Où passe l’aiguille, de Véronique Mougin (2018)

Où passe l'aiguille (couverture)Où passe l’aiguille, c’est l’histoire de Tomi, le cousin de l’autrice. De 14 à 88 ans, de la Hongrie à la France, des camps de concentration à la haute couture, une vie terrible, une vie ébouriffante, une vie d’audace et de chance, une vie de chagrin et de joies.

Tout d’abord, il y a Tomi. Un personnage très fort et éminemment sympathique. C’est un garçon, puis un adolescent, puis un homme impulsif, passionné, intelligent, impertinent, rêveur. Il saisit la moindre opportunité, la moindre chance d’avancer, de survivre, d’apprendre, dût-il voler ou mentir ou tricher. Même plongé dans le pire cauchemar, il n’abandonne jamais et s’empare de la plus petite étincelle qui le fera vivre un peu longtemps. Il est passionnant de le suivre, de découvrir les chemins empruntés, les intersections et les choix qui le mèneront à une belle carrière dans la haute couture.
C’est aussi un beau portrait d’adolescent. L’importance de l’amitié, la fascination pour les femmes, la rébellion d’avec sa famille et sa communauté, ses contradictions (lui qui fuit les leçons de son père sur les costumes pour hommes reste intéressé par certains tissus, par la couleur… par la salopette de plombier), sa volonté de trouver sa propre voie (qu’il finira par découvrir dans la mode pour femme, un chemin unique, mais liée à sa famille malgré tout)… Un portrait moderne qui pourra parler aux adolescents du XXIe siècle.

Ensuite, il y a l’écriture de Véronique Mougin : fluide et imagée, tantôt tendre, passionnée ou dure. Mais toujours saupoudrée d’une touche d’humour. En harmonie parfaite avec le caractère vif, impétueux et sans cesse affamé de Tomi, avec sa gouaille d’adolescent débrouillard. D’un bout à l’autre, de sa plume particulièrement vivante, l’autrice se glisse dans la peau de l’adolescent, de l’homme, du déporté, du créateur avec une aisance confondante et nous fait vivre, souffrir et aimer avec lui.
Le récit à la première personne est émaillé, entre chaque chapitre, de prises de paroles des autres personnages, importants ou secondaires, qui gravitent autour de Tomi. Procédé agréable qui nous apporte d’autres informations, d’autres visions des événements et du jeune homme.

Le récit est évidemment terrible. Les horreurs se succèdent, la faim, le froid, la peur, la cruauté des bourreaux et des détenus. Mais le roman parle aussi de l’après, du retour au pays, de l’antisémitisme qui n’a pas disparu avec la fin de la guerre, du pillage de leurs affaires, de leurs maisons, de leurs ateliers. Et surtout, Tomi et les autres survivants se posent sans cesse la question de comment vivre avec, comment continuer après ça. Les cauchemars récurrents, les souvenirs qui menacent de resurgir, la peur. Parler, se taire et tout enfouir, boire pour oublier, parler aux morts, espérer, chacun à sa méthode pour tenter de rester en vie parmi les fantômes.
C’est également un récit sur la résilience et sur la solidarité. L’amitié et le groupe apparaissent comme cruciaux pour Tomi. Son père, son meilleur ami et le père de celui-ci étaient ses ancres dans les camps et il trouvera, dans la maison de couture, une seconde famille capable de tenir ses démons à distance. C’est peut-être ce que j’ai trouvé le plus beau et le plus émouvant dans ce roman…

Pour être honnête, j’avais quelques appréhensions vis-à-vis de ce livre. Quelques-unes étaient liées à la période de la Seconde Guerre mondiale. Encore une énième roman sur la Seconde Guerre mondiale ? Oui… et non. Car l’autrice raconte d’autres épisodes que ceux mille fois racontés et de nouveaux détails sur la survie dans les ghettos, les camps, l’après font toujours leur apparition. Et c’est captivant et bouleversant.
Cependant, mes principaux préjugés reposaient sur la mode. La haute couture n’est pas un art qui me passionne et je craignais la lassitude. Mais Véronique Mougin a totalement réussi à me surprendre sur ce terrain de jeu. Avec Tomi, j’ai découvert au camp la beauté du geste, la renaissance des vêtements sous les mains expertes et les histoires humaines derrière les créations. L’entrain et la passion vibrant dans le corps et l’esprit de son narrateur, elle fait vivre les tissus, tourbillonner les couleurs, danser les perles, les boutons et les dentelles. Et elle a su me passionner, le temps d’une lecture, pour cet univers que je ne connaissais pas.

Un récit de vie vibrant et poignant, un homme qui a traversé un cauchemar et qui a cherché le moyen de le laisser à la porte, une vie où la mort et l’art s’entremêlent, cousus sur une toile de souvenirs, de pleurs, de passions et de beauté.
Aussi, même si vous avez l’impression d’avoir déjà tout lu sur la Seconde Guerre mondiale, même si la mode ne vous intéresse guère, accordez une chance à ce récit à la fois historique et personnel, fort et étonnamment non dénué d’humour.

Merci à Babelio, à Flammarion et évidemment à Véronique Mougin pour cette lecture et la rencontre qui a suivi, une rencontre passionnante et touchante.

« Ce n’est pas ma faute, le fil est fourbe. De naissance. Dès le départ de sa vie, il se planque, vas-y pour l’attraper dans le cocon du papillon, dans la fleur du coton, dans la tige du lin et je ne te parler même pas de le choper sur le dos du mouton, pour y arriver il faut se lever tôt. Je n’invente rien : les gars dans le temps ont mis des millénaires à le domestiquer (je tiens l’information de Serena qui lit des revues compliquées sur les siècles passés). On dit « filer » la laine, l’affaire a l’air toute mignonne-facile, en réalité c’est la guerre : pour sortir un fil correct il faut battre la laine la tremper l’étirer la tordre, du sauvage je te dis. D’ailleurs il en reste toujours quelque chose : quand tu t’apprêtes à passer cette saleté de fil dans le chas il gigote encore. Tu as beau tenir l’aiguille et viser sans trembler, il faut toujours qu’il s’échappe, alors quand il s’agit de le coudre droit… Franchement ce n’est pas de la mauvaise volonté de ma part, on ne peut pas consacrer sa vie à un truc aussi retors. »

« Je ne m’étonne plus de rien ici. C’est ce qui s’en va en premier après l’espoir, l’étonnement. »

« Moi, je vois cette chose, en balayant. Je vois la grande réparation du fil qui va et vient, l’aiguille qui passe et repasse et efface les plaies, la vie même est prise dans cette toile-là alors ils pourront dire ce qu’ils veulent, les salauds, les kapos, les SS, qu’on est des Untermensch des vermines des bestioles à écraser mais les mains animales résistent au grand rien, au broyage, à la disparition, et ça a quand même une sacrée gueule. »

Où passe l’aiguille, Véronique Mougin. Flammarion, 2018. 452 pages

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – Le Ruban Moucheté :
lire un livre dont le titre comporte un mot se référant à la mode

Challenge Voix d’autrices : un livre que je n’ai pas réussi à lâcher

Challenge Les 4 éléments – Le feu :
un personnage tout feu tout flamme

 

15 réflexions au sujet de « Où passe l’aiguille, de Véronique Mougin (2018) »

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    • Quoi ? Tu n’as pas lu l’intégralité de mon blog ? Mais qu’est-ce que tu fous ?!
      Bien vu en tout cas, j’ai beaucoup aimé ce livre qui a réussi à me passionner alors qu’il parlait de la Seconde Guerre mondiale et de mode, ce qui n’était pas forcément un combo de rêve pour moi.

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