Les aventures de Mr Pickwick, de Charles Dickens (1836-1837)

(Roman aussi traduit sous le titre Les Papiers posthumes du Pickwick Club.)

C’était confiante, enthousiaste et impatiente que j’attendais le rendez-vous d’avril autour de nos fantastiques classique qui met à l’honneur la littérature victorienne, car j’avais prévu de lire Charles Dickens, ce qui allait être une première (en excluant la version abrégée de La Petite Dorrit que j’avais quand j’étais enfant). Or, même si je n’avais jamais entendu parler de ce titre qui dormait dans ma PAL depuis des années – une vieille édition récupérée je ne sais où – et même si j’en ignorais totalement le sujet, je n’imaginais pas que la découverte put mal se passer.

Classiques fantastiques - Epoque victorienne

Mon avis au fil de ma lecture, le voici…

Les aventures de Mr PickwickCette lecture fut incroyablement laborieuse et, si j’ai persévéré jusqu’au bout, c’est uniquement parce que c’était court. On y suit un Mr Pickwick qui, après un obscur papier sur les étangs de Hampstead et la théorie des têtards (ne demandez rien…), se lance avec l’aval du Pickwick-Club dans des expéditions pour y faire des observations de tout et n’importe quoi. Etudes qui seront à peine évoquées ici ou là et qui ne seront en réalité qu’un vague prétexte à des mésaventures qui toucheront Pickwick et ses compagnons de voyage.

Le récit – le premier roman de Dickens – est composé d’un ensemble de chapitres plus ou moins décousus, peut-être lié à son statut de roman-feuilleton à la base (quoique je n’ai jamais eu cette sensation avec Dumas ou Eugène Sue par exemple), d’une succession de péripéties qui mettront à mal la dignité et la naïveté de Pickwick ou souligneront l’imposture d’un Mr Winkle pas si sportif qu’il aimait à le prétendre, la pédanterie de l’un, l’opportunisme d’un autre, ou – classique – l’intelligence et les remarques éclairées d’un domestique à l’esprit et l’œil plus affûtés que les gentlemen.
Quelques remarques sont vaguement amusantes ou bien formulées, mais le tout n’a eu, à mes yeux, absolument aucun intérêt. Certaines intrigues sont réglées en trois mots, d’autres ne sont pas conclues, à l’image de l’escroc que Pickwick voulait absolument révéler au monde et qui ne sera jamais démasqué. C’est léger, ce qui pourrait être agréable si bien tourné, mais au final, c’est juste absolument creux.

CEPENDANT…

Après quelques recherches extrêmement poussées – à savoir la lecture de la page Wikipédia consacrée à ce roman –, je crois que je dois principalement incriminer mon édition de 1934. Car, en parcourant le résumé détaillé, je me suis aperçue qu’il me manquait bon nombre d’épisodes, de développements ainsi que des histoires intercalées avec le récit principal, ce qui nuit sans doute à la cohérence globale du récit. Rien n’est indiqué (ce que je trouve inadmissible !), ni qu’il s’agit d’une version abrégée ou d’une traduction libre, ni même le nom du traducteur, mais, de toute évidence, il me manque des choses et ces amputations expliquent sûrement que ce texte m’ait semblé si mauvais, disons-le.

Je suis donc bien désappointée et même assez furax de ce rendez-vous manqué, de cette perte de temps qui confirme mon aversion pour les versions incomplètes. Voilà un livre que je ne vais pas garder et, même si je ne me sens pas de retrouver Pickwick dans l’immédiat, il ne fait aucun doute que je relirai Dickens avec des textes connus, des traductions plus récentes et des éditions intégrales ! Et peut-être que je repasserai un jour au Pickwick Club et que j’écrirai alors une chronique très différente…

Les aventures de Mr Pickwick, Charles Dickens, illustré par René Giffey. Librairie Delagrave, 1937 (1836-1837 pour la publication originale en feuilleton). Traduit de l’anglais. 127 pages.

Loin, d’Alexis Michalik (2019)

Loin (couverture)Pour la première fois depuis longtemps, cet été, j’ai écouté un livre audio. Je me suis laissée embarquée par une histoire signée Alexis Michalik que je ne savais point auteur de roman avant de tomber dessus à la bibliothèque. Diverses activités et événements en juillet et août se sont prêtés à l’écoute et, en quelques semaines, je suis parvenue au bout des 18 heures nécessaires pour découvrir Loin.

