L’odyssée des fourmis, d’Audrey Dussutour et Antoine Wystrach (2022)

L'odyssée des fourmis« On nous avait prévenus de faire très attention où nous posions les pieds.
Dans la forêt dense du Gabon, où tout dans cette nature sauvage semble hostile à l’Occidental fraîchement débarqué, le danger ne venait pas seulement des vipères championnes du camouflage, des crocodiles orange vivant dans l’obscurité des grottes, ou des éléphants capables de vous surprendre au coin d’un arbre pour vous charger en un éclair. Il venait d’ailleurs. »

Sur cette introduction digne d’un roman d’aventures ou de science-fiction s’ouvre ce documentaire myrmécologique passionnant sur les mœurs des fourmis. Et plus précisément des « fourrageuses », les courageuses qui se lancent dans le grand extérieur pour nourrir leur famille (soit 5 à 10% des fourmis seulement). Sur les 13 800 espèces de fourmis recensées, nous en croiserons 75 entre ces pages. Issues de différents écosystèmes sur tous les continents – dans le désert, dans la forêt ou dans votre jardin –, chasseuses, cueilleuses, éleveuses, nous découvrons alors leur mille et une spécificités, tactiques et talents – tous plus surprenants les uns que les autres – essentiels pour leur survie.
L’orientation, le repérage des ressources, le transport, l’opportunisme, la défense et l’attaque, la communication, l’entraide… voilà un aperçu des tâches – toujours périlleuses – qui attendent nos aventurières.
La douleur absolue d’une piqûre de Paraponera clavata, les incroyables mandibules d’Odontomachus, les ponts d’Eciton, les accélérations fulgurantes de Cataglyphis bombycina, la relation (toxique) entre Pseudomyrmex ferruginea et l’acacia, la super colonie européenne de la fourmi d’Argentine, le champignon zombificateur Ophiocordyceps… quelques raisons d’être impressionnée, sachant que l’on pourra encore s’interroger, intrigué·es, longtemps car bien des mystères restent irrésolus.

Cataglyphis bombycina

Voici la fameuse Cataglyphis bombycina, une de mes fourmis coup de cœur, juste incroyable ! (Source : ANTonio Photography)

J’ai été ébaubie et émerveillée par la diversité des fourmis et j’ai adoré aller guetter des photos sur internet pour découvrir leurs physionomies extrêmement diverses : mandibules géantes, couleurs variées, poils, forme du crâne, taille des yeux… Ça a été une lecture partagée à coup de « wah, tu savais qu’une espèce de fourmi peut… » et de « tu sais le poids que telle fourmi peut soutenir ? » et de « regarde comme elles sont trop belles, celles-ci, et figure-toi que… ». Au fil de la lecture, et même si les auteurs expliquent bien que l’échelle change les règles de physique qui s’appliquent sur les corps, je dois bien avouer que les reports des exploits des fourmis à notre échelle sont tout simplement réjouissants tant ils sont sidérants.

Les observations en milieu naturel sont ponctuées d’expériences en extérieur ou en laboratoire. Certaines de ses expériences – plus ou moins récentes – apparaissent comme assez cruelles pour les pauvres fourmis, mais comme l’indiquent les auteurs, « paradoxalement, ce sont de tels travaux de recherche qui ont révélé au monde l’intelligence insoupçonnée de ces petites bêtes, et ainsi contribué à développer notre respect croissant envers elles ». Certaines m’ont également stupéfiée du fait de l’échelle évidemment miniature à laquelle elles se déroulent : outre la peinture sur insectes destinée à distinguer les individus, on croisera des fourmis rasées, des glandes à acide disséquées ou, plus surprenant encore, des échasses pour fourmis en poils de cochon et des lunettes 3D pour mantes religieuses.

J’ai également découvert le travail déroutant de Justin Schmidt, un entomologiste qui s’est fait piquer plus de mille fois par des Hyménoptères (aka fourmis, abeilles, guêpes et frelons) pour établir une échelle de douleur des piqûres allant de 0 à 4 et agrémenté de poétiques ressentis. Ainsi, pour Schmidt, la piqure d’une Rhytidoponera metallica (ou fourmi à tête verte) est « perfidement douloureuse, comme mordre dans un poivron vert pour découvrir soudainement que c’est en réalité un piment antillais », celle de Pseudomyrmex ferruginea (ou fourmi acacia) « rare, perçante, élevée, comme si quelqu’un vous avait tiré une agrafe dans la joue » et celle d’une Paraponera clavata (ou fourmi balle de fusil) « pure, intense, brillante, comme si vous marchiez sur des charbons ardents avec un clou rouillé de dix centimètres enfoncé dans votre talon » (théoriquement le chercheur aurait également dû expérimenter cela pour la justesse de la comparaison et pour la science évidemment…). À noter que Paraponera clavata (niveau de douleur 4+) domine ce classement devant la guêpe Pepsis grossa (« aveuglante, féroce, électrique et choquante, comme avoir fait tomber un sèche-cheveux électrique allumé dans votre bain moussant »).
Il y a aussi les algorithmes fourmis, utiles et intéressants à leur manière, mais je ne vais pas vous les expliquer…

Le tout est raconté de manière très vivante et immersive, que ce soit dans le quotidien des fourmis ou des chercheurs. La lecture est fluide, les explications sont claires, c’est un vrai plaisir à lire. C’est riche et dense en informations, mais très agréable à lire sans une once d’ennui ou de lassitude.
J’ai également apprécié le jeu des références littéraires, artistiques, cinématographiques ou télévisuelles, que ce soit dans les titres de chapitres (L’Appel de la forêt, Dirty Dancing, La communauté de l’Anneau, Dune, Hannibal le Cannibale…) ou dans le corps du texte (Edward aux mains d’argent, Kaamelott…).

