L’oiseau bleu d’Erzeroum, d’Ian Manook (2021)

L'oiseau bleu d'Erzeroum (couverture)De 1915 à 1939, l’histoire d’Araxie et Haïganouch, deux sœurs, deux fillettes arméniennes, deux témoins et deux victimes des horreurs de l’Histoire.

Mes connaissances sur le génocide arménien étaient assez limitées, je dois bien l’avouer, aussi ai-je été captivée par ce cadre historique nouveau (même si je ne peux évidemment pas considérer que la lecture d’un roman m’aura appris tout ce qu’il y a à savoir sur je sujet). Aussi captivée qu’horrifiée d’ailleurs, car la cruauté et le sadisme des êtres humains ne cessera décidément de me sidérer. Des logiques perverses pour abuser, déstabiliser, exploiter, écraser les populations arméniennes aux massacres de masse, c’est une rapide montée dans l’horreur. Cependant, et je lui en sais gré, Ian Manook ne se complaît pas dans des descriptions minutieuses et dans une surenchère de détails scabreux, à l’image des viols évidemment et tristement légions dans une situation qui met autant de femmes sous la coupe des hommes. Captivée, horrifiée… mais également découragée et attristée évidemment face à cette Histoire qui se répète encore et encore, avec ces haines d’un peuple envers un autre, ces défaillances rejetées sur autrui, ces violences et exterminations.

Certes, la narration est assez classique et n’est guère marquante en elle-même, mais l’histoire accroche. Difficile de ne pas avoir envie de suivre le chemin de ces personnages et d’en connaître l’issue. Araxie est un personnage féminin pour lequel j’ai eu énormément d’affection. À ses côtés, on traverse le début de ce XXe siècle si sanglant jusqu’à l’aube de la Seconde guerre mondiale.
Cependant, j’ai moins accroché à la fin du récit pour plusieurs raisons. Premièrement, les histoires d’amour y prennent un peu trop de place sur l’Histoire (même si je peux le comprendre dans le sens où il s’agit aussi du récit de vie individuel… et qu’on peut souhaiter un peu de tendresse à ces protagonistes qui en ont vu de dures). Deuxièmement, certains rebondissements semblent quelque peu factices et la manière dont les personnages se croisent et se recroisent, prétendument par hasard, apparaît comme quelque peu artificielle. Et cela est souligné par un troisième point qui m’a souvent déconcentrée, effaçant l’émotion en me faisant faire moult retours en arrière et prendre pas mal de notes…

Il s’agit de la chronologie qui s’est mise à m’interroger, spécialement les chapitres qui suivent Hovannes. Il faut dire que le temps progresse de manière globalement linéaire jusqu’en 1932 avant de faire brusquement un bond en arrière vers 1927 pendant quatre chapitres pour ensuite repartir en 1934. Delà quelques bizarreries.
Par exemple, en 1932, à Munich, il approche le baron Von Blitsch spécialement du fait de ses accointances avec Hitler, mais ensuite, dans un chapitre situé en 1927, il devient informateur pour Moscou parce qu’il a « à Munich, des contacts dans l’environnement immédiat d’Hitler » : pourquoi se rapprocherait-il des années plus tard d’un autre proche d’Hitler s’il avait déjà des contacts ? De même, on lui demande ce qu’il fait en République socialiste soviétique d’Arménie en 1927 « après être passé par Paris, Lausanne, Berlin et Munich » alors qu’il est allé à Paris et en Suisse en 1929 et à Munich en 1932… et qu’un chapitre précédent plaçait son voyage en Arménie en 1932 : alors, certes, il a pu y aller dans d’autres circonstances que celles racontées, des voyages non évoqués, mais ça ne semble tout de même pas très logique. De même, d’autres détails m’ont questionnée, des éléments que j’ai trouvés incohérents, au sujet de l’homme au gilet jaune ou d’Haïgaz.
Et à mes yeux, cela a souligné les rencontres improbables et les faiblesses de construction du récit.

Un récit de vie trouvant sa source dans les atrocités du génocide arménien qui m’aura fait passer par de multiples émotions pendant une première partie aussi prenante et passionnante qu’horrible, mais dont la seconde moitié ne m’a pas semblé aussi convaincante.

« – Une morale ? Mais quelle morale ? La morale n’existe pas en politique, mon pauvre Saad. La morale, c’est pour les faibles. La politique, c’est justement la victoire de l’efficacité sur la morale. Comment croyez-vous que votre père a agrandi ses entrepôts, et à qui croyez-vous qu’il a racheté ses trois nouveaux navires ? À qui croyez-vous que le mien a racheté les commerces en gros de laine et de soie ? Comment croyez-vous que je vais assurer à votre fille, quand elle sera ma femme, le luxe et l’opulence qu’elle n’aura jamais connus dans sa propre maison ? Par cette industrie que les Arméniens avaient accaparée et que nous leur reprenons aujourd’hui. La mort de ces enfants arméniens, Saad effendi, c’est la survie des enfants turcs. C’est la survie de votre fille. »

« C’est ainsi que les cultures survivent. Par les gestes quotidiens. Par le partage des saveurs et des savoir-faire. Hovannes en a presque les larmes aux yeux. La force indestructible de la diaspora qui se construit, il la voit à travers cette survivante, heureuse dans un autre pays que le sien et qui répète les gestes ancestraux de ses traditions. »

L’oiseau bleu d’Erzeroum, Ian Manook. Albin Michel, 2021. 542 pages.

