Portrait au couteau, de Malika Ferdjoukh

Portrait au couteauPortrait au couteau nous plonge dans une enquête fantastique, entre passé et présent. Un meurtre non élucidé, un meurtrier non identifié, une victime tombée dans l’oubli bien qu’immortalisée sur une toile. L’espoir d’une résolution, un siècle plus tard.
C’est une plongée dans le monde de l’art, au milieu des peintres reconnus ou en devenir, entre lesquels se glissent quelques danseuses, gracieux modèles. Des histoires personnelles qui cristallisent les rêves de célébrité, les talents absents ou déniés, la jalousie, les marottes étranges…

L’enquête est menée par Antonin et Élisabeth, deux étudiants en art, interpellés par les stigmates d’une jeune modèle… exactement les mêmes marques que celle d’une jeune fille assassinée, ainsi que la représente un tableau exposé à Orsay. Tous deux, ainsi que les personnages secondaires, sont sympathiques et joliment campés, cultivés et (évidemment) perspicaces, dotés d’une petite touche d’originalité les rendant fort aimables.

Je ne suis pas une grande lectrice de ces genres – que ce soit pour le côté roman policier que pour l’aspect fantastique – donc l’opportunité de changer de mes lectures habituelles m’était assez séduisante. L’écriture est vive, le roman fluide et l’intrigue gentiment prenante, mais le tout m’a semblé assez classique. J’ai eu comme un goût de déjà-vu, tant dans l’enquête que dans ses protagonistes. Sans doute des réminiscences de romanciers auxquels Malika Ferdjoukh fait ici ou là référence (Poe, Théophile Gauthier…) avec leurs histoires d’objets ensorcelés et de morts qui s’expriment à travers les ans, mais aussi de récits lus dans ma prime jeunesse (dans les magazines Toutàlire par exemple…). Je regrette aussi un sentiment de facilité pour nos héros de quelques jours, l’inévitable triangle (voire carré) amoureux, ainsi qu’une fin assez évidente avec un coupable sans surprise.

Un roman qui ne me marquera pas du fait de son classicisme et de sa prévisibilité – à la différence du génial Quatre sœurs de la même autrice, dans un tout autre genre – mais qui pourra peut-être convaincre et transporter un public plus jeune. Pour ma part, je garderai surtout le jeu des nombreuses références culturelles qui émaillent le récit (peintures, sculptures, romans classiques ou contemporains, grands artistes…) ainsi que la balade dans Paris, les investigations des personnages nous entraînant notamment au musée d’Orsay, à la Bilipo, au pied du Moulin Rouge ou sur les quais.

« Pour lui, le destin était une idée romanesque, mais pas sérieusement envisageable dans la vraie vie. »

« Depuis, la suspicion me sert de boussole, la méfiance est mon compas, le scepticisme mon maître à danser. »

Portrait au couteau, Malika Ferdjoukh. Bayard, 2022. 234 pages.

Dernier jour sur terre, de David Vann (2011)

Dernier jour sur terre (couverture)Découvert grâce à une copinaute, Dernier jour sur terre n’est pas forcément un livre vers lequel je me serais tournée spontanément (même si j’aurais fini par y arriver vu que j’ai bien l’intention de trouver le temps de découvrir tous les romans de David Vann dont j’ai lu Sukkwan Island– que j’ai adoré – et Impurs – dont je n’ai finalement aucun souvenir -) : il tourne autour du tueur de masse Steve Kazmierczak qui a tué cinq étudiant·es de son université le 14 février 2008. David Vann entremêle biographie romancée, autobiographie et enquête autour de l’histoire de Steve. Pourquoi Steve a-t-il commis ces actes et pourquoi pas lui en dépit du suicide de son père, de son enfance accompagnée par les armes, de sa désocialisation dans son adolescence ?