C’est l’histoire d’Antoine Lefèvre, un jeune homme comme il faut, bientôt employé dans une grosse boîte parisienne, bientôt marié, avec appartement, plan d’avenir et probablement bientôt un bébé dans l’équation. Jusqu’à ce qu’il tombe sur une carte postale de son père. Père qui a disparu vingt ans plus tôt et carte postale qui s’était perdue depuis presque aussi longtemps. Les vacances à Londres avec son pote Laurent se transforment en une petite enquête et, rapidement rejoints par sa jeune sœur Anna, tout son opposé, leur voyage va les emmener forcément très loin.

Ayant adoré les pièces Le cercle des illusionnistes, Intra Muros et plus que tout Le Porteur d’histoires, je connaissais déjà le goût d’Alexis Michalik pour les histoires foisonnantes. Et il est perceptible dès le prologue que cela en irait de même pour celle-ci. À travers la quête des origines d’Antoine et Anna, nous allons parcourir l’Histoire des années 1910 à 2008, traverser l’Allemagne, l’Autriche, la Turquie, l’URSS… et d’autres pays dont je ne dirai rien pour ne pas gâcher le plaisir du voyage à d’éventuelles personnes désireuses d’embarquer.
En parcourant leur étonnant arbre généalogique et la Terre à la recherche de ce paternel pour le moins fuyant, nous allons revivre certains des grands – et souvent terribles – épisodes de l’histoire du XXe siècle et nous allons découvrir, en bons touristes, des cultures, des plats traditionnels, des atmosphères bien diverses. Un bon travail de documentation pour nous immerger au mieux dans l’ambiance locale.
Cette quête et ce voyage sont remplis d’interrogations dont les réponses en soulèvent davantage. Les personnes cherchent, se cherchent (parfois sans le savoir), et comme on dit, ce n’est pas l’arrivée qui compte mais le chemin. C’est l’occasion de réflexions sur le voyage, le pourquoi de celui-ci, l’être humain et ses nuances… et le parfait prétexte pour un mélange justement dosé d’histoires de vie poignantes à serrer le cœur, de péripéties étonnantes et parfois invraisemblables et de dialogues saupoudrés d’humour.

Alexis Michalik propose ici un réjouissant puzzle littéraire. Car tout n’est pas linéaire, on ne va pas simplement et tranquillement découvrir les ascendants d’Antoine et Anna les uns après les autres. Non, leur histoire est un chouïa plus compliquée. Les histoires personnelles s’imbriquent dans la grande Histoire, les personnages bougent, fuient (la guerre, les représailles, le passé…), changent d’identité, vieillissent et meurent accessoirement, ce qui complique parfois la tâche de nos enquêteurs en herbe. Enquêteurs que l’on se prend à vouloir imiter en tentant de deviner les liens entre tel ou tel protagoniste avant leur révélation, en essayant de faire coller les dates (ce qui n’est pas facile avec un livre audio car encore faut-il s’en souvenir, des dates). Le roman réserve bien des surprises et il est difficile de finir un chapitre sans vouloir enchaîner tant l’histoire de cette famille est atypique et captivante.

Tout n’est pas parfait cependant. Ce qui m’a le plus ennuyée : plusieurs personnages féminins m’ont fait un peu soupirer, j’aurais parfois voulu les voir dans des rôles et caractères aussi divers que les hommes avec moins de détails (répétitifs) sur leur physique. Ensuite, oui, il y a quelques longueurs ici ou là, notamment une digression autour de Laurent qui ne me semblait pas forcément nécessaire. En outre, comme dans le tour du monde de Phileas Fogg, on se prend à se dire que le compte en banque du jeune Antoine est décidément bien approvisionné et que c’est un peu facile.
Est-ce que la fin m’a frustrée ?… Oui, un tantinet, je l’avoue. Et pourtant, elle convient très bien malgré tout, donc ce n’est pas bien grave. C’est sans doute surtout qu’il est difficile de quitter une histoire que l’on a eu dans les oreilles pendant dix-huit heures.
Pour être honnête, je me serais peut-être davantage ennuyée en le lisant, les longueurs et les défauts m’auraient sans doute davantage sauté aux yeux du fait d’une concentration accrue. Mais pour une écoute (en vaquant à diverses occupations, en étant fatiguée, etc.), ce roman était léger et entraînant et c’était tout ce que je recherchais.