De sang et d’encre, de Rachel Kadish (2017)

De sang et d'encre2000 (et non 2017 comme l’indique la quatrième de couverture). Helen Watt, professeur d’université proche de la retraite, est contactée par un ancien élève pour examiner de vieux papiers dissimulés dans une cache secrète de sa maison depuis trois cents ans. La spécialiste de l’histoire juive et Aaron Levy, un étudiant américain plongée dans une thèse compliquée, réalisent rapidement qu’un trésor est à portée de main. Qui est cet Aleph auteur de ces manuscrits ?
1656. Esther Velasquez, orpheline, quitte Amsterdam sous la protection d’un rabbin aveugle. Jeune femme passionnée par l’étude et le savoir, elle va lui servir de scribe pendant des années jusqu’à ce que la Grande Peste vienne dévorer la ville.

Une découverte pour laquelle je peux remercier Babelio sur un sujet original. J’ai eu un peu de mal à entrer dans le récit ; cent pages environ m’ont été nécessaires pour m’y immerger. Outre une écriture peut-être trop minutieuse, avec des circonvolutions inutiles, j’avais l’impression d’être laissée de côté par cet univers de grandes études, de thèses et autres doctorats que je n’ai pas fréquenté. Cependant, ma progression laborieuse du début a vite été de l’histoire ancienne et je me suis plongée dans les deux histoires qui s’entremêlent dans ce récit.
Les chapitres alternent les époques. D’un côté, il y a l’enquête de papier menée par Helen et Aaron ; de l’autre, la vie d’Esther qui progresse peu à peu et qui éclaire les lettres lues par les deux experts. Les suppositions et les déductions d’un côté ; les faits tels qui se sont produits de l’autre.

Esther est une femme intelligente, avide de savoir, de discussions, de débats et de confrontations avec les philosophes ayant marqué son siècle, à commencer par le fameux Spinoza. Je dois admettre que leurs échanges philosophiques se sont révélés parfois laborieux pour moi tant c’est un domaine que je ne connais et ne pratique guère. En réalité, ce n’était pas incompréhensible, mais ces passages avaient tendance à glisser sur mon esprit, aussi insaisissables que de l’eau entre mes doigts. Dans le petit entretien qui clôt le livre, l’autrice explique qu’elle n’avait pas de culture philosophique avant l’écriture de ce roman et que cela lui a demandé un dur travail pour appréhender les concepts et les textes des philosophes : je trouve ça plutôt rassurant dans le sens où cela sera peut-être à ma portée le jour où j’éprouverai l’envie de consacrer du temps à ces sujets.

Toutefois, ce livre a été plutôt une bonne découverte.
Tout d’abord, j’ai aimé en apprendre davantage sur cette histoire juive dont j’ignorais tout. Les supplices des Juifs sérafades sous l’Inquisition, leur exil du Portugal vers Amsterdam, la reconstruction de la communauté juive londonienne à partir de 1656, etc., tout a été une complète découverte pour moi. Je ne pense que quiconque ayant déjà des connaissances sur le sujet trouverait ici matière à se régaler car la romancière ne fait que tracer les grandes lignes, mais, de mon point de vue de néophyte, j’ai trouvé ça intéressant.

Ensuite, l’aspect humain des personnages a joué. Rachel Kadish utilise des ressorts connus, certes, mais qui fonctionnent. L’utilisation d’un duo composé de personnalités très différentes avec Helen et Aaron et des portraits de femmes passionnées. Des femmes qui veulent vivre sans être perpétuellement asservies aux attentes de la société et des hommes. Des femmes aux buts divers mais qui finalement recherchent toutes une forme d’indépendance. Des femmes dont la fin ne sera pas toujours sereine et heureuse. Constantina, rebelle méprisée par sa communauté, avide de plaisirs ; Mary, rêvant du grand amour ; Esther, bien sûr, passionnée par les études et rejetant les liens du mariage et de la maternité… Cependant, pour être honnête, je les ai apprécié·es, j’ai aimé suivre les protagonistes féminins et masculins, mais je ne me trouve pas particulièrement marquée par ces rencontres. Comme si Rachel Kadish avait échoué à me les rendre véritablement vivant·es.

Dense, lent, De sang et d’encre est un roman historique intéressant, qui fonctionne bien, même s’il aurait sans doute pu être raccourci et amputé de quelques répétitions. Je retiendrai surtout l’utilisation d’un cadre historique atypique que je n’avais jusqu’alors jamais rencontré. Une bonne lecture.

« Il arrive qu’une femme, en certaines circonstances, puisse acquérir ce qu’elle désire en dehors de la protection d’un homme. Si tu trouves le moyen de vivre comme tu l’entends, si peu naturel que ce puisse être, tu porteras sur tes épaules les vœux de milliers d’épouses. Ce qui ne les empêchera pas d’être les premières à te maudire en public comme si tu étais le diable en personne. »

« Le corps d’une femme, dit le monde, est une prison où son esprit ne peut que s’étioler. »

De sang et d’encre, Rachel Kadish. Cherche-midi, 2020 (2017 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude et Jean Demanuelli. 564 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – La Pierre de Mazarin :
lire un livre se déroulant à l’époque du Cardinal Mazarin (XVIIe siècle)

Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo (1831)

Notre Dame de ParisAprès Les Misérables l’an passé, je me suis plongée dans Notre-Dame de Paris. Et pas toute seule, cette fois, puisque j’ai eu la meilleure des copilotes, Alberte Bly, qui a rendu ma relecture (car je l’avais lu il y a dix ans, mais ma mémoire étant ce qu’elle est, un rafraîchissement ne pouvait pas faire de mal) encore plus passionnante grâce à nos échanges réguliers. C’était vraiment trop bien de débriefer ainsi, chapitre après chapitre !

> La chronique d’Alberte
est juste ici ! <

Je ne prétends pas écrire une critique détaillée de cet incroyable bouquin ; juste, si possible, donner envie à quelques personnes de le découvrir. Pour mettre les choses au clair, je considère qu’il n’est absolument pas dans mes cordes de parler d’un tel roman !