Sans surprise peut-être, cette lecture s’est révélée glaçante. Il y a la tuerie de Steve évidemment – même si je dois avouer que je ne comprends pas que les fusillades ne fassent pas plus de morts – mais en réalité, c’est tout le rapport aux armes qui est terrifiant.
C’est quelque chose que je n’ai jamais compris mais à chaque fois je tombe des nues. La façon dont les Américain·es raisonnent me dépasse totalement, c’est pour moi une aberration totale. D’un côté, on dit que la ville toute entière est traumatisée par les actes de Steve, mais les élus continuent de refuser toute limitation concernant l’achat d’armes de poing. Leurs raisonnements m’apparaissent comme délirants et je crois que le gouffre entre nous est totalement infranchissable.
J’ai donc été atterrée encore et encore. Devant ces enfants recevant des armes dès leur plus jeune âge (comme le reste, ce n’était pas une découverte, mais ça me semble tellement inconcevable et stupide que je reste abasourdie à chaque fois). Devant ces enfants emmenés dans des parties de chasse où l’abattage de leur premier cerf est considéré comme un rite de passage immanquable. Devant ces adolescents qui tuent les oiseaux depuis leur jardin et observent leurs voisins à travers la lunette de leur fusil. Puis devant cette armée qui refuse Steve après avoir découvert son passé psychiatrique… et après lui avoir appris à tirer, à recharger à toute allure, à ne pas ressentir d’émotions quand il tire.
Un plaidoyer contre le libre achat des armes à feu et une bonne critique de l’armée qui délaisse ses soldats psychologiquement fragiles et de la société américaine…

« Le 13 février 2002, ils le larguent dans sa ville d’origine, Elk Grove Village. Aucun avertissement à quiconque, personne ne signale qu’il puisse un jour risquer d’être un danger pour lui-même ou pour autrui, ils se contentent de le larguer là, comme le fait toujours l’armée. »

Au risque de passer pour une psychopathe sans cœur, je ne suis pas bouleversée par une fusillade qui se passe à des milliers de kilomètres de chez moi (et encore moins surprise étant donné de la prolifération des armes dans le pays en question). En revanche, je ne m’attendais pas à tant de compassion envers Steve.
Il a été souvent rejeté – par sa mère, par ses pairs, par l’armée… – et longtemps gavé de médicaments pas toujours efficaces contre ses angoisses, ses TOC, sa paranoïa, etc. Son suivi a été désastreux et je ne comprends qu’il ait pu s’en cesse cacher – y compris à des professionnels de la santé – ses antécédents. Malgré ses études brillamment réussies, malgré les éloges de ses professeurs et des autres étudiants, malgré un prix remporté, il avait le sentiment de ne rien valoir, de n’être qu’une merde, d’être pris dans un cycle infernal qui le ramenait toujours à l’échec. Un abyssal manque de confiance, une dévalorisation terrible… et je ne m’attendais pas à ce qu’il y a ait un aspect de lui que je pourrai comprendre (alors qu’il y en a tant qui me sont fermés). Il a fait de nombreuses tentatives de suicide et cette tuerie semblait n’avoir pour unique but que de mener à sa fin : il apparaît presque davantage comme un suicidé que comme un tueur.
L’auteur ne le présente pas comme un monstre (contrairement aux médias qui ont tendance à tout de suite diaboliser les tueurs), mais comme un être humain, ce qui était très appréciable et bien plus intéressant.

« Les commentaires inquiétants, l’obsession des armes et des tueurs, le temps passé au stand de tir, les problèmes psychiatriques. Que doit faire un tueur de masse pour se faire remarquer ? »