La rencontre avec les personnages est également truculente, ces derniers étant généralement assez hauts en couleurs… même quand le personnage est, à première vue, un peu terne – comme Antoine –, il saura nous surprendre et l’on ne peut empêcher l’attachement. Face au duo formé par Antoine et Laurent, Anna est l’élément perturbateur et énergique. Celle qui ne se plie à aucune règle, qui fait ce qu’elle veut comme et quand elle veut, qui se débrouille toujours. Elle est la moquerie, le cynisme et l’opposition qui vient pimenter les échanges. Mais comme tous, elle n’est pas cantonnée à un seul rôle et elle saura offrir une palette d’émotions.
Damien Ferrette offre à tout ce petit monde une voix et une réelle présence, par de légères variations d’intonations. Sa lecture est vivante, dynamique et sied à merveille à pareil récit de voyage et d’aventures.

Encore une fois, Alexis Michalik offre une œuvre labyrinthique. À travers le temps et l’espace, il nous embarque pour un voyage dépaysant et émouvant. Même si je préfère nettement ses pièces – plus concises (forcément) et absolument magiques – à son roman, c’était une histoire très agréable à écouter au fil de l’été.

« Je voulais l’aventure, moi aussi. Je voulais vivre.
À vingt ans, j’avais posé le pied sur quatre continents. J’avais dit « bonjour » en
dix-sept langues, j’avais photographié trente-six hôtels de ville.
Outre le plaisir de la découverte, j’en avais tiré une leçon essentielle : nulle part,
je n’étais chez moi. J’étais un Français en Afrique, un Africain ailleurs, un Breton
en Normandie, un Martien en Russie. Mais peu m’importait. C’est ainsi que j’ai compris
qui j’étais : un passager, un témoin.
 »

« Tout juste des questions, car les questions sont la vie même. Tant qu’il existera quelqu’un pour questionner, et pour se questionner, l’humanité vivra, avancera, reculera, s’effondrera, renaîtra de ses cendres. »

« L’essentiel, ce sont les questions. Tant que l’on pose des questions, il y a un but. Dès qu’on a la réponse, on peut mourir. »

Loin, Alexis Michalik, lu par Damien Ferrette. Audiolib, 2019 (Albin Michel, 2019, pour l’édition papier). 18h, texte intégral.

The Jungle Book, de Rudyard Kipling, illustré par MinaLima (1894)

The Jungle Book (couverture)Pour commencer, je reconnais ma surprise en découvrant que The Jungle Book est en réalité un recueil de nouvelles et plus encore que trois seulement mettaient en scène Mowgli, Bagheera, Baloo et compagnie ! Parmi les sept autres, trois se déroulent également en Inde, mais au milieu, une nouvelle dénote particulièrement en racontant les aventures d’un phoque blanc à travers les océans.

J’appréhendais cette lecture en anglais (qui dormait dans la PAL depuis 2018) par crainte d’une langue désuète et trop compliquée à comprendre (car je suis évidemment plus familière de l’anglais actuel que de celui de la fin du XIXe siècle).
Cette appréhension s’est finalement révélée inutile car ma lecture a été très fluide. J’ai simplement découvert l’utilisation d’un tutoiement archaïque avec la panoplie « thou – thee – thy – thine » et de leur étrange conjugaison (« art – dost – wilt – didst – mayest – etc. »), mais on s’y habitue très vite. La nouvelle m’ayant posé le plus de difficulté était « The White Seal » du fait du vocabulaire marin (notamment avec toutes les espèces de poissons et d’oiseaux) assez spécifique. Cependant, ça restait globalement très compréhensible au-delà de quelques recherches de vocabulaire par curiosité.