Notre-Dame de Paris, c’est une histoire que tout le monde connaît un peu. Grâce au livre, grâce à la comédie musicale, grâce au dessin animé (même si, d’après Alberte, la fidélité à l’œuvre d’Hugo n’est pas franchement au rendez-vous (en ce qui me concerne, je ne l’ai – encore – jamais vu)). C’est l’histoire d’Esmeralda, cette jeune gitane autour de qui gravitent Quasimodo, Frollo, Phoebus et Gringoire. C’est l’histoire de la cathédrale et de la ville grouillante qui l’entoure. C’est l’histoire de quelques jours de 1482. C’est une histoire de passions, de trahisons, de quiproquos.

Tout d’abord, pour moi, ça a été une redécouverte des personnages. Je me souvenais de leur destin respectif, mais pas des détails les concernant. Et Hugo nous les présente, nous les fait vivre d’une manière si fluide, si passionnée, si visuelle que chaque rencontre est un régal.
Avant de commencer, j’étais sûre que mon personnage favori serait Quasimodo, ce sonneur de cloches difforme, rejeté de tous, incompris et mal-aimé. Que nenni. Comme prévu, j’ai ressenti beaucoup de compassion et de tendresse pour lu ; j’ai savouré toutes ses apparitions et j’ai été fascinée par ce chapitre où Hugo raconte son rapport intime avec Notre-Dame, son osmose avec cette carapace de pierre dont il connaît le moindre recoin, l’harmonie entre la pierre et la chair ; mais ce n’est pas celui qui m’a le plus passionné.
Car ce titre est remporté haut la main par Claude Frollo, l’archidiacre. Diantre, si je m’étais attendue à un personnage pareil ! Ce n’est pas un personnage que l’on aime purement et simplement ; Frollo est bien plus complexe que ça. Là où un personnage comme Quasimodo ne suscite qu’un sentiment positif constant, Frollo nous fait faire les montagnes russes. Hugo nous offre un protagoniste que l’on peut à la fois aimer et détester. C’est un érudit éminemment cultivé, tiré de ses chères études par la vie qui l’a laissé seul responsable de son jeune frère ; un savant versé dans tous les arts, de la médecine à l’alchimie, qui n’est pas aussi aveuglément croyant que je le pensais ; un personnage austère d’apparence mais qui adore son diable de frère et qui, seul, s’émeut du garçonnet contrefait abandonné devant sa cathédrale qu’il protégera du bûcher, qu’il soignera avant de lui donner un travail au cœur de l’édifice adoré ; un homme qui, ayant toujours renié la chair, vit l’apparition d’Esmeralda comme une révélation et une torture. Cela ne l’empêche pas d’être un terrible anti-héros : il est parfois détestable, manipulateur et cruel, son discours à base de « si elle n’est pas à moi, elle ne sera à personne » ne peut être excusé et, avouons-le, il devient complètement timbré tandis que le récit progresse. Cependant, toutes ses facettes font tout simplement de lui le personnage le plus fouillé, le plus intéressant du roman, en bref, celui qui se détache du lot.
J’ai eu un second favori en la personne de Gringoire. Personnage secondaire, personnage « à-côté », il ne fait pas grand-chose, n’a que peu d’influence sur le récit et paraît être quelque peu notre alter ego de papier. Par sa pleutrerie, sa tempérance au milieu de tous ces personnages extrêmes, il m’a semblé plus proche de moi que les autres protagonistes. Je l’ai aussi adoré pour son côté décalé, pour ses réflexions détachées, pour sa facette « artiste torturé » que l’auteur semple caricaturer à plaisir, pour ses amours versatiles – d’Esmeralda à Djali, la petite chèvre de l’Égyptienne, en passant par les pierres sculptées –. Personnage unique car personnage terriblement drôle, Gringoire fut une très sympathique rencontre.
En revanche, pas de surprise : j’ai haï Phoebus sans discontinuer. Fat, lâche, vulgaire, coureur de jupons, narcissique… imbuvable.
Quant à Esmeralda, tout tourne autour d’elle, mais elle m’a laissée plutôt indifférente. Au mieux, je me suis interrogée sur sa naïveté. Je suis restée assez perplexe face à son côté « jeune ingénue » qui, même si elle n’a que seize ans et n’a jamais connu l’amour, tranche un peu trop avec le fait de vivre à la Cour des Miracles et de côtoyer toutes sortes de brigands. Une exception : l’histoire de sa naissance qui m’a émerveillée, enthousiasmée, questionnée pendant une bonne partie du récit.

En dépit des descriptions, on est loin du gros pavé rébarbatif complètement illisible (tout le monde ne partagera sans doute pas mon opinion cependant). Bon, je ne vais pas vous mentir, le Livre troisième et spécialement le chapitre II, « Paris à vol d’oiseau », m’ont fait piquer du nez une ou deux fois (il faut dire que quand tu es plongée dans l’intrigue et que tu viens de passer un moment génial dans la Cour des Miracles, ça surprend un tantinet). Le chapitre I était encore relativement intéressant, notamment à lire en 2020 car on y retrouve les débats qui ont succédé à l’incendie de Notre-Dame : comment rénover ? faire comme avant, opter pour le moderne, qu’est-ce qui défigure l’édifice, qu’est-ce qui signe simplement une évolution logique de l’architecture, etc. En revanche, la musique n’a pas été la même pour le second chapitre : cette énumération de rues, ponts, portes, monuments, enceintes de la capitale a été longue. Très longue. Trop longue. Mais après les égouts de Paris vus sous tous les angles des Misérables, j’étais rodée et ce n’est pas ce chapitre qui m’a fait déchanter. Surtout qu’il a été le seul à m’ennuyer autant. Après ça, les digressions ou les citations latines à tire-larigot, c’était du pipi de chat ; ses autres exposés (comme « Ceci tuera cela ») m’ont davantage permis de renouer avec le Hugo érudit, passionné et par là passionnant.