Toutefois, cette lecture m’a également mise très mal à l’aise. Je ne lis presque pas de polar (tiens, j’ai essayé d’en lire un récemment, je l’ai abandonné très vite réalisant que les thématiques – viol, pédophilie, chantage suite à de l’échangisme, etc. – ne m’intéressaient absolument pas), je n’aime pas vraiment les témoignages (sur des maladies, des enfances maltraitées ou autre) (et encore, quand c’est la personne concernée qui choisit de s’exposer, c’est une autre question) et là… j’avais le sentiment d’être une voyeuse. La fluidité de ma lecture m’a presque choquée. L’auteur y raconte la vie privée de Steve, ce que j’ai trouvé terriblement intrusif à propos d’une vraie personne, peu importe ce qu’il a fait. Je rejoins un peu, semble-t-il, Jessica, une amie de Steve, à propos de certaines anecdotes :
« Vous ne pouvez pas écrire là-dessus, dit-elle. Steve était si attaché à sa vie privée. »
Et encore, Steve est mort. Dans ma vision de la mort, il s’en fiche de ce qu’on écrit sur lui. Mais je pensais surtout à ses proches justement, à celles et ceux qui doivent continuer à vivre avec ça – ça réunissant les meurtres de Steve, les médias et ce livre. Nous, nous sommes loin, mais quid des gens qui habitent la ville natale de Steve, la ville de son université, qui connaissent ses amis, sa sœur, sa famille ? David Vann est tout de même un auteur plutôt connu, donc lu (même si j’ai lu dans une de ses interviews que ce livre n’a pas été un succès aux États-Unis – pas très étonnant quand on sait qu’il critique notamment les armes et l’armée). Je ne sais pas, j’ai été dérangée et désolée pour eux parfois. D’autant que l’auteur n’en trace pas toujours un portrait très flatteur.
Un malaise que semble apparemment partager David Vann lorsqu’il répond aux reproches de Jessica :
« – Je suis vraiment désolé, dis-je. Je n’ai encore jamais fait ça et je crois que je ne le referai jamais.
Et c’est la vérité. Cette histoire était glauque et je n’ai aucune envie de mener à nouveau une telle enquête. »

Bizarrement fascinante, flippante, étonnamment compatissante, très humaine, mais très dérangeante également, cette étude sociologique d’un tueur mais aussi des États-Unis – presque aussi coupable que lui finalement – était décidément une lecture très perturbante.

« Tout s’est effondré au cours de cet automne-là, tout. Son travail à Rockville. Jim Thomas et ses amis de NIU sur le forum de discussion WebBoard. Jessica. Susan. Les crises d’angoisse. Le Prozac et ses effets secondaires. Craigslist. C’est le début de la fin. La séquence finale, qui va devenir aussi planifiée et minutée que les tortures de Jigsaw. »

« Si l’on remet cela en perspective, pourtant, six morts par balle ne représentent pas grand-chose aux États-Unis, et le débat autour de Cole Hall est hors sujet, que l’on me pardonne d’écrire pareille chose. Au cours d’un week-end que je passais à enquêter à DeKalb les 19 et 20 avril 2008, il y a eu trente-six fusillades à Chicago, donc neuf homicides. Est-ce en « faire tout un baratin médiatique » que d’évoquer ceci ? Avec des armes comme un fusil d’assaut AK-47, qui deviennent de plus en plus faciles à se procurer dans le pays. Nous recensons plus de dix mille morts par balles chaque année, et en juin 2008 la Cour Suprême a maintenu le droit de chaque Américain à porter une arme, en invalidant une loi de Washington D.C. qui interdisait la possession d’une arme à feu. Et rendant plus difficile ce même genre d’interdictions à Chicago et ailleurs. Après la fusillade de NIU, le pouvoir législatif de l’Illinois a tenté de voter une loi qui aurait pu limiter l’achat d’armes de poing à un pistolet par mois et par personne, ce qui impliquait tout de même qu’une personne pouvait se procurer douze armes par an, et même cela n’a pas été voté. Les propres élus de DeKalb ont voté contre. Chaque fois que je roule dans Champaign pour interviewer Jessica, je vois des panneaux en bordure de route qui affirment : LES ARMES SAUVENT DES VIES. Si ça, ce n’est pas de la manipulation, qu’est-ce qu’on entend alors par « manipulation » ? »

Dernier jour sur terre, David Vann. Gallmeister, coll. Totem, 2014 (2011 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski. 251 pages.

Dans le désordre, de Marion Brunet (2016)

Dans le désordre (couverture)Jeanne, Basile, Alison, Lucie, Jules, Tonio, Marc. Ils sont sept. Ils ne se connaissaient pas jusqu’à cette manif qui a dégénéré. Ils décident de  rester ensemble et s’installent dans un squat pour lutter, pour refuser, pour changer le monde. Dès le premier regard, entre Jeanne et Basile, c’est comme une évidence. A deux, ils découvrent l’amour.

C’est assez difficile pour moi de chroniquer ce roman. Cette lecture fut tellement forte. D’une part, j’étais scotchée à cette histoire ; de l’autre, j’étais obligée de faire des pauses tant elle me remuait.

