ses terres. Mais l’arrivée d’un héritier, Jean de Florette, et de sa famille vient compromettre toute idée de rachat du terrain. Heureusement pour Ugolin et son Papet, le nouvel arrivant est de Crespin et, au village, on hait ceux de Crespin, ce qui facilite les machinations à venir…

Ma première rencontre avec Pagnol, par le biais de La Gloire de mon père, avait été des plus décevantes. Cependant, une discussion passionnée avec une collègue a fait naître l’envie d’accorder une deuxième chance, le prêt de son exemplaire a évité que ce projet ne tombe en dormance pour moult années, et l’expérience s’est révélée bien plus plaisante.
Là où le premier tome des Souvenirs d’enfance n’avait pour lui qu’une atmosphère, les deux tomes de L’eau des collines combinent une ambiance renforcée par le cadre de ce petit village, mais aussi des personnages bien campés et une intrigue prenante et absolument dramatique.

L’ambiance de cette duologie, c’est bien évidemment le Sud, avec le vent cruel, la sècheresse assassine, les cigales, les plantes sauvages et quelques mots de patois et autres expressions qui, sans alourdir, immergent dans ce parler si typique.

Mais c’est aussi ce village des Bastides Blanches, cette bourgade isolée dans la montagne où l’on ne s’occupe pas des affaires des autres, où l’on se tait, où l’on regarde et commente de loin, dans l’ombre dans sa demeure. C’est cet entre-soi des petits villages où même ceux du bourg voisin sont vus comme des étrangers, ce repli sur la communauté où prolifèrent l’envie, la méfiance, la crainte du jugement des « siens », de sortir du rang, de se retrouver seul contre tous, de s’opposer à la plus riche lignée du village (et au profit d’un étranger de Crespin, est-ce que ça vaut bien le coup ?).

De là, une histoire qui attrape et qui passionne. Dans Jean de Florette, même quand tout semble se dérouler pour le mieux pour le personnage éponyme, le poids de ce secret qui dort annonce la tragédie à venir : l’issue est inéluctable, même si Pagnol s’amuse à nous faire croire un temps qu’il pourrait en être autrement. La Gloire de mon père était bien gentillet (sauf envers les oiseaux massacrés) alors que ce premier tome est bien plus cruel, une cruauté qui trouve son apothéose dans sa terrible fin.
Dans Manon des sources, l’injustice se dévoile, la machination des Soubeyran commence à être connue, mais la difficulté à briser le mur du silence persiste : tout le monde sait mais personne ne dit rien. L’atmosphère s’alourdit de ce mutisme persistant – mutisme tantôt honteux, hypocrite ou accusateur – et la tension se fait pesante comme un orage qui n’éclate pas en dépit d’un ciel menaçant. L’on se demande, captivée, qui brisera ce tabou, qui parlera en premier.
Car il y a, en fil conducteur, ce Destin impitoyable, joueur et cynique qui, dans les révélations ultimes, fait sentir le goût amer de ce qui aurait pu être mais ne sera jamais, parce que personne n’a fait de pas vers l’autre, parce que les secrets le sont restés, parce que personne n’a parlé. Poids criminel de tout un village, crime en se taisant, condamnant aussi sûrement que les actions de certains : comme disait Einstein, « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire. »

Une légère préférence pour Jean de Florette qui fait se confronter – pour nous lecteurs et lectrices omniscientes – l’enthousiasme inébranlable de Jean et les manœuvres calculées des Soubeyran. J’ai eu une grande affection pour les rêves de Jean de Florette et ses « vastes projets » : même si, sans connaître l’histoire (comme c’était mon cas), on sait que ça va mal finir, ses espoirs et ses convictions sont si intenses qu’ils en sont communicatifs. J’ai été passionnée par l’ombre du Papet ainsi que par les incertitudes d’Ugolin piégé entre sa malhonnête, son plan, ses désirs de fortune et son amitié naissante pour Jean et sa famille, des bribes de compassion…
Quelques râleries dans Manon des sources face aux commentaires de vieux satyres en rut et ceux sur la « mentalité primitive » de Manon, comme si elle valait moins que ceux du village : je trouve la formulation peu heureuse, car elle lit, elle est sensible, elle n’est pas une brute, mais elle est libre, simple et plus à l’aise dans la solitude des collines qu’en société. Une fille dévouée à ceux qu’elle chérit – humains et animaux, fière, débrouillarde, ce qui lui vaut également – heureusement – le respect de certains.