Et surtout, autour de ce passage quelque peu laborieux, ce n’était que pur bonheur.

J’ai été tenue en haleine du début à la fin. C’est une histoire de passions extrêmes, que ce soit dans l’amour ou dans la haine, les deux n’étant d’ailleurs pas forcément indissociables. C’est une histoire de quiproquos. Ah, ces petits ratés qui donnent envie d’hurler, de rentrer dans le livre pour corriger les personnages ! Hugo a indubitablement ce talent qui rend l’histoire trépidante, haletante, qui attise la curiosité, une maîtrise incroyable du romanesque. Cette excitation à la découverte de la Chantefleurie ! Quel plaisir alors d’échanger des hypothèses avec une autre lectrice tout aussi enthousiaste.
C’est un récit terrible évidemment. La fin est déprimante au possible et le roman est ponctué d’épisodes poignants à serrer le cœur (encore une fois, Chantefleurie, comment ai-je pu t’oublier ?). La scène du couronnement du pape des fous est très forte également dans son genre avec toutes les émotions qu’elle suscite : la joie diffuse de Quasimodo, les rires de la foule, l’emprise de Frollo… Je ne suis que pure admiration face à ses scènes aux sentiments exacerbés qui rendent la lecture incroyablement puissante. C’est d’un déchirant tout simplement grandiose.
Et pourtant, Victor Hugo démontre encore une fois son humour. A travers le personnage de Gringoire dont j’ai déjà parlé, mais aussi au travers de ses adresses aux lecteur·rices ou grâce à de petites réflexions à l’acidité mordante. Dans le chapitre un peu ennuyeux évoqué ci-dessus, il se moque du Palais de la Bourse avec une ironie qui m’a laissée morte de rire.

Voilà ce que je trouve fascinant : l’alternance des genres et des atmosphères. Hugo nous fait passer d’un passage décalé à un autre profondément poignant – à tel point que cela pourrait paraître tire-larmes si ce n’était pas magistralement géré – à un chapitre quasiment pédagogique sur l’architecture avant que vienne s’intercaler une péripétie totalement ubuesque – à l’instar du dialogue de sourd qu’est le procès de Quasimodo. Et puis, il y a cette facette incontestablement tragique qui rappelle les funestes destinées des héros et héroïnes de la Grèce antique. Ainsi, la préface dit, au sujet du mot grec « ananké », fatalité, « C’est sur ce mot qu’on a fait ce livre. »
Résultat : à l’instar des Misérables, une œuvre marquante qui me touche et dont certains passages resteront gravés dans ma mémoire et dans mes tripes.

 Bref, c’était sombre, c’était drôle, c’était burlesque, c’était crispant, c’était horripilant, c’était barbant (une fois), c’était monstrueux, c’était palpitant. C’était dingue. C’était Victor Hugo, pourrait-on dire.

Juste un dernier mot sur mon édition, à savoir la version illustrée par Benjamin Lacombe pour la collection Métamorphose. Indubitablement sublime, j’ai beaucoup aimé les illustrations – même si elles auraient pu être plus nombreuses – qui, par leur noirceur, colle plutôt bien à l’ambiance du récit. Le rouge est la seule couleur qui dénote vraiment. La jupe d’Esmeralda, la crinière de Quasimodo, la cape de Phoebus font ainsi écho au sang et à la passion qui semblent guider ce récit vivant et ardent. Je regrette simplement l’échec de Lacombe à rendre la laideur de Quasimodo si appuyée par Hugo et si cruciale dans ses relations au monde. Il a beau le faire bossu, borgne, avec une dentition chaotique, son Quasimodo n’est pas aussi affreux qu’il le devrait.
(Je ne m’attarderai pas sur les fautes de frappe qui, d’autant plus dans un ouvrage soigné comme celui-ci, ont le don de m’agacer prodigieusement… Mais quand même… « une plaie allez large », « tout implement », sérieusement ? Grr.)

« Avec le temps, il s’était formé je ne sais quel lien intime qui unissait le sonneur à l’église. Séparé à jamais du monde par la double fatalité de sa naissance inconnue et de sa nature difforme, emprisonné dès l’enfance dans ce double cercle infranchissable, le pauvre malheureux s’était accoutumé à ne rien voir dans ce monde au-delà des religieuses murailles qui l’avaient recueilli à leur ombre. Notre-Dame avait été successivement pour lui, selon qu’il grandissait et se développait, l’œuf, le nid, la maison, la patrie, l’univers.
Et il est sûr qu’il y avait une sorte d’harmonie mystérieuse et préexistante entre cette créature et cet édifice. Lorsque, tout petit encore, il se traînait tortueusement et par soubresauts sous les ténèbres de ses voûtes, il semblait, avec sa face humaine et sa membrure bestiale, le reptile naturel de cette dalle humide et sombre sur laquelle l’ombre des chapiteaux romans projetait tant de formes bizarres. »

« L’écolier observait son frère avec surprise. Il ne savait pas, lui qui mettait son cœur en plein air, lui qui n’observait de loi au monde que la bonne loi de nature, lui qui laissait s’écouler ses passions par ses penchants, et chez qui le lac des grandes émotions était toujours à sec, tant il y pratiquait largement chaque matin de nouvelles rigoles, il ne savait pas avec quelle furie cette mer des passions humaines fermente et bouillonne lorsqu’on lui refuse toute issue, comme elle s’amasse, comme elle s’enfle, comme elle déborde, comme elle creuse le cœur, comme elle éclate en sanglots intérieurs et en sourdes convulsions, jusqu’à ce qu’elle ait déchiré ses digues et crevé son lit. L’enveloppe austère et glaciale de Claude Frollo, cette froide surface de vertu escarpée et inaccessible, avait toujours trompé Jehan. Le joyeux écolier n’avait jamais songé à ce qu’il y a de lave bouillante, furieuse et profonde sous le front de neige de l’Etna. »