Ces sept jeunes (et moins jeunes) sont tellement vrais. Ils disent non. Non au système, non à l’Etat, non à une triste vie passée à se laisser marcher dessus. Ils ont des rêves grands, beaux, certains diraient utopiques, des rêves d’égalité, de paix, de partage. Ils veulent d’une vie différente, une vie qu’ils auraient choisie. Une vie où ils seraient libres.
Ensemble, ils guérissent des anciennes blessures laissées par leur passé, par leurs parents parfois. Ils construisent leur révolution, leur petite société. Ils laissent le passé derrière pour, tous ensemble, regarder devant eux. Ils sont beaux avec leurs espoirs, leurs certitudes, leurs défauts. Marion Brunet nous propose de rencontrer sept caractères, sept personnages incroyablement réalistes qui trouveront tous une place dans nos cœurs car ils sont tous touchants à leur manière.

J’adore leur famille atypique, leur quotidien dans le squat. Toutefois, si cela fait rêver sur le papier, si je trouve que les habitats partagés sont une idée intéressante, je ne pense pas que je pourrais vivre ainsi. Je suis trop renfermée, j’ai mes habitudes, mes tocs, j’ai trop besoin de calme et de solitude pour pouvoir vivre ainsi à plusieurs. Je rêve aussi d’une autre vie, mais pas en commun (je serais plutôt comme le père de Jeanne, solitaire en forêt). Cependant, c’était bien de rêver autre chose le temps d’une lecture. Marion Brunet nous fait voir qu’une autre existence est possible. Marginale peut-être, mais belle tout de même.

L’écriture est vivante. Elle sort des tripes. Elle est poétique, brutale, sensuelle, flamboyante. C’est magnifique. Il y a de l’espoir, de l’amitié, de l’amour, mais aussi de la rage, de la tristesse, de la frustration. C’est réaliste, c’est chaud, c’est franc et, au final, c’est incroyablement percutant.

Et la fin… Cette fin ! Magnifique, déchirante. Evénement incroyable : j’ai pleuré sur mon bouquin (c’est tellement extrêmement rare que j’aurais du mal à citer les autres livres qui ont eu cet effet-là sur moi), mais elle était tellement belle, tellement parfaite. On reste assommé un moment, mais finalement, l’espoir renaît.

Un gigantesque coup de cœur et un coup de poing inattendu. Les personnages sont sublimes, l’histoire m’a emportée, les idées m’ont fait rêver, l’écriture est incroyable et d’une grande qualité. Une lecture qui ne me quittera pas de ci-tôt. S’il vous plaît, ne réservez pas ce livre aux adolescents, il parlera à tout le monde.

« La rumeur est immense et fait vibrer Jeanne, comme un début de fièvre. Les frissons lui remontent le long du dos, griffent sa nuque. Quelque chose va se passer bientôt, quelque chose qui gronde et qui menace. Elle le sait, sûr et certain. Ça sent la rage et la sueur des énervés. Des filles frappent sur des rideaux de fer, en rythme, avec des morceaux de bois arrachés à une palissade : un tambour oppressant, le blam-blam-blam qui accélère lentement – une annonce. Le ciel s’est assombri, la nuit est proche, comme l’hiver. »

« Jeanne savoure l’instant, au milieu de la petite meute pensante, discordante sans doute mais qui rêve d’amorcer un siège, une lutte. Elle ne cherche pas d’échappatoire. Il y a longtemps qu’elle refuse la bouillie fade d’une vie calibrée et d’un système dégueulasses, déjà mort – Marc a tellement raison. Le cynisme ne suffit plus, et elle a envie d’écraser du talon sa lucidité triste. Elle veut faire partie de l’agitation, du grand Tout qui bourdonne : entrer dans la danse. Mais pas toute seule, non. La solitaire en elle se laisse amadouer par l’élan, par les autres. »

Dans le désordre, Marion Brunet. Sarbacane, coll. Exprim’, 2016. 251 pages.

La saison des femmes, par Leena Yadav (Inde, 2016)

En pleine préparation de concours, je n’ai pas le temps de me plonger dans un livre et d’en faire une critique. Je dévore un tome des Annales du Disque-Monde quand j’ai quelques heures devant moi et c’est tout (peut-être ferai-je une critique pour l’intégralité de la série ou peut-être pas).