Vous l’aurez compris, ça a été une lecture absolument captivante et, oserai-je le dire, palpitante. C’est instructif avec une narration immersive. J’ai été émerveillée, étonnée, passionnée et je l’ai dévoré. J’aimais déjà observer les bêbêtes, je ne suis à présent plus que fascination et respect pour les fourmis. Un ouvrage de vulgarisation plus que réussi, à même de faire naître des vocations.

« Si ces fourmis [Cataglyphis bombycina] avaient la taille d’un cheval, toutes proportions gardées, elles couvriraient les 2 000 mètres de l’hippodrome Paris-Longchamp en 10 secondes ! Le record pour les chevaux est de 2 minutes 3 secondes… Vous pourriez être tranquillement assis dans le TGV et soudain apercevoir par la fenêtre cette fourmi géante vous dépassant à 720 kilomètres-heure, le double de la vitesse du train. Bien entendu, une telle vitesse relative n’est possible que du fait des différentes contraintes physiques qui régissent ce monde miniature, et font que leur force relative est décuplée. Il n’empêche qu’en matière de sprint, ces Cataglyphis sont les premières sur le podium des fourmis. »

« Cette fourmi a dû découvrir une faille dans le système et s’évader pour aller explorer la pièce. La coupable est remise une fois de plus sur son arbre, mais cette fois les chercheurs l’observent, bien décidés à ne pas la quitter des yeux jusqu’à ce qu’elle révèle son secret. L’insecte se comporte tout d’abord comme si de rien n’était, se baladant tranquillement sur les branches, saluant ses consœurs et mettant la patience des chercheurs à rude épreuve. Après une bonne demi-heure, alors que l’enquête allait être classée sans suite, la fourmi se met à descendre le long du tronc de l’arbrisseau, puis le long du pot, jusqu’à arriver au niveau de l’eau du bac. Elle s’arrête là pendant quelques secondes, hésitante, tâtonnant la surface liquide de ses antennes, comme on tremperait l’orteil dans la piscine. Elle ne va tout de même pas… et pourtant si, la voilà qui s’élance, exécutant littéralement un saut à plat ventre, puis se met à nager à une vitesse surprenante et de façon parfaitement rectiligne, effectuant une sorte de crawl à six pattes bien maîtrisé, jusqu’à atteindre le bord opposé du bac et se hisser paisiblement hors de l’eau devant les regards humains ébahis. »

« S’il y a une règle à retenir, c’est que pour ne pas se perdre, les fourmis ne se fient pas à un seul indice, mais combinent ne multitude d’indices simultanément. Il semblerait s’agir d’une règle d’or que l’on retrouve partout dans le vivant : « Ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. » Que ce soit dans le ciel, au sein de leur corps, ou parmi les repères terrestres s’ils sont disponibles, chaque fourmi extirpe, recoupe, combine, et mémorise une myriade d’informations. En résulte comme un fil d’Ariane invisible, constitué d’autant de filaments qu’elles utilisent d’indices, et qui leur permet de s’aventurer hors du nid sans se perdre. Le résultat est bluffant, cela fonctionne dans le désert comme dans la forêt vierge, que ce soit à midi au soleil ou le soir par temps de pluie. Voilà donc cette « force mystique » reliant un insecte à son nid, dont s’émerveillaient les naturalistes. »

L’odyssée des fourmis, Audrey Dussutour et Antoine Wystrach. Grasset, 2022. 443 pages.

13 réflexions au sujet de « L’odyssée des fourmis, d’Audrey Dussutour et Antoine Wystrach (2022) »

  1. Il a l’air absolument passionnant cet ouvrage ! Je connais quelques exploits des fourmis mais je serais curieuse d’en apprendre plus sur celles-ci et d’en découvrir la belle diversité. La narration semble, en outre, particulièrement agréable et immersive. Quant aux références culturelles pour un tel ouvrage, elles ont de quoi surprendre et plaire.
    Merci pour cette belle découverte 🙂

    • Il l’était ! J’ai vraiment adoré : je m’attendais à l’apprécier, mais pas à être enthousiaste à ce point ! C’est vraiment fascinant et bien écrit effectivement, c’est très fluide !
      Merci à toi de m’avoir lue et bonne lecture si tu le lis un jour !

  2. Etant passionné de myrmécologie et ayant possédé un élevage de lasius niger tout en étant admirateur de la saga de Weber, j’attendais ton avis avec impatience !
    Celui-ci est un sans faute et me donne plus qu’envie de découvrir cet ouvrage à mon tour et encore plus envie de retenter l’aventure de l’élevage qui se veut aussi passionnant qu’instructif.

    Merci à toi !

    • C’est clairement un sans-faute pour moi, oui ! Après, c’est un ouvrage de vulgarisation, donc je ne sais pas si tu apprendras beaucoup de choses si tu es déjà passionné et connaisseur ! Mais il est vraiment génial en tout cas !
      Merci de m’avoir lue ! (et désolée pour le temps de réponse)

  3. Houlala ! Tu me donnes très envie de le lire ce bouquin ! Déjà que j’adore regarder les fourmis qui peuplent mon jardin…

    • Moi aussi ! Je les trouve fascinantes (ce qui n’est pas un exploit car je trouve la plupart des animaux fascinants…).
      En tout cas, j’espère que le livre te plaira autant qu’à moi ! Il est vraiment très accessible et en même temps riche et passionnant !

  4. Ah mais ça, c’est le genre d’ouvrages qui pourrait m’intéresser ! (je vais ouvrir l’oeil) Je confirme du peu que j’ai lu sur les fourmis, elles sont fascinantes !

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