Le sommet des dieux, 5 tomes, de Jirô Taniguchi (dessins) et Yumemakura Baku (œuvre originale) (2000-2003)

Fukamachi Makoto, photographe et alpiniste, tombe dans une petite boutique de Katmandou sur un vieil appareil photo. Il le soupçonne rapidement d’être celui de George Mallory, mort sur l’Everest en 1924, mais les questions qu’il pose éveillent la cupidité de certains. L’appareil est alors volé et c’est le début d’une longue enquête à travers l’histoire de l’alpinisme japonais doublée d’une quête personnelle.

Cette histoire se dessine progressivement, un mystère en soulevant un autre. Tout commence avec la découverte d’un vieil appareil photo par Fukamachi ; cet appareil, responsable de bon nombre de rebondissements, le mènera à Habu Jôji, un alpiniste qui avait disparu aux yeux du monde ; Fukamachi explorera alors son passé afin de comprendre l’homme et ses projets futurs ; ce voyage temporel nous amènera à découvrir un autre alpiniste, Hase Tsuneo. En filigrane, ces hommes seront accompagnés par les fantômes de George Mallory et Andrew Irvine, deux alpinistes britanniques morts en 1924 lors de leur ascension de l’Everest, laissant planer le doute : sont-ils les premiers à avoir atteint le sommet ? Enfin, ces cinq tomes ne sont pas de trop pour permettre à Fukamachi d’éclaircir sa propre relation à la montagne et sur les raisons qui le poussent à y retourner.
Comme on peut le constater, ce manga est en réalité un tressage de plusieurs histoires. J’ai été entraînée dans cet univers, attirée par un mystère – celui de l’appareil photo – avant d’être finalement captivée par les rencontres que j’y ai faites. Rencontres humaines avec des caractères hors du commun et rencontre avec la montagne. Et le dessin de Taniguchi est pour beaucoup dans cette incroyable immersion.

Habu Jôji. Longtemps une énigme pour Fukamachi comme pour le lecteur, cet homme donne au manga toute sa force. On peut lui offrir mille adjectifs : bourru, sauvage, renfermé, parfois antipathique, souvent blessant, franc, obsédé, déterminé, charismatique, incroyablement talentueux, héroïque, quelquefois naïf, d’une obstination quasi enfantine par moments, asocial. Il ne vit que pour la montagne et, parfois consciemment, parfois inconsciemment, pousse les gens autour de lui à se questionner sur le pourquoi de leur existence. Habu place la barre très haut, ne tolère ni l’indécision, ni le manque d’implication. Il est si passionné qu’il perd souvent de son humanité, assénant brutalement des vérités – parfois justes, parfois contestables – sans se soucier des sentiments des autres. Or, on découvre au fil des épisodes qu’il est loin de manquer de cœur ou de compassion. Au contraire, il ne se pardonne rien et vit avec ses blessures comme si les oublier serait un affront, il ne s’autorise aucune faiblesse et aucun pardon. Il y a de multiples Habu et c’est cette complexité qui en fait un protagoniste aussi passionnant à suivre.
Mais il ne faut pas délaisser Fukamachi, certes moins flamboyant, mais tout aussi intéressant. C’est un personnage en proie aux doutes qui évolue énormément au fil du récit dont il est le fil rouge. Son enquête le mène bien plus loin qu’il n’aurait pu l’imaginer et, de simple témoin, devient acteur.
Les cases évoluent selon les besoins de la narration : gros plans, contre-plongée, plongée, page pleine soulignant le gigantisme de la montagne et la petitesse de l’homme, bandes étroites pour souligner la verticalité étourdissante d’une paroi… les alpinistes apparaissent tantôt sûrs d’eux, tantôt vulnérables, fourmi à flanc de montagne ou cœur tourmenté par le doute. Les regards sont puissants et semblent parler aussi bien qu’un vrai regard. Du début à la fin, Taniguchi offre à ses personnages une véritable présence.

