Le sel de nos larmes, de Ruta Sepetys (2016)

Le sel de nos larmes (couverture)L’histoire se passe durant l’hiver 1945. Alors que les Nazis sentent le vent de la défaite souffler sur eux, ils mettent en place une grande opération d’évacuation par la mer. C’est l’Opération Hannibal qui doit permettre à des Allemands privilégiés, à des soldats blessés, mais aussi à des milliers de civils d’Europe de l’Est de fuir vers l’Ouest pour échapper aux Soviétiques qui s’avancent vers eux. Parmi la flotte réquisitionnée pour cette opération se trouve le paquebot de croisière Wilhelm Gustloff.

Dans Le sel de nos larmes, Ruta Sepetys s’empare de cette histoire méconnue pour la raconter à travers le destin de quatre adolescents (ou jeunes hommes/femmes) ayant entre 15 et 21 ans. Joana est une Lituanienne qui dispense ses connaissances médicales à tous ceux qui en ont besoin. Florian, plein de secrets, vient de Prusse-Orientale. Alfred Frick est un matelot allemand de 17 ans, avide de prouver sa valeur et son utilité pour le Führer. Quant à la Polonaise Emilia, elle est la plus jeune du quatuor, fuyant les Nazis qui voudraient la voir morte, fuyant les Russes qui sèment la mort et la terreur sur leur passage.

 Tous sont attachants. Joana par sa générosité, Florian par les faiblesses que l’on sent et qu’il nous dévoile parfois sous son assurance affichée, Emilia par sa force. En revanche, le personnage d’Alfred a généré chez moi des sentiments contradictoires : certes, il est méprisable et odieux, mais il est aveuglé par le discours nazi et désespéré par le désir de plaire, d’être quelqu’un. J’ai à ce propos beaucoup aimé la voix que lui offre l’auteure : elle fait passer bien des choses à travers ce ton pompeux et guindé, qui contraste avec la manière dont les autres lui parlent. On sent immédiatement que le jeune matelot n’est pas aussi important qu’il voudrait nous le faire croire et qu’il fait seulement partie de cette foule aveuglée par les propos d’Hitler. Ruta Sepetys a énormément creusé la psychologie de ses personnages qui ne sont jamais superficiels, Alfred en est un bon exemple.

Tous cachent des traumatismes et des secrets qui se dévoilent au fil du roman.
Ce ne sont pas encore des adultes, mais ce ne sont pas des adolescents non plus. Ils font partie de toute cette jeunesse qui, à cause des horreurs vues et vécues, n’ont pas eu d’enfance ou d’adolescence. Ils ont été contraints de grandir à toute vitesse.
A travers Joana, Florian et Emilia et les nombreux autres personnages intéressants qui les entourent (le Poète de la Chaussure, le Petit Garçon Perdu, Eva la Désolé), c’est aux milliers de réfugiés que Ruta Sepetys pense et offre une voix. On revit avec eux les fuites désespérées, les longues marches, les souffrances liées au froid, à la faim et aux douleurs.

Et surtout, grâce à Ruta Sepetys, j’ai découvert un autre épisode de la guerre, une tragédie humaine. Nous connaissons tous le nom du Titanic, pourquoi pas celui du Wilhelm Gustloff, du « Willy G. » comme il était surnommé ? Combien d’épisodes aussi horribles sont relégués au rang d’anecdotes tant cette guerre a été riche en horreur ? Plus de 10 000 personnes étaient sur ce navire, la majorité n’a pas survécu au naufrage, comment cela peut tomber dans l’oubli ? De plus, d’autres navires de l’opération Hannibal ont été torpillés, montant le nombre de morts à plus d’une dizaine de milliers.
(Je pense à l’effrayante histoire de l’île de Nazino, découverte dans Toutes les vagues de l’océan, de Victor del Arbol. J’ai ressenti le même choc du genre : « Mais pourquoi je n’en ai pas entendu parler avant ? »)
De la même manière qu’elle raconte le vécu des réfugiés, elle décrit avec une grande précision le navire, les préparatifs, la vie sur le bateau ainsi que l’arrivée et l’installation précaire des 10 000 personnes ayant embarqué.
Elle raconte des détails atroces dont on ne peut avoir idée : la terreur, la culpabilité, la faim, la tristesse… tout cela étant au-delà des mots. Cette guerre – comme toutes les guerres – était tellement abominable et la détresse poussait les gens à commettre des actes que l’on ne peut imaginer aujourd’hui.

Le livre se dévore. Les chapitres sont courts et on alterne rapidement les points de vue, ce qui lui donne un rythme rapide. Si l’on a lu la quatrième de couverture, la fin est connue, on sait que le navire fait naufrage. Pourtant, les rebondissements sont nombreux, les relations entre les personnages sont bien creusées, donc je suis restée en haleine jusqu’à la fin. Fin où les événements se précipitent et la lecture se fait plus avide.

J’ai vraiment adoré ce livre. Historiquement, il est passionnant : il aborde la Seconde Guerre mondiale d’un autre point de vue, éclaire un événement méconnu et donne une voix aux milliers de civils jetés sur les routes. Quant à l’histoire de ces quatre personnages, elle est très bien construite, complexe et ne tombe jamais dans les clichés (sauf éventuellement cet amour naissant qui n’est cependant nullement niais). A lire, vraiment !

Un grand merci à Babelio et à Gallimard jeunesse pour cette découverte.

« La culpabilité n’a de cesse de vous poursuivre. » (Joana)

« Le destin n’a de cesse de vous poursuivre. » (Florian)

« La honte n’a de cesse de vous poursuivre. » (Emila)

« La peur n’a de cesse de vous poursuivre. » (Alfred)

« La brutalité des uns et des autres était révoltante. Leurs actes d’une inhumanité scandaleuse. Bien entendu, personne ne voulait tomber entre les mains de l’ennemi. Le problème, c’est qu’il était de plus en plus difficile de distinguer qui était le véritable ennemi. » (Joana)

« J’ai entendu dire qu’un escadron d’auxiliaires féminines de la marine s’apprête à rejoindre le vaisseau. Plus de trois cents jeunes filles en uniforme. Elles auront certainement besoin de mon assistance.
Je permettrai aux plus jolies de m’appeler Alfred. Aux plus jolies seulement. » (Alfred)

« Je suis devenue très habile à faire semblant. Si habile que la frontière entre vérité et fiction s’est brouillée, effacée. Et quelques fois, quand je me montre particulièrement habile à ce jeu, je me leurre moi-même. » (Emilia)

« Au moment même où l’on croit que la guerre nous a pris tout ce qui nous était le plus cher au monde, on rencontre quelqu’un et on se rend compte qu’on a toujours plus à donner. » (Florian)

Un site est dédié au Wilhelm Gustloff et ce reportage du National Geographic est également très intéressant : de nombreuses personnes sont interviewées et certaines de leurs anecdotes, certains des détails qu’elles racontent font écho à ce que l’on trouve dans Le sel de nos larmes.

Le sel de nos larmes, Ruta Sepetys. Gallimard jeunesse, coll. Scripto, 2016. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bee Formentelli. 477 pages.

7 réflexions au sujet de « Le sel de nos larmes, de Ruta Sepetys (2016) »

  1. Je l’ai fini hier soir, et… Il m’a complètement retourné et fait verser de grosses larmes ! Ruta Sepetys est vraiment bourrée de talent ♥

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