Ainsi, deux romans absolument prenants de bout en bout : par deux fois, sitôt commencés, sitôt achevés, tant il était impossible de les lâcher. La plume est simple, mais efficace et immersive, et ces récits m’ont prise aux tripes. Des personnages passionnants formant une fresque vivante et variée (par leurs classes sociales, leurs intentions, leurs caractères…), un portrait cruel d’une mentalité étriquée, les conséquences terribles de la rancœur et d’une tromperie cupide, une tragédie familiale, l’amertume d’une histoire alternative rendue impossible par le silence des protagonistes, une réflexion sur la culpabilité de chacun et le triomphe d’un destin inéluctable. Je ne m’attendais pas à un tel coup de cœur.

« Mais tout en parlant de tout et de rien, ils respectaient rigoureusement la première règle bastidienne. «  On ne s’occupe pas des affaires des autres. » »

« Jean Cadoret, dont les conceptions étaient chimériques, apportait à leur réalisation une indomptable énergie, et une application minutieuse. La force et l’endurance des rêveurs sont parfois comparables à celles des aliénés. »

« Le vent des collines, l’amitié des arbres, le silence des solitudes en avaient fait une petite bête sauvage, légère et vive comme un renard. »

(Jean de Florette)

« La vérité, c’est que plus on en a, plus on en veut, et finalement, au cimetière. Alors, à quoi ça sert ? »

« Ce n’était pas contre les forces aveugles de la nature, ou la cruauté du Destin qu’il s’était si longuement battu ; mais contre la ruse et l’hypocrisie de paysans stupides, soutenus par le silence d’une coalition de misérables, dont l’âme était aussi crasseuse que les pieds. Ce n’était plus un héros vaincu, mais la pitoyable victime d’une monstrueuse farce, un infirme qui avait usé ses forces pour l’amusement de tout un village… »

(Manon des sources)

L’eau des collines, T1, Jean de Florette, Marcel Pagnol. Le Livre de Poche, 1973 (1962 pour la première édition). 318 pages.
L’eau des collines, T2, Manon des sources, Marcel Pagnol. Éditions de Fallois, coll. Fortunio, 2009 (1963 pour la première édition). 285 pages.

***

Jean de Florette - Manon des sources (afficheJ’ai ensuite regardé les films – dont la même collègue m’avait également dit le plus grand bien – et, pour une fois, je n’ai pas été déçue par l’adaptation (même si je préfère les livres, évidemment). Le film Jean de Florette est excellent et très fidèle à l’esprit et à l’intrigue du roman, mais j’ai de petites réserves sur Manon des sources : on ressent moins la gravité du manque d’eau (suite à une source bouchée par Manon) qui, combinée à la sécheresse, menace le village et toutes ses cultures, la tension due au mutisme général se fait moins pesant car ce silence est plus rapidement brisé, la culpabilité mutuelle est moins prégnante notamment avec le prêche du curé qui a été abrégé (et je regrette que les talents de frondeuse de Manon aient été effacés). La nuance se joue peut-être dans le fait que Manon des sources est finalement plus psychologique, avec moins d’événements concrets successifs.
Acteurs et actrices sont parfaits dans leur rôle, avec une mention particulière pour Daniel Auteuil qui joue un Ugolin aussi méprisable que touchant et pour Yves Montand qui incarne un Papet absolument sublime : j’attendais chacune de ses apparitions avec impatience car il offre à ce personnage un regard perçant et une aura incroyable, donnant à voir cet homme que l’on déteste mais qui finit par émouvoir à son tour.
Et puis, la musique de Verdi, La force du destin, est particulièrement bien choisie pour ce diptyque.

Jean de Florette et Manon des sources, films de Claude Berri, sortis en 1986, avec Daniel Auteuil, Yves Montant, Gérard Depardieu, Emmanuelle Béart…

16 réflexions au sujet de « L’eau des collines (2 tomes) : Jean de Florette et Manon des sources, de Marcel Pagnol (1962-1963), et deux mots sur les adaptations cinématographiques par Claude Berri (1986) »

  1. J’ai lu quelques romans de Pagnol quand j’étais petite et je me rappelle que ça convoyait chez moi tout un imaginaire, j’avais l’impression de me promener avec les personnages et de voir et sentir ce qui était décrit. Je réalise en lisant ta chronique que je n’ai jamais vu d’adaptations, il faudra que j’y remédie.

    • C’est vraiment le cas avec ces deux tomes, je trouve, on a vite l’impression d’être au village et de voir se dérouler les événements, tel un témoin silencieux (un de plus).
      Je ne suis pas toujours enthousiaste vis-à-vis des adaptations, mais celles-ci sont vraiment réussies, Jean de Florette notamment !

