La grippe coloniale (BD en 2 tomes), d’Appollo (scénario) et Serge Huo-Chao-Si (dessin) (2003 et 2012)

Cette BD en deux tomes (T1, Le retour d’Ulysse ; T2, Cyclone la peste) raconte un épisode méconnu de l’histoire réunionnaise.

Le 31 mars 1919, 1600 poilus créoles débarquent du « Madona » et retrouvent leur île. Parmi eux, passager clandestin, un virus qui va décimer la population réunionnaise. Mais ça, la joyeuse bande qui se retrouve sur le quai l’ignore encore. Il y a Evariste Hoarau, le narrateur qui, de par son travail à l’hôpital, sera au premier rang pour constater les ravages de l’épidémie, mais aussi Grondin surnommé « Baraka » par les tirailleurs marocains à cause de sa chance insolente pendant ces années d’enfer, Camille de Villiers, l’aristocrate défiguré par les obus, et Voltaire, le tirailleur cafre impulsif qui ne doute pas des égards auxquels il aura droit maintenant qu’il s’est battu pour la France et pour la Réunion.

Le premier tome pose le décor. L’arrivée des poilus et les premiers décès. La fuite désespérée vers les cirques dans l’espoir que la grippe n’en trouve pas le chemin. Les cadavres abandonnés dans les rues. L’horreur et le désarroi. L’écœurante lâcheté des politiques qui, alertés par le docteur malbar Souprayen, ferment les yeux devant les évidences et quittent le navire lorsqu’ils ne peuvent plus nier la réalité :

« Le climat de notre île est sain, Docteur. Et notre colonie est si éloignée de l’Europe. Qui dont pourrait bien ramener la maladie chez nous ? »
« Vous êtes un homme de science, Docteur. Je ne voudrais pas vous offenser… Mais j’ai du mal à croire que nos braves poilus créoles, qui ont largement contribué à la victoire sur les Boches, puissent être responsables d’une quelconque épidémie. »

Dans le second tome, la tragédie s’accentue. La famine s’ajoute à l’épidémie car les boutiques et les marchés ne sont plus approvisionnés, ne sont même plus ouverts. Les gens restent cloîtrés chez eux bien qu’ils se réunissent parfois en une foule démente et décidée à trouver des coupables. Les forçats ramassent les cadavres contre la promesse d’une remise de peine.

Ce sont deux BD passionnantes qui me permettent une nouvelle fois de découvrir un épisode historique qui est peu à peu tombé dans l’oubli. J’ignorais totalement que la Réunion avait connu une telle épidémie et que le cimetière de l’Est de Saint-Denis accueillait plusieurs fosses communes creusées pendant la grippe.
On découvre la Réunion, encore sous le statut de colonie, petite île où les préjugés ont encore la vie dure, notamment chez les gros Blancs : racisme, mépris, clivage entre les riches et les pauvres… Mais ces pages recèlent beaucoup d’humour et de bonne humeur. Les quatre amis – personnages typiques et attachants – préfèrent globalement profiter des joies de l’île et positiver plutôt que de laisser les mauvais souvenirs les abattre. On ajoute une touche critique envers le gouverneur et sa clique et le tour est joué.

Le dessin est très expressif et on s’immerge rapidement dans l’histoire. Les couleurs du premier tome ont été réalisées par Téhem – dont j’ai chroniqué la BD Quartier Western il y a peu – et celles du second par Grégoire Loyau – dont je ne connais pas le travail. Un changement que je n’ai pas tellement apprécié. Je ne saurai vraiment l’expliquer, mais la modification des fonds ou bien du teint des personnages (plus jaunâtre) m’a déstabilisée et, sans cesse interpellée par les couleurs, j’ai moins apprécié le second tome.

Portés par d’importantes recherches historiques – tant pour le scénario que pour le dessin –, les deux tomes de La grippe coloniale constituent un diptyque instructif, sensible et plein d’humanité – tout en dévoilant les défauts de chacun. Bien qu’ayant une préférence marquée pour le premier tome, j’apprécie le scénario d’Appollo qui alterne amertume et légèreté avec un résultat plutôt réussi.

 « Voltaire était un vrai héros de la guerre, et il croyait innocemment que ça changerait quelque chose pour lui.
– Parce que désormais, l’avenir de la colonie, c’est nous, les gars ! On sera maire, commissaire ou député ! On a versé notre sang pour ça !
– Eh bien, bois donc pendant que tu es encore respectable. »
(T1, Le retour d’Ulysse)

« « Ça », c’était le convoi des fuyards qui entrait dans les montagnes. Des familles entières, venues de Saint-Denis, Sainte-Marie, Sainte-Suzanne et de tous les saints de la Réunion, s’enfonçaient au cœur de l’île…
Comme pour répondre à un mystérieux appel ancestral, tous ces gens retrouvaient le chemin des siècles passés…
Comme avant eux, les pirates pourchassés, les esclaves en fuite ou les petits colons ruinés, les citadins pensaient trouver refuge dans le sanctuaire des Hauts de l’île…
Tout semblait d’ailleurs organisé selon une hiérarchie bien établie…
Au fur et à mesure que nous remontions l’interminable cortège, nous parcourions l’ordre social de la colonie… »
(T1, Le retour d’Ulysse)

« – Ils ont décidé d’établir des barrages sanitaires dans la ville. Le quartier de la rivière va être bouclé, des fois que les pauvres se répandent avec leurs microbes dans les beaux quartiers.
– Ça ne va rien changer à l’épidémie, n’est-ce pas ?
– Ce sont des imbéciles. La maladie est partout, évidemment… »
(T2, Cyclone la peste)

La grippe coloniale, tome 1 : Le retour d’Ulysse, Appollo (scénario) et Serge Huo-Chao-Si (dessin). Vents d’ouest, coll. Equinoxe, 2003. 56 pages.

La grippe coloniale, tome 2 : Cyclone la peste, Appollo (scénario) et Serge Huo-Chao-Si (dessin). Vents d’ouest et Des bulles dans l’océan, 2012. 56 pages.

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