La porte du ciel, de Dominique Fortier (2011)

La porte du ciel (couverture)Alors que gronde, alors qu’éclate la guerre de Sécession, deux fillettes de Louisiane, Eleanor et Eve, l’une blanche comme le lait et l’autre brune comme le thé, grandissent ensemble. Pendant ce temps, en Alabama, June, comme des centaines d’esclaves, cueille le coton et, dans ses temps libres, coud des courtepointes tandis que ses fils s’en vont les uns après les autres.

Dominique Fortier a construit son roman comme un patchwork, inspirée par les courtepointes tissées par les femmes d’Alabama. Les chapitres voyagent à travers les Etats, voire les siècle, décrivant des instants de vie parfois anodins à première vue. Le Roi Coton, qui ouvre le récit, nous emmène rendre visite à Eleanor et Eve, à June, mais aussi à un prêtre qui tente de bâtir dans le bayou une église pour tous les hommes et toutes les femmes quelle que soit leur couleur ou même à un condamné à mort qui croupit dans une prison en 2011. J’ai été captivée par ce tableau de cette époque déchirée, de ces lieux – la Louisiane et son bayou, l’Alabama et ses champs de coton – et de ses gens qu’ils soient maîtres, esclaves, employés…

Il y a une certaine distance dans la narration qui change de tous ces récits très immersifs – et évidemment poignants – qui collent à un personnage dont nous connaissons toutes les pensées et vivons toutes les souffrances et les injustices. Mais en dépit de cette distance, de cette pudeur et de la silencieuse résignation d’Eve, cette douceur apparente cache parfois des moments d’une grande puissance émotionnelle.
De même, les injustices de l’esclavage ne sont pas laissées de côté (même si Eve n’est pas tout à fait esclave, ni tout à fait libre non plus, son statut n’étant jamais défini clairement, même au sein de la famille) et Dominique Fortier glisse ici et là des informations révoltantes : un esclave compte pour les 3/5 d’un homme libre, il y a une échelle pour « mesurer » le taux de sang noir dans les veines d’une personne (Noir, mulâtre, quarteron, mustee…), etc.

Toutefois, si l’esclavage y est dénoncé de manière subtile, l’auteure montre aussi la vacuité de la vie des femmes blanches. Un sujet sur lequel j’avais déjà un peu lu dans l’ouvrage Femmes et esclaves, de Sonia Maria Giacomini. Leur quotidien, surtout une fois mariées, est triste à pleurer. Eleanor en avait déjà un avant-goût les jours où, peu de temps avant ses noces, elle était obligée de broder un abécédaire :
« « En quoi cela est-il une indication de mes habiletés de maîtresse de maison ? Je l’ignore. » Mais cela n’était pas tout à fait vrai, car elle pressentait obscurément qu’il y avait dans le fait d’imposer cet ouvrage fastidieux à une jeune fille alors que dehors le soleil brillait, que la rivière roulait ses eaux fraîches et que le vent faisait bruisser le maïs en sa blondeur, qu’il y avait dans cette contrainte même quelque monstrueux entraînement à une résignation plus grande. »

Derrière le regard lumineux de la jeune femme de la couverture se cache un très beau roman un peu planant et cependant intime, qui m’a véritablement emportée au fil des pages et que je n’ai pas pu lâcher grâce à la plume fine et juste de Dominique Fortier.

« Permettez-moi de répondre à votre question par une autre : puisque nul traité de paix n’est venu marquer la fin de cette étrange guerre fratricide, comment prétendez-vous savoir qu’elle est bien finie ? »

« On m’appelle Roi Coton, je suis blanc comme neige, je suis mille et je suis l’un.
Suivez-moi maintenant, car nul ne saurait mieux vous guider en cette terre de fous, en ce pays de marécages, moitié boue et moitié eau, mangé par le soleil, ne craignez rien. Simplement, ayez soin de mettre vos pas dans les miens, et prenez garde aux serpents.
 »

La porte du ciel, Dominique Fortier. Les Escales, coll. Domaine français, 2017 (2011 pour l’édition originale). 251 pages.

3 réflexions au sujet de « La porte du ciel, de Dominique Fortier (2011) »

  1. Très belle et, selon moi, très juste chronique qui fait honneur à ce roman qui ose, à tous points de vue, sortir de sentiers battus !

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