  2. Je suis heureuse que tu les aies lus et appréciés à ce point ! Cela avait été un vrai coup de coeur pour moi aussi, et je rejoins tout ce que tu as dit dans ta critique ! Ce qui m’avait aussi beaucoup étonné, c’était la violence du caractère de certains personnages,l a force de la fatalité qui domine et pèse sur tous, ce silence qui en conduit tant à la perte, au désespoir ou à l’incompréhension. Et quels personnages, tous passionnants, tous fouillés, tous avec leur propre motivation, une vraie fresque, vivante de bout en bout, comme tu dis ! Au point qu’il est difficile de vraiment les détester, notamment pour Papet, même si on lui en veut… et j’ai aussi aimé l’optimisme de Jean et la liberté d’esprit de Manon. Les films sont quant à eux, tout simplement magnifiques !

    • Oui, ça a été un vrai choc parce que, après La gloire de mon père, je ne m’attendais pas à aimer autant ces livres. J’en reste émerveillée de tout ce que j’ai trouvé dedans. Et je te rejoins sur ce que tu dis, ce sont des aspects particulièrement intenses des romans. Je ne peux pas dire que j’ai détesté le Papet, on devrait, mais non, car il est – comme les autres – dépeint avec suffisamment de nuances pour éviter ça.

    • Le casting est excellent, c’est sûr, et les films géniaux, mais ma préférence reste vers les livres malgré tout. J’y trouve davantage mon compte, notamment au niveau de la psychologie des personnages secondaires, de l’esprit du village, ainsi que la tension qui s’installe dans le second tome.

  3. Je me suis promis de les relire prochainement également ! J’ai encore un très bon souvenir des films – Jean de Florette est vraiment très réussi (un peu mieux que Manon des Sources, je suis d’accord avec toi) et la performance de Montand/Auteuil remarquable !

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  5. Je suis trop contente que tu ai aimé ! C’est vraiment le chef d’oeuvre de Pagnol à mon humble avis que cette duologie… Même si la mélancolie et toutes les désillusions du petit Marcel dans Le château de ma mère m’avait également beaucoup touchée !
    Je suis tout à fait d’accord avec toi pour dire que Jean de Florette est bien meilleur aussi parce qu’on assiste à un drame en train de se jouer alors que dans Manon des Sources ce sont plus des conséquences du drame qu’il s’agit et donc c’est forcément moins poignant je trouve hihi

    Aaaaaaaaah mais ta conclusion m’a trop fait plaisir!! C’est trop chouette que tu ai persisté grâce à ta collègue pour au final faire une belle découverte !

    Ah bah c’est marrant, j’ai regardé Jean de Florette de 1986 que j’avais également beaucoup apprécié parce que très fidèle et que le casting est parfait mais n’avais pas regardé Manon des sources parce que je n’adhère pas trop au jeu d’Emanuelle Béart un peu trop en « cul de poule » à mon goût… Me conseille tu de le regarder quand même pour boucler la duologie en film ou franchement je peux m’en passer? Ton expérience avec le second volet ne semble pas avoir été concluante hihi

    • Oui, ça a clairement été un des coups de coeur de cette année : peut-être parce que je ne m’y attendais pas (j’avais été déçue par La gloire de mon père, est-ce que je poursuivrai ? pour l’instant, je ne sais pas), mais ça a été intense. C’est simple par certains aspects, mais c’est assez grandiose aussi.
      Oui, elle a été d’excellent conseil ! (ET elle m’a prêté les livres dans la foulée, ce qui fait que je n’ai pas pu faire lambiner l’idée de les lire.)

      Je ne suis pas fan non plus d’Emmanuelle Béart, même si ça m’a moins choquée ici, c’est davantage l’écriture du personnage dans le film (parmi d’autres éléments) qui m’a moins convaincue que son jeu d’actrice.
      Je dirais que c’est à toi de voir. Effectivement, le premier est vraiment excellent, donc tu peux t’arrêter là si tu ne ressens pas spécialement l’envie de voir la suite. Pour moi, c’était impossible de laisser le visionnage inachevé, mais si ça ne te dérange pas, si tu n’en es pas frustrée, tu peux sans doute d’arrêter là. Je dois aussi dire que j’avais envie de prolonger le visionnage ne serait-ce que pour le jeu de Montand que je découvrais et qui m’a bluffée.

      • Et heureusement parce qu’en vrai donner une seconde chance à un auteur ou une autrice, c’est pas toujours facile ! : »)

        Elle est ultra sexualisée non ?

        Raaaaah quand même, faudra que je le regarde, c’est bete de rester sur ce sentiment d’inachevé aha

        • Ce n’est pas ce qui m’a le plus marquée… Pas plus que dans le livre, je pense, où elle est aussi scrutée avec les commentaires qui vont avec. Mais elle est un peu plus douce et timide, je trouve, notamment parce que des éléments qui la rendaient fortes ont été coupés (comme ses jets de pierre, sa précision…). Mais elle n’a pas été sexualisée à l’extrême (en tout cas, je ne l’ai pas perçu ainsi).

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