« Alors les femmes riaient et pleuraient, la foule trépignait d’enthousiasme, car en ce moment-là Quasimodo avait vraiment sa beauté. Il était beau, lui, cet orphelin, cet enfant trouvé, ce rebut, il se sentait auguste et fort, il regardait en face cette société dont il était banni, et dans laquelle il intervenait si puissamment, cette justice humaine à laquelle il avait arraché sa proie, tous ces tigres forcés de mâcher à vide, ces sbires, ces juges, ces bourreaux, toute cette force du roi qu’il venait de briser, lui infime, avec la force de Dieu. »

Notre-Dame de Paris, Victor Hugo, illustré par Benjamin Lacombe. Editions Soleil, coll. Métamorphose, 2013 (1831 pour la première édition). 589 pages.

Quo Vadis, d’Henryk Sienkiewicz (1895)

Quo Vadis (couverture)Faisant du tri parmi quelques vieux bouquins venus de mes grands-parents, parmi des titres très inspirants tels que Les héroïnes de l’amour filial, je suis tombée sur ce Quo Vadis. Ancienne édition étant synonyme d’absence de résumé sur la quatrième de couverture, j’allais alors faire un petit tour sur Babelio pour savoir ce que me réserverait ce « roman des temps néroniens », tel étant le sous-titre de cet ouvrage polonais. J’ai été surprise de découvrir un roman aux critiques extrêmement élogieuses, souvent très bien noté (de même que sur Livraddict bien que ce titre semble avoir attiré moins de lecteur·rices sur ce second réseau). J’ai donc décidé, non seulement de le conserver, mais également de me plonger dedans séance tenante.

Nous sommes en 64 après Jésus-Christ et Néron domine Rome et le monde occidental. C’est alors que Vinicius, tribun et patricien romain, tombe amoureux de la jeune Lygie. Mais celle-ci est chrétienne et sur la tête de ces adorateurs d’un nouveau dieu va bientôt s’étendre la main cruelle de César.

C’est donc un roman historique et qui dit roman historique dit épisodes célèbres. Si je vous dis Néron, l’incendie de Rome vous viendra sans doute en tête : effectivement, il est relaté dans toute sa dangerosité grandiose dans ce récit et justifiera la persécution des chrétiens – histoire de détourner les soupçons d’un empereur ayant maintes fois regretté de n’avoir vu l’incendie d’une ville tel Priam devant Troie.
Ce sont aussi des personnages illustres. L’Imperator Néron, tout d’abord. Néron, César, Barbe-d’Airain, Ahénobarbe. Tyran sanguinaire et mégalomane, mais, dans ce roman, surtout avide d’être reconnu comme artiste. D’un bout à l’autre, on le voit composer, déclamer ses vers, chanter, jouer de la musique, rêver de foules en délire devant son talent. Tel le Commode incarné par Joaquin Phoenix, le Néron de Sienkiewicz, aussi fascinant qu’ignoble, m’a tantôt inspiré de la pitié, tantôt du mépris, tant ce monstre ressemble parfois un petit garçon en mal de reconnaissance. C’est d’ailleurs sans doute l’immaturité de son comportement, tout en désirs impulsifs et volontés irréfléchies, qui rend aussi terrifiant ce chef qui tient le monde entre ses mains.
Il y a aussi Pétrone, arbitre des élégances auquel Sienkiewicz offre la paternité du Satyricon. Cet esthète indolent, cultivé, spirituel, joueur – y compris avec sa propre vie – m’a fasciné au fil des pages. S’il m’a d’abord agacée par sa nonchalance, ses efforts tous en ruse et en manipulation pour finalement aider son neveu Vinicius, son goût pour la liberté – qui lui font refuser le despotisme total de Néron comme la modération prônée par les chrétiens – et l’inaltérabilité de son caractère, incorruptible même par la peur de la mort, ont fini par me faire changer d’avis à son sujet tandis que sa sortie de scène m’a terriblement amusée (pour les personnes qui auraient lu le roman, je parle évidemment de sa pique à Néron, pas de son acte en lui-même).
Et puis, il y a tout ce qui touche au christianisme naissant. Les persécutions, les condamnations massives, les tortures plus ou moins raffinées qui, loin de faire disparaître cette nouvelle secte, semblent l’avoir aidée à prospérer. Et l’on rencontre alors des figures clés de cette religion : les Apôtres (qui ne sont pas encore sanctifiés) Pierre et Paul de Tarse. Loin de toute considération religieuse, l’humanisme de ces deux hommes est vraiment puissant et résonne plus fortement dans le récit que tous les discours illuminés des convertis. Quant à la tâche principale de Pierre – construire la Ville du Christ au cœur de Rome, au cœur de la cité débauchée de Néron –, elle annonce la nouvelle civilisation qui supplantera la domination romaine.