J’ai été véritablement immergée dans la montagne. Chose tout simplement impossible dans la vraie vie : je me suis crue en compagnie de ces alpinistes. Blottie sous mon plaid. Les livres sont magiques.
Les paysages sont à couper le souffle et Taniguchi a parfaitement rendu le côté à la fois sublime et terrible des montagnes, une dualité qui fascine tant les personnages. Imposantes et inaltérables, elles sont souvent grandioses, elles sont parfois oppressantes voire effrayantes, elles sont toujours fascinantes. La neige, les avalanches, les roches, la glace, les variations météorologiques… Et ce vent… ce vent qui souffle, qui siffle, ce « Fwuuuuuushhhh » qui s’étire dans les cases et qui m’a vraiment donné à l’entendre. Son trait est précis, réalisme au possible, mais aussi poétique et laisse au lecteur-spectateur une vraie opportunité de s’absorber dans cet univers montagneux.

La montagne, ce sont aussi les blessures et les morts, les tragédies qui se déroulent si loin du reste du monde. Les personnages nous communiquent leurs angoisses, leurs doutes, leur modestie face à la nature. Certains passages font réfléchir, d’autres m’ont tenu en haleine, comme l’accident d’Habu dans les Grandes Jorasses.
La montagne, c’est aussi beaucoup de technique, de matériel et de préparation. Les explications sont suffisantes pour être appréciées d’un néophyte (je lève la main) sans pour autant ralentir l’histoire. Concernant par exemple les préparatifs nécessaires à une ascension ou le déroulement d’une ascension en solitaire, elles s’insèrent parfaitement dans le récit. En outre, je suis sortie de ma lecture avec toute une liste de recherches à faire (et qui va des sommets réputés difficiles aux soldats gurkhas en passant par le permis d’ascension de l’Everest – et la facture en fait quand même un truc de riches (mince, et moi qui comptais y aller pour mes prochaines vacances !) –, Mallory et Irvine, la face sud-ouest de l’Everest et enfin, vérifier si le personnage d’Hase Tsuneo était réel ou fictif – réponse : les deux, car il est très fortement inspiré par Tsuneo Hasegawa –) et, d’après ce que j’ai pu constater, le récit colle de très près avec la réalité. Ce sont tous ces petits détails, mêlés à la fiction, qui font le réalisme et la justesse de ce récit.

Comme je l’évoquais plus tôt, Le sommet des dieux invite à la réflexion, notamment à travers le personnage d’Habu. Il invite Fukamachi, les autres alpinistes et, à travers eux, aux lecteurs, à se demander pourquoi ils vivent, quelle passion les habite, quel désir les fait vibrer. Ça parle de rêves et de leur accomplissement, ça parle de dépassement de soi, de volonté et d’incertitudes, ça parle d’héroïsme et de  passion qui flirte avec la folie. Dans la solitude de la montagne, les hommes se retrouvent face à eux-mêmes.

 

Une aventure formidable. Une enquête journalistique qui se transforme en épopée sportive et humaine hors du commun, des caractères justes et forts, un personnage inénarrable, des dessins somptueux et hypnotiques, Le sommet des dieux est un chef-d’œuvre.

Le sommet des dieux, Jirô Taniguchi (dessins) et Yumemakura Baku (œuvre originale). Editions Kana, coll. Made In, 2004-2005 (2000-2003 pour les éditions originales). Traduit du japonais pas Sylvain Chollet. 325 pages (tome 1), 337 pages (tome 2), 337 pages (tome 3), 313 pages (tome 4), 305 pages (tome 5).

