Toute une vie et un soir, d’Anne Griffin (2019)

Toute une vie et un soir (couverture)Ce fameux soir, quand Maurice Hannigan, vieux fermier du comté de Meath en Irlande, vient s’accouder au bar du Rainsford House Hotel, c’est avec des idées bien précises derrière la tête. A commencer par celles de porter des toasts aux personnes qui lui ont été chères : Tony, son grand frère, Molly, sa première-née aussitôt repartie, Noreen, sa belle-sœur un peu folle, Kevin, son fils journaliste aux Etats-Unis et, enfin et surtout,  Sadie, sa femme morte deux ans plus tôt.

Derrière ces cinq verres, c’est toute la vie de Maurice qui défile. Il s’adresse à son fils, lui parlant comme il n’a jamais pu le faire. C’était difficile de parler face à face avec ce jeune homme si lettré, si intelligent, lorsque l’on est un fermier dyslexique et que les mots se refusent à vous. Pour une fois, il lui racontera tout. Dans sa tête, dans sa barbe, certes, mais ce monologue lui est tout de même adressé. Et les mots seront là. Forts, percutants, justes, pour lui raconter son père, sa vie et les êtres qu’il a tant aimés.
On écoute ce récit personnel, cette confession. On s’assoit au bar (même quand on n’aime pas l’alcool) et on laisse Maurice nous emmener parcourir les rues du village, arpenter ses terres, traverser les époques qui dessinent diverses facettes de l’Irlande.

L’existence qui se dessine est une aventure humaine : des débuts rudes, des humiliations, des réussites, des succès discrets ou éclatants, du travail, de l’acharnement, de drames, des rencontres, des coups durs… Un homme plein de qualités, mais aussi de défauts qui se dessinent inévitablement, mais qui ne le rende pas moins attendrissant, juste humain et donc imparfait. L’histoire d’une vie concentrée en 270 pages. Ce n’est pas évident de se livrer ainsi quand on a appris à se débrouiller, à garder pour soi ses sentiments, ses peurs et toutes ses pensées intimes. Quand on préfère agir plutôt que discuter.
Mais il n’y a pas que Maurice entre ses pages. Il en est le cœur évidemment, mais c’est aussi l’histoire de Sadie, de Noreen, de ses parents, de son fils, de toute sa famille. Et l’histoire des Dollard. Ah, les Dollard, riche famille du bourg qui a été le calvaire de son adolescence. Les Dollard, ses meilleurs ennemis. Les Dollard dont il a pris sa revanche au fil des années, savourant la déchéance de cette lignée. Les Dollard dont l’histoire et le rôle de « méchants » se compliqueront au fil du récit. Evidemment, tout n’est jamais si simple.

Anne Griffin propose ici un roman bouleversant, humain. La construction du roman est parfaite, peignant, mot après mot, chapitre après chapitre, toast après toast, la fresque qui raconte la vie des Hannigan et des Dollard. L’écriture est sobre, pudique, lumineuse. J’ai été absorbée par cette histoire comme si Maurice était à côté de moi avec son air bougon.

Un portrait sublime et sincère, un texte beau et grave. Un premier roman absolument stupéfiant. Une autrice à suivre de près. Une superbe découverte pour laquelle je remercie Babelio et les éditions Delcourt.

« Autour de nous, tout le monde s’est mis à avoir des bébés en rafale et nous, rien. C’était dur. Je trimballais ma déception dans les champs, à la laiterie, partout sauf à la maison. C’était notre fardeau silencieux. Mois après mois, année après année, on s’est enfoncés dans une tristesse muette. Sadie refusait d’en parler malgré mes tentatives maladroites pour aborder le sujet. Pour être honnête, j’étais soulagé qu’elle se taise. Qu’est-ce que j’aurais pu dire, moi qui voulais même pas écouter ma propre peine ? J’aurais encore moins pu me confronter à la sienne. N’empêche : je me sentais coupable de ce mutisme et ma mauvaise conscience me poursuivait partout, quand je marchais sur les chemins, que je démarrais le tracteur ou que je faisais mon signe de croix à la fin de la messe. Elle me lâchait pas, me rappelait tout le temps mon échec. »

Toute une vie et un soir, Anne Griffin. Delcourt, 2019 (2019 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Irlande) par Claire Desserrey. 267 pages.

Challenge Voix d’autrice : une traduction

7 réflexions au sujet de « Toute une vie et un soir, d’Anne Griffin (2019) »

  1. Woh… Tu en parles si bien ! Je trouves tes mots très beaux !
    Tout ça pour dire que ce roman ne me laisse pas du tout indifférente, j’ai très très envie de le découvrir !

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