Que cela soit dit, je ne suis pas certaine à 100% de l’exactitude de tous les faits racontés ici (je parle évidemment de tout ce qui est relatif à la vie des Romains ainsi que des événements historiques). Ce que je sais – crois savoir, puisque que je ne suis jamais sûre de moi – des gladiateurs semble montrer des erreurs. De même, rapport à certains épisodes historiques, Sienkiewicz semble avoir parfois adopté le choix de la version la plus épique, la plus romanesque… et la plus controversée.
Cela étant dit, ça ne m’a pas du tout gênée pendant ma lecture. J’ai au contraire été plutôt emportée par le souffle épique du récit : cette Rome aux mille dieux (les dieux romains auxquels on ne croit plus guère, mais que l’on invoque par habitude, hébreux, égyptiens, et maintenant le Dieu unique chrétien), l’évocation des extravagances romaines et des abus insensés (en termes de fêtes, de mets…), le contraste entre civilisation décadente, avide de plaisirs et de spectacles sanglants, et religion douce et modeste, le déclin de l’empire romain, l’amour interdit des deux jeunes gens, les revers de fortune…
Les flagorneurs insupportables se pressant auprès de Néron m’ont fait soupirer d’exaspération (leurs louanges ridicules valent le détour) ; la verve faussement soumise, quémandeuse et rusée de Chilon m’a amusée ; les joutes verbales de Pétrone m’ont fait aimer ce personnage. J’ai suivi avec intérêt les renversements de situation, les jeux d’influence, les querelles jalouses et vengeresses entre les différents personnages.
Ne partageant guère la vision exaltée des protagonistes concernant le christianisme, j’ai davantage aimé la façon dont des dérives se font déjà sentir. Si les Apôtres Pierre et Paul prônent l’amour et le pardon, tels que Jésus lui-même leur a enseigné, ce n’est pas le cas de tous leurs disciples. En la personne d’un dénommé Crispus se dessine déjà l’ombre des extrémistes vitupérant, des fanatiques culpabilisateurs. Ce dernier prêche de façon presque haineuse et terrifiante, reprochant à Lygie son amour pour Vinicius (« l’ami et le serviteur de l’Antéchrist, son compagnon de débauches et de crimes », rien que ça) et effrayant les condamnés à mort dont le supplice ne rachètera pas nécessairement les péchés. Leur foi est à peine née que se fait déjà sentir cette religion moralisatrice et répressive qu’elle sera dans les siècles à venir. 

Tandis que la pureté et l’innocence de Lygie m’ont ennuyée, les tourments de Vinicius ont su davantage m’intéresser grâce à l’évolution qu’ils induisent. Ce personnage que l’on pourrait croire borné et irrémédiablement modelé par son éducation finit finalement par se remettre entièrement en question, modifiant définitivement la route de son existence (ce qui me rappelle Tancrède de Tarente dans Dominium Mundi à la différence que, à deux millénaires d’intervalle, l’un se rapproche du Christ alors que l’autre s’en éloigne). Si la romance n’est pas ce qui m’aura le plus bouleversée, j’avoue avoir parfois été happée par le récit, inquiète de ce qui allait arriver aux deux amoureux. (Rien que pour ça, je dis bravo à l’auteur.)
Néanmoins, les personnages que j’ai préféré côtoyer sont des protagonistes plus troubles (et nos deux tourtereaux apparaissent bien fades à côté d’eux). Néron et Pétrone dont j’ai déjà parlé sont en tête, même je dois aussi citer Chilon Chilonidès, même s’il m’a inspiré des sentiments moins unanimement positifs. Chilon est un sage qui se plie à la philosophie qui lui permettra de manger, un Grec dont les courbettes cachent de la rancune et dont les mauvaises actions se révèlent malgré tout compréhensibles. Tous sont des personnages nuancés, riches et passionnants. S’ils m’ont parfois rebutée, par leur caractère et leurs actes, il m’a été absolument impossible de les détester complètement.

Ce récit m’a fortement rappelé un livre lu et relu dans ma jeunesse, Le serment des catacombes, d’Odile Weulersse : je ne me souviens que d’une histoire d’amour entre un Romain et une chrétienne (ainsi que du sort finale de la jeune fille) et j’aimerais beaucoup le relire, notamment pour le comparer au présent ouvrage et voir à quel point ce dernier a pu servir d’inspiration à l’autrice.

Découverte complète pour moi, cette fresque m’a embarquée pour une lutte philosophique entre la recherche des plaisirs absolus des Romains et le nouvel art de vivre des chrétiens, pour une lecture à cheval entre la fin d’un monde et la naissance d’une nouvelle civilisation, pour des heures indubitablement romanesques et par là palpitantes. Un livre dont je n’attendais rien et qui s’est révélé une très bonne surprise !

« Je sais que dans la vie je ne trouverai jamais rien de meilleur que ce que j’ai trouvé, et toi, tu en es encore à espérer et à chercher quelque chose ; si la mort venait frapper à ta porte, tu serais étonné, malgré ton courage et tes chagrins, d’être obligé de quitter déjà la terre, tandis que moi j’accepterais cette fin inévitable avec la conviction qu’il n’y a pas au monde de fruits dont je n’aie goûté. »
(Pétrone à Vinicius)

« Rien ne comptait plus : ni la majesté de la loi, ni le prestige des fonctions publiques, ni les liens de la famille, ni la distinction des classes. Des esclaves bâtonnaient des citoyens, des bandes de gladiateurs ivres du vin volé à l’Emporium terrorisaient les carrefours, bousculant les quirites, les piétinant, les dépouillant. Quantité de barbares en vente s’étaient enfuis de leurs baraquements. Pour eux l’incendie de la ville marquait la fin de l’esclavage et l’heure de la vengeance : et, tandis que la population stable tendait désolément les bras vers les dieux, ils se jetaient sur elle, dévalisant les hommes et violentaient les filles. A eux s’était joint un ramas d’esclaves en service, des misérables ayant pour tout vêtement une ceinture de laine sur les hanche, une population invisible le jour dans les rues et dont il était difficile de soupçonner l’existence à Rome. Cette multitude, composée d’Asiatiques, d’Africains, de Grecs, de Thraces, de Germains et de Bretons, prenait sa revanche de tant d’années de servitude et vociférait sa fureur dans tous les jargons de l’univers. Vinicius avait vu des villes forcées, mais jamais rien de comparable à ce chaos du désespoir, de la joie sauvage, du délire et de la débauche. Et, sur ses sept collines, l’impératrice du monde flambait. »

« Je me suis souvent demandé pourquoi, fût-il puissant comme César et sûr comme lui de l’impunité, le crime se donne laborieusement le masque du droit, de la justice et de la vertu. »

Quo Vadis : roman des temps néroniens, Henryk Sienkiewicz. Éditions de la Revue Blanche, 1901 (1895 pour l’édition originale). Traduit du polonais par B. Kozakiewicz et J.-L. de Janasz. 645 pages.