J’ai pris plaisir à découvrir les personnages originaux du Livre de la jungle – tout en regrettant de ne pas les côtoyer plus longtemps –, d’autant que ceux-ci m’ont réservée quelques surprises par rapport à l’adaptation de Disney, à commencer par un Baloo plus sage et sérieux et le manque de prestige de Shere Khan – moqué, conspué, obligé de se livrer à des manigances pour retourner certains loups contre Mowgli (eh non, ce n’est pas une jolie fille qui détourne Mowgli des siens !). J’ai particulièrement aimé la nouvelle mettant en scène Kaa et le Bandar-log (le peuple des singes) : Kaa – bien plus amical que dans le dessin animé – apparaît avec une vraie prestance, une influence réellement hypnotisante, l’un des personnages majeurs de cette jungle sans côté rigolo, alors que les singes font presque de la peine dans leur désir d’être remarqués par les autres habitants de la jungle qui les méprisent et les rejettent. Mais, loin de l’image des singes éclairés, ceux de Kipling sont les trublions inquiétants et imprévisibles de la jungle, sans mémoire, sans but, sans parole.

Dans toutes les histoires d’animaux anthropomorphes, la violence est bien présente, les lois de la jungle ou les règles de la plage sont parfois impitoyables, et la vie et la mort et le sang s’entremêlent. Entre Shere Khan et Mowgli, « aucun d’eux ne peut vivre tant que l’autre survit » ; pour se faire entendre de ses pairs, Kotick, le phoque blanc, doit faire couler le sang pour prouver sa valeur ; entre Rikki-Tikki la mangouste et Nag et Nagaina les cobras, il ne peut y avoir de trêve. Et puis, il y a l’asservissement et les massacres perpétrés par les hommes…

Les deux dernières histoires mettent en scène des animaux domestiqués par les humains qui parfois trouvent une échappatoire pour une nuit : des éléphants qui vont danser sous la lune et des animaux utilisés dans les guerres des hommes (cheval, mule, buffles, éléphant, chameau) qui discutent de leur manière de combattre et de leurs peurs. Seule une jeune mule, pas encore habituée aux ordres à accomplir sans réfléchir (valables pour les animaux comme pour les hommes…), posera la seule question sensée : « “What I want to now”, said the young mule, who had been quiet for a long time– “what I want to know is, why we have to fight at all.” »

Le travail de MinaLima offre une superbe édition, avec des illustrations colorées et des éléments interactifs. Le tout embellit l’ouvrage et sert le texte sans prendre le dessus avec des éléments ludiques. (Désolée, pas de photo car mon exemplaire dort dans un carton !)
S’ils voulaient illustrer Le Second Livre de la Jungle – dont certaines nouvelles mettent à nouveau en scène Mowgli et compagnie –, je compléterai avec plaisir la collection ! En attendant, ma PAL a d’ores et déjà accueilli The Wonderful Wizard of Oz, également illustré par le duo aux doigts d’or.

Si j’ai eu une préférence pour les nouvelles autour de Mowgli (peut-être parce que c’est ce que j’attendais de ce livre et que les autres ont été une découverte inattendue), ces histoires d’apprentissage, bien plus cruelles que la version de Disney (sans surprise), se sont révélées très sympathiques et prenantes, entremêlant aventures et petites réflexions. J’ai apprécié leur conclusion sur la chanson d’un ou plusieurs personnages qui apporte une touche poétique à chaque nouvelle.
L’édition illustrée par MinaLima est un très bel objet-livre et un écrin de choix pour les découvrir !

Un dernier mot pour remercier Mathilde du blog Critiques d’une lectrice assidue qui m’a donné, sans le vouloir, l’impulsion qui me manquait à travers un échange sur la lecture en VO !

« The tiger’s roar filled the cave with thunder. Mother Wolf shook herself clear of the cubs and sprang forward, her eyes, like two green moons in the darkness, facing the blazing eyes of Shere Khan.
“And it is I, Raksha [the Demon], who answer. The man’s cub is mine, Lungri – mine to me! He shall not be killed. He shall live to run with the Pack and to hunt with the Pack; and in the end, look you, hunter of little naked cubs – frog-eater – fish-killer, he shall hunt thee! Now get hence, or by the Sambhur that I killed (I eat no starved cattle), back thou goest to thy mother, burned beast of the jungle, lamer than ever thou camest into the world! Go!” »

« One of the beauties of Jungle Law is that punishment settles all scores. There is no nagging afterward. »

« Waters of the Waingunga, the Man Pack have cast me out. I did them no harm, but they were afraid of me. Why?
Wolf Pack, ye have cast me out tout. The jungle is shut to me and the village gates are shut. Why?
As Mang [the Bat] flies between the beasts and the birds so fly I between the village and the jungle. Why? »

(Mowgli’s Song)

The Jungle Book, Rudyard Kipling, illustré par MinaLima. Harper Design, 2016 (1894 pour l’édition originale). En anglais. 251 pages.