29 réflexions au sujet de « Le sommet des dieux, 5 tomes, de Jirô Taniguchi (dessins) et Yumemakura Baku (œuvre originale) (2000-2003) »

  1. Bon, je ne suis vraiment pas fan de mangas, mais tu es si enthousiaste que ça donne envie !! J’y jetterai un oeil !

    • Je te le recommande vraiment. C’est intense, c’est profond, c’est riche, c’est humain ! Si tu as toujours mauvaise opinion du manga après ça, je ne peux plus rien pour toi. :p Et j’adorerais savoir ce que tu en as pensé si tu te lances un jour.

  2. Je ne me souviens pas qu’il avait l’air si formidable ! Qu’on ne se méprenne pas, je ne l’ai pas lu, mais j’en ai bien évidemment beaucoup entendu parler. Ca a l’air passionnant avec ta chronique, et comme j’aime beaucoup le dessin de Taniguchi, c’est vendeur, très vendeur !

  3. Je ne pense pas que je me serais arrêtée dessus sans ton avis, mais forcément, on ne peut pas rester de marbre en lisant ta chronique dis donc !
    Une série que je lirais quand je me réinscrirai à la médiathèque je pense ! =)
    Merci pour la découverte !

    • Ma chronique donne si envie que ça ? Cool ! Je suis ravie d’avoir pu attirer ton attention et j’espère vraiment que ça te plaira !
      (Et puis, en l’empruntant, tu ne risques rien : au pire, tu laisses tomber.)

  4. On lit du Japon à toutes les sauces par chez toi en ce moment didon 🙂 !
    Ca a l’air vraiment chouette en tout cas, et merci pour l’aperçu des dessins qui ont l’air magnifique !
    En lisant ton article j’ai repensé à l’accident qu’il y a eu en début d’année sur l’Himalaya et dont l’alpiniste française Elisabeth Revol est revenue seul, après avoir dû laisser son compagnon de cordée Tomasz Mackiewicz plus haut. Cette histoire m’a vachement marquée parce qu’il y a eu toute une polémique suite au témoignage de la nana, qui paraissait trop « détachée » parce qu’elle disait que lui comme elle avait accepté les risques que représentaient une telle ascension. Moi je me disais juste que j’arrivais à peine à entrevoir le mental et le courage qu’il fallait déjà pour accomplir ce genre d’exploit sportif…

    Bref, ton article m’intrigue beaucoup parce que j’ai l’impression que ces livres apportent beaucoup d’éléments de réponse sur les questions qu’on peut se poser sur l’alpinisme et les personnes qui le pratiquent. Merci beaucoup !

    • J’ai mis un moment à trouver pourquoi tu disais ça, que je lisais beaucoup de Japonais, mais c’est à cause du Dit du Genji, c’est ça ? Tu m’as déroutée un instant ! ^^

      Les dessins sont très chouettes et vraiment immersifs !

      Je n’avais pas entendu parlé de cet accident, j’ai un peu regardé, et oui, effectivement, le Sommet des dieux évoque plusieurs fois les risques, les accidents, notamment ce cas de figure (et aussi celui de, si l’un tombe et ne peut pas remonter, que l’autre ne peut pas l’aider, que celui qui est tombé est forcément fichu, mais pas forcément l’autre, faut-il ou non couper la corde ?)
      Je n’ai pas suivi l’affaire – vu que je n’étais pas au courant, logique -, du coup, je ne sais pas ce qu’elle a dit ou pas dit, mais effectivement, je pense que tu t’engages dans un sport et une expédition comme ça, tu connais les risques, tu sais qu’il y a un risque de ne pas revenir, mais après, ça ne doit pas être facile à vivre pour autant. Je ne sais pas, la culpabilité du survivant, tout ça… même si tu sais que c’est comme ça et que tu ne pouvais rien faire d’autre. Comme tu dis, il faut un mental de dingue pour se lancer là-dedans. Ce sont des fous en fait. ^^

      Oui, en tout cas, c’est l’impression que j’ai eu et je pense que l’auteur du roman original s’est bien renseigné sur le sujet – à moins qu’il ne pratiquait lui aussi la montagne – et qu’il ne raconte pas trop de bêtises.

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