Donc voilà simplement une petite critique cinéma. Ça faisait longtemps, j’ai un peu mis de côté cet aspect du blog, mais j’ai quelques films dont j’ai envie de parler.

 

La saison des femmes (affiche)La saison des femmes est mon grand coup de cœur de ces dernières semaines ! Je l’ai A-DO-RÉ !.

C’est l’histoire de quatre femmes qui, dans un village rural de l’Etat du Gujurat écrasé par le poids étouffant des traditions et de la domination masculine, parviennent encore à rêver et à espérer.

Nous avons donc :

  • Rani (Tannishtha Chatterjee), une jeune veuve, dépassée par les agissements de son fils, Gulab, qu’elle a élevé seule et qui est devenu incontrôlable, tiraillée entre son éducation et ses désirs de liberté ;
  • Lajjo (Radhika Apte), une jeune femme battue régulièrement par son mari qui l’accuse d’être stérile qui tente comme elle peut de revendiquer sa liberté ;
  • Bijli (Surveen Chawla), une danseuse-prostituée, conspuée le jour par les hommes qui sont bien contents de venir la voir la nuit tombée ;
  • Janaki (Lehar Khan), une jeune adolescente promise et mariée à Gulab qui s’attire les foudres de celui-ci et de Rani en se rasant la tête.

 

Tout au long du film, on a donc un peu tout un panorama de ce qu’une femme peut subir : viol, soumission, coups, mariage forcé… Mais toutes les quatre se rebelleront à leur manière, ou tenteront de le faire. Elles ont la volonté, l’idée d’agir, mais elles ne savent pas forcément comment.

J’ai beaucoup aimé le personnage de Rani car elle montre comment une jeune fille qui, comme Janaki, est mariée de force et comment ses rêves de liberté et de bonheur sont peu à peu écrasés, la transformant à son tour en une femme autoritaire, respectueuse des traditions, qui achètera une adolescente pour son fils comme elle-même avait été achetée. J’ai également été désolée de constater que la situation ne va pas en s’arrangeant car Leena Yadav montre que les jeunes sont les plus virulents quant au respect des traditions et au rôle des femmes. Elle explique dans une interview:

« Les gens aiment croire qu’avec l’éducation, on devient plus ouvert d’esprit, ce qui n’est pas vrai. L’éducation ne le garantit pas. Et dans ces villages, ce qui se passe, c’est que la jeune génération d’hommes est éduquée. Ils sont partis dans les villes pour apprendre. Donc ils ont vu comment étaient les femmes là-bas. Et quand ils reviennent dans leur village, ils se disent qu’il faut faire attention sinon les filles deviendront comme celles des villes. J’ai trouvé ça très intéressant. Pour moi, c’est aussi le reflet du monde où il y a un vrai retour en arrière. »

Leena Yadav trace un portrait de l’Inde et de la condition des femmes partout dans le monde (ne nous leurrons pas, l’histoire est peut-être située dans un village rural, elle n’en est pas moins universelle).

 

Malgré cette violence patriarcale omniprésente, c’est un film plein d’espoir. Les images sont colorées tout comme les vêtements des femmes. La réalisatrice ne renie pas les films de son pays et offre à Bijli quelques scènes chantées comme dans les films de Bollywood. Humour et horreur se côtoient, mais les quatre femmes du film tentent toujours de rester optimistes. Elles continuent à espérer, à rêver de bonheur, d’amour et de liberté.

Un film féministe et fort dont je garde un souvenir solaire et plein d’espoir.

Neverwhere, de Neil Gaiman (2010)

Neverwhere (couverture)Reçu à Noël, Neverwhere est le premier livre de Neil Gaiman que je lis : il était temps que je comble cette lacune !

La vie jusqu’alors banale de Richard Mayhew bascule le jour où il rencontre Porte, une jeune fille grièvement blessée. Il lui sauve la vie, ce qui fait complètement basculer la sienne. Il devient alors invisible aux yeux de ses collègues de bureau, des chauffeurs de taxis et même de sa fiancée ! Il découvre alors qu’il appartient à présent à une autre Londres, située sous les rues qu’il arpentait auparavant : la Londres d’En Bas. Il décide de s’y enfoncer pour retrouver Porte et récupérer son ancienne vie. Mais