Challenge Les 4 éléments – L’air : 
un animal disparu ou menacé de disparition (dodo, tigre, baleine, ours polaire…)

Les cinq sous de Lavarède, de Paul d’Ivoi et Henri Chabrillat (1894)

Les cinq sous de LavarèdeLe 25 mars 1891, Armand Lavarède, Parisien dépensier, se lance dans un défi improbable : faire le tour du monde en un an avec cinq sous en poche. En réalité, c’est plutôt un cousin qui le lui lance d’outre-tombe, car telle est la condition pour hériter d’une fortune de quatre millions. À ses côtés, un observateur anglais, Sir Murlyton qui héritera en cas d’échec, accompagné de sa fille, Aurett. À ses trousses, un usurier, Bouvreuil, bien décidé de le pousser à l’échec et ainsi le contraindre à épouser sa fille.

La comparaison avec Le tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne (que, par un heureux hasard, j’ai lu l’an passé) sera inévitable. Certes, Henri Chabrillat et Paul d’Ivoi perdent le bénéfice de l’originalité puisque leur roman est paru vingt-deux ans après celui de Jules Verne. Mais j’en ai malgré tout préféré l’exécution plus vivante et trépidante.

Commençons avec l’histoire en elle-même. L’histoire de Lavarède se passe donc vingt ans après celle de Phileas Fogg ; l’origine n’en est pas un pari, mais une clause testamentaire ; Lavarède a donc droit beaucoup plus de temps que Fogg, mais beaucoup moins d’argent pour le réussir. Or, ce dernier point n’est pas anodin. Parmi les diverses sources de déception lors de ma lecture du Tour du monde… se trouvait la prodigalité de Phileas Fogg, les billets distribués à gogo aplanissant bien facilement tous les obstacles dressés sur sa route. C’est un expédient auquel Lavarède ne peut recourir, ne pouvant pas même se payer un simple billet de train. Tout au long de son aventure, il devra donc faire preuve d’imagination, de ruse et de travail – additionnés de chance et d’entraide pour poursuivre sa route. C’est donc une source inépuisable de rôles endossés par le héros, de rebondissements et de suspense. Certes, le suspense est relativisé par le fait qu’on doute peu de sa réussite, mais l’on s’interroge sur la manière dont il se sortira de tel ou tel mauvais pas.

De plus, là où Fogg était froid et calculateur, Lavarède est un héros bien plus aimable. De par sa verve, son insouciance et sa joie de vivre – qui n’entament en rien sa volonté de gagner son héritage –, il est un personnage plaisant à suivre et l’on comprendra facilement la sympathie qu’il attirera à lui tout autour du globe.
Miss Aurett, même si elle sera amenée à être sauvée ici ou là (tout comme Lavarède), n’est pas un personnage féminin totalement passif comme on peut souvent le regretter. Sa joliesse est soulignée, mais ce n’est pas sa seule « qualité », loin de là, les auteurs insistant finalement moins sur ce point que d’autres bien contemporains (oui, je pense à Pierre Pevel). Outre le fait qu’elle traverse des contrées bien hostiles sans frémir, elle prend des initiatives à plusieurs reprises, convainc bien souvent son père du bien-fondé d’aider Lavarède sans trahir l’impartialité lié à son rôle, remet Bouvreuil à sa place et tire au pistolet lorsque leurs vies sont en jeu.

En outre, j’ai apprécié l’immersion dans les pays traversés qui m’avait manqué chez Jules Verne. Alors que Verne se focalisait sur Fogg qui avançait l’œil rivé à sa montre, Chabrillat prend le temps de décrire les paysages, les habitations et leurs habitants. Il s’inscrit également davantage dans son époque, racontant les travaux (et leurs multiples déboires) du canal de Panama, présentant l’immigration chinoise aux États-Unis, évoquant l’amitié franco-russe et l’inimitié franco-prussienne suite à la guerre de 1870 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine.