Quelques mots sur… Scrops !, Le héron de Guernica et Bonjour tristesse

Thématique involontaire, je vous présente aujourd’hui trois courts romans français qui font tous entre 150 et 160 pages.
De la SF, de l’histoire et un petit classique, il y en aura pour tous les goûts.

***

Scrops !, de Maëlig Duval (2019)

Scrops ! (couverture)Physis, jeune planète artificielle aux tréfonds de la galaxie. Les humains y vivent en harmonie avec leur petit univers jusqu’à ce que Madeline disparaisse. Certains accusent les scrops, mignonnes créatures monotrèmes à poils et à bec, d’en être responsable. La planète-fille voudrait-elle se débarrasser de ses créateurs et créatrices ?

Je me dois de remercier Babelio et les éditions Gephyre – que je découvre en cette même occasion – de m’avoir envoyé ce livre qui me serait sans doute resté méconnu sans eux.

L’idée de base est extrêmement poétique. Imaginez une planète qui aurait très très envie de naître et de grandir ; imaginez un homme qui rêve de cette planète ; imaginez qu’il réunisse les meilleurs scientifiques, hommes et femmes, et que tous partent dans l’espace soigner leur planète comme on soigne une plante jusqu’à ce que celle-ci soit prête à les accueillir. L’introduction m’a embarqué directement dans un autre univers et les premières pages m’ont tout simplement fascinée. Les mots, le rythme, le concept… en quelques lignes, me voilà partie.
J’ai beaucoup aimé également le côté un peu dingue des créatures inventées par Maëlig Duval : les scrops sont les bestioles les plus loufoques qu’il soit. A vrai dire, cela m’a rappelé les bêtes qu’on inventait et dessinait étant enfants : souvent improbables, souvent bancals, souvent très colorés, visualisez-vous ?

Sur Physis, les humains tentent de mettre en place une nouvelle société, plus juste, plus équitable, mais le principe de toute utopie semble d’être dévoyée ou en tout cas d’abriter en son sein des éléments perturbateurs. Le roman de science-fiction s’en trouve mâtiné de polar avec cette enquête pour élucider le mystère de la disparition de la première femme – la première à avoir réussi à mettre au monde un enfant viable qui a survécu jusqu’à l’âge adulte. Nous suivons les différents personnages – Sab, Hugo, Geneviève, Victor… – pour comprendre peu à peu le dessous de ce complot.  Si le reste de l’histoire est tout aussi prenante que le début, la suite perd en onirisme… pour les retrouver dans les dernières pages.

 De très belles idées, un voyage dans l’espace, des créatures aux motivations floues, une enquête qui questionne notamment les relations familiales et l’évolution nécessaire (ou pas) pour vivre sur une autre planète. Poétique et original, c’est une très jolie découverte !

« Imaginons tout d’abord un homme fou. Mesurément fou, comme peuvent l’être les visionnaires. Un homme avec une certitude qui s’imposa à lui alors qu’il atteignait ses cinq ans, deux semaines et trois jours : une planète erre, dans les limbes, sans croûte, sans gaz ni noyau, et cette idée de planète veut exister si fort qu’elle lui demande, à lui, Will Puckman, Terrien âgé de cinq ans, deux semaines et presque trois jours, d’être son père, sa mère, son créateur.
Imaginons ensuite un homme immensément riche. Un homme dont l’argent peut acheter tout ce qui existe, et créer ce qui n’existe pas.
Songeons à présent, ne serait-ce qu’un instant, à la possibilité qu’il s’agisse du même homme.
Suspendons cet instant fugace et chuchotons à l’oreille du vieillard somnolent, de l’enfant assoupi, de l’adulte fatigué, chuchotons tout bas : si cet homme avait existé, cette histoire aurait été vraie. »

Scrops !, Maëlig Duval. Editions Gephyre, 2019. 158 pages.

Challenge Voix d’autrices : un roman publié dans l’année

Challenge de l’imaginaire
Challenge de l'imaginaire (logo)

***

Le héron de Guernica, d’Antoine Choplin (2011)

Le héron de Guernica (couverture)26 avril 1937, le jour où Guernica fut bombardée. Avec Picasso, il y a eu Basilio, ce jeune peintre qui représente inlassablement les hérons cendrés. Il sera notre guide au cours de cette journée fatale, ce point de rupture pour la paisible cité de Guernica. Et comme Picasso, il interroge, du bout de son pinceau, la nécessité de témoigner de l’Histoire par le biais des arts.