Toutefois, je ne prétendrai pas que ce roman est sans défauts. Outre quelques longueurs au bout des énièmes rebondissements, Les cinq sous de Lavarède souffre des tares de bien des romans de cette époque.
Même si Lavarède sait considérer avec amitié des personnages comme Ramon (Indien du Panama) ou Rachmed (Tekké), on n’échappera pas aux sentiments de supériorité d’un auteur occidental, reflet inévitable du colonialisme et certaines considérations oscilleront entre condescendance ou franc mépris. Toutes les nationalités sont sources de clichés et d’humour (les différences de tempérament entre le Français Lavarède et l’Anglais Murlyton en premier lieu), mais ceux sur les Occidentaux sont étonnamment bien plus potaches et gentils que ceux sur les Asiatiques par exemple.
De même, même si le personnage d’Aurett a l’honneur de ne pas être uniquement celui de la belle demoiselle en détresse, on pourra regretter cette opposition un peu facile (mais tellement classique) entre sa beauté – symbole éclatant de sa gentillesse, son intelligence, sa générosité, son courage, etc. – et la « laideur » de sa rivale, Pénélope (qui se languit bien à l’abri pendant que papa Bouvreuil court pour lui ramener Ulysse Lavarède), présentée comme grande (or tout ce qui est mignon doit être petit), anguleuse, que l’on veut nous faire croire aussi sèche de figure que de cœur.

A travers ce roman d’aventures trépidantes et parfois improbables, Lavarède nous offre un voyage autour du monde tel qu’il se présentait à la fin du XIXe siècle (avec la mentalité que cela suppose parfois, même si on lui saura gré d’un personnage féminin qui est loin d’être une potiche).

« Nous sommes dix mille comme cela, au boulevard, qui vivons en général dans le rêve… Si nous nous mettions en tête d’amasser de l’argent, il n’en resterait bientôt plus pour les financiers. »

« Le Heavenway voguait au milieu d’un océan d’or en fusion. Un instant séparées par le passage du navire, les eaux se rejoignaient en arrière formant un tourbillon d’écume lumineuse. Et le remous se propageait, inondant la crête des lames d’un diadème éclatant. La phosphorescence, que la présence d’une algue particulière rend fréquente dans ces parages, augmentait d’intensité à chaque minute, et sur les vagues noires s’étendait un tapis de lumière. »

« – Cela vous fera plaisir de retrouver des semblables ? continua le journaliste. Voilà l’influence salutaire du désert. Dans les villes, on ne songe qu’à les éviter. Voyez-vous, le désert bien appliqué supprimerait les procès et les tribunaux. Il suffirait d’une bonne loi ainsi conçue : « Tout quinteux sera condamné à un mois de hauts plateaux. » Ce serait le triomphe de la bienveillance universelle. »

Les cinq sous de Lavarède, Paul d’Ivoi et Henri Chabrillat. Jouvet & Cie éditeurs/éditions Boivin et Cie, [sans date] (1894 pour l’édition originale). 446 pages.

Le Chancellor, de Jules Verne (1874)

Le thème du mois de juillet des classiques fantastiques nous invitait à des vacances littéraires en bord de mer ou au grand large. J’ai choisi le grand large avec ce titre de Jules Verne… et je doute que l’on puisse vraiment parler de vacances !

Classiques fantastiques - Bord de mer ou grand large

Le tour du monde en 80 jours (couverture)Ce « Journal du passager J.-R. Kazallon » raconte ce qui était censé être une paisible traversée de l’Atlantique entre Charleston et Liverpool et qui se transforme en cauchemar. Une route inappropriée, du mauvais temps, un incendie, un échouement, telles sont les premières péripéties qui mettront le courage et l’esprit de l’équipage et des passagers à rude épreuve. Ce récit, inspiré par le naufrage de la Méduse, m’a également rappelé les Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe (l’étrangeté finale en moins), roman pour lequel Jules Verne proposera d’ailleurs une suite (franchement pas terrible) en 1897. Tous deux proposent un enchaînement apparemment sans fin de calamités et d’épreuves, météorologiques, physiques ou psychologiques pour éprouver l’endurance des voyageurs.