Basilio et Pablo. Le jeune peintre amateur et le peintre célèbre dans plusieurs pays. Tous deux tenteront de représenter l’horreur des événements de Guernica. Le premier à travers sa fascination pour les hérons cendrés qui vivent non loin de la ville ; le second à travers l’immense tableau que tout le monde connaît.
Basilio ne cesse jamais vraiment de songer à ses toiles et ce qui le perturbe le plus est la question de la vie : comment représenter l’étincelle de vie qui parcourt chaque être vivant, même ceux qui, à l’instar des hérons, affectent une immobilité presque parfaite ? Son œuvre trouvera son aboutissement après les bombardements, après les morts et les blessures, après la perte et la souffrance.
Son personnage m’a plu. Il a quelque chose de très naïf, voire d’un peu simplet parfois, mais il est aussi d’une très grande sensibilité, ce qui transparaît tout particulièrement lorsqu’il est question de sa peinture.
On retrouve dans ce texte des éléments qui évoqueront irrésistiblement l’œuvre de Picasso : le cheval, le taureau, les flammes. Ici et là, le tableau saute aux yeux au travers des mots d’Antoine Choplin. Pourtant, celui-ci ne se complaît pas dans les scènes de corps démembrés, de sang, mais exprime néanmoins clairement l’horreur de la guerre et la destruction de la vie.

Guernica, Picasso

Je n’ai pas mille choses à en dire, j’ai beaucoup apprécié ce court roman entremêlant histoire et art ainsi que l’écriture, minimaliste, étonnement paisible, d’Antoine Choplin.

« Doucement, Basilio a relevé le torse, puis la nuque. Comme pour emprunter au héron quelque chose de son allure, de sa droiture, de son élégance hiératique.
Comme chaque fois, il s’émerveille de la dignité de sa posture. C’est ce mot qui lui vient à Basilio. C’est d’abord ça qu’il voudrait rendre par la peinture. Cette sorte de dignité, qui tient aussi du vulnérable, du frêle, de la possibilité du chancelant. »

« T’as vu ça, fait Basilio, le regard toujours tendu vers la trouée par laquelle s’est envolé le héron.
Hein, t’as vu ça, il répète et cette fois, il se retourne vers Rafael et voit son air maussade.
Tu me fais marrer, grogne Rafael.
Pourquoi ?
Et tu me demandes pourquoi. Alors celle-là.
Il force un éclat de rire.
T’as l’aviation allemande qui nous passe à ras la casquette et qui balance des bombes sur nos maisons et tu voudrais qu’on s’émerveille devant un héron qui s’envole.
Basilio, bouche bée.
T’es vraiment dingue, continue Rafael.
Basilio, silencieux, le regard fixe. »

Le héron de Guernica, Antoine Choplin. Editions du Rouergue, coll. La brune, 2011. 158 pages.

***

Bonjour tristesse, de Françoise Sagan (1954)

Bonjour tristesse (couverture)L’été, une villa, le soleil, la mer. Des vacances parfaites pour Cécile, dix-sept ans, son père et la jeune maîtresse de ce dernier. Sauf que tout bascule lorsque le père – Raymond de son petit nom – invite Anne, femme cultivée, subtile, l’antithèse des adeptes des plaisirs faciles que sont ses trois hôtes.

Bonjour tristesse est un roman que j’avais déjà lu il y a quelques années – quand j’étais au lycée, je pense – mais dont je n’avais aucun souvenir. A la faveur de mon dernier déménagement, il s’est retrouvé rangé dans ma PAL car j’étais bien décidée à lui offrir une nouvelle chance (et à me rafraîchir la mémoire). Surprise, cette seconde lecture a été un vrai plaisir ! (Quant à savoir le souvenir qu’elle me laissera, il faudra m’en reparler dans quelques mois.) (Je parierais sur un souvenir confus quoique agréable.)

Je l’ai lu une après-midi en lézardant sous le soleil agréable car supportable de ce début avril et je me suis retrouvée dans cette atmosphère un peu alanguie, dans cette torpeur qu’évoque parfois l’autrice.
J’ai redécouvert un tout petit roman très fin, très psychologique. A travers Cécile, Françoise raconte l’amour, la sensualité, le désir, mais aussi la jalousie qui pousse aux intrigues et engendre des souffrances insoupçonnées, puis la culpabilité, les hésitations, le jeu de manipulation. Sous l’apparence d’une histoire banale de vacances au bord de la mer, Sagan vient distiller quelques gouttes malsaines avec un jeu de « mise en scène » qui prendra des proportions très tristes (sans surprise).

L’histoire est prenante et, bien que les personnages ne soient pas les plus sympathiques qui soient – les préoccupations de ces petits bourgeois me passent un peu au-dessus de la tête –, bien qu’il se dégage de ce récit quelque chose de désuet – ce qui était osé à sa parution est plutôt dépassé aujourd’hui –, on les comprend car leurs émotions restent humaines et immuables. J’avoue m’être passionnée pour les habitants de cette villa de la Côte d’Azur : ils m’ont souvent insupportée (certaines par leur légèreté, unetelle par son mépris, etc.), me faisant prendre parti tantôt pour Cécile, tantôt pour Anne, tantôt les vouant tous et toutes aux gémonies. J’ai aimé le contraste entre les bons vivants que sont Cécile et son père et Anne incarnation de la classe et de l’intelligence cultivée. J’ai aimé les portraits tracés par les mots de Sagan. J’ai aimé les doutes et les revirements de Cécile.

Un roman certes à replacer dans son contexte, mais une tranche de vie dont le côté dramatique se révèle dans les dernières pages, une analyse plutôt fine des sentiments humains et un récit étonnant lorsque l’on songe que l’autrice n’avait que dix-huit ans lors de sa parution.

« La liberté de penser, et de mal penser et de penser peu, la liberté de choisir moi-même ma vie, de me choisir moi-même. Je ne peux pas dire « d’être moi-même » puisque je n’étais rien qu’une pâte modelable, mais celle de refuser les moules. »

« Je me rendais compte que l’insouciance est le seul sentiment qui puisse inspirer notre vie et ne pas disposer d’arguments pour se défendre. »

Bonjour tristesse, Françoise Sagan. Pocket, 2009 (Julliard, 1954, pour la première édition). 153 pages.

Challenge Voix d’autrices : un roman écrit à la première personne