Jules Verne étudie beaucoup la physionomie de ses personnages, présentant, du fait de de leur allure, leur parler ou leur regard, des indices sur leur comportement et leur réactivité. Ainsi, dès le début, le capitaine se révèle peu digne de confiance de par une certaine mollesse qui sera confirmé par sa faiblesse d’esprit par la suite. Il présente différents caractères, physionomies et aspirations, et c’est intéressant de découvrir leur évolution, leurs réactions face à l’adversité, leurs forces et leurs faiblesses, mais – avec un côté un peu moralisateur – Verne tombe rapidement dans une dichotomie entre ceux qui s’avéreront « bons/moraux en dépit de tout » et les « mauvais/immoraux », les seconds étant souvent présentés dès le départ comme des prodiges de sottise, de cupidité ou de malignité. Il n’y a pas de véritable surprise quant au véritable caractère des personnages, ce qui est un peu dommage.
(Peut-être est-ce aussi que je ne suis pas aussi sévère que Verne et Kazallon sur le fait d’avoir recours à des moyens expéditifs pour survivre (et je le dis en étant parfaitement conscience que dans des conditions aussi critiques, je ne ferai très probablement pas partie des survivants). Ou que, lisant une mésaventure/drame/tragédie que je n’expérimenterai très probablement jamais, j’ai envie de vivre les choses par procuration, quitte à plonger dans la sauvagerie, et sans avoir besoin pour le coup d’être rassurée par une certaine forme de rédemption.)
Et évidemment, comme souvent chez Jules Verne, nous n’échapperons pas aux réflexions racistes, le cuisinier étant immanquablement un « nègre de mauvaise figure, à l’air brutal et impudent, qui se mêle aux autres matelots plus qu’il ne convient ».

Le huis-clos devient de plus en plus infernal et oppressant et, alors que le décompte des morts augmente peu à peu (à la manière d’un Dix petits nègres), j’ai été totalement absorbée par cette succession atroce de malheurs conduisant inévitablement à la barbarie. L’immersion est totale, notamment grâce à la narration au présent. (La seule chose qui m’a fait ressortir du récit est liée à la forme du journal : quand la situation devient atroce, quand le narrateur perd toutes ses forces, on aura du mal à croire qu’écrire son journal soit toujours sa priorité…)
Fait à signaler pour les personnes allergiques aux digressions, la science est étonnamment absente de ce roman, à l’exception des mesures nécessaires pour la navigation et d’une brève étude de cailloux (il n’a pas pu s’en empêcher, je crois). Les personnages sont véritablement au cœur de ce roman, isolés de toute technique par un désert liquide.

Le Chancellor est un récit de mésaventures maritimes très efficace et dynamique, à la fois réaliste, dramatique et cruel. Il n’est pas exempt de défauts et sa fin « les bons seront sauvés » m’a un peu déçue (même si je ne m’attendais pas vraiment à autre chose), mais j’ai passé un très bon moment.

« L’homme, longtemps menacé d’un danger, finit par désirer qu’il se produise, car l’attente d’une catastrophe inévitable est plus horrible que la réalité ! »

« (…) nous contemplons ces préliminaires de l’orage qui sont comme un coup d’essai de la nature, et nous oublions la situation présente pour admirer ce sublime spectacle d’un combat de nuages électriques. On dirait des forts crénelés dont la crête se couronne de feux. L’âme des plus farouches est sensible à ces grandes scènes, et je vois les matelots regarder attentivement cette incessante déflagration des nues. Sans doute, ils observent d’un œil inquiet ces « épars », ainsi nommés vulgairement, parce qu’ils ne se fixent sur aucun point de l’espace, annonçant une prochaine lutte des éléments. En effet, que deviendrait le radeau au milieu des fureurs du ciel et de la mer ? »

« Or, nous en sommes arrivés là ! Pour tout avouer, quelques-uns de mes compagnons se regardent d’un œil avide. Que l’on comprenne sur quelle pente nos idées glissent, et à quelle sauvagerie la misère peut pousser des cerveaux obsédés par une préoccupation unique ! »

« La proposition a été faite. Tous l’ont entendue, et tous l’ont comprise. Depuis quelques jours, c’était devenu une idée fixe, que personne n’osait formuler. On va tirer au sort. »

« Robert Kurtis croit-il donc encore à la terre ? Je n’y crois pas, moi ! Il n’existe ni continents, ni îles. Le globe n’est plus qu’un sphéroïde liquide, comme il était dans la seconde période de sa formation ! »

Le Chancellor, de Jules Verne. Éditions Famot, 1979 (1874 pour la première édition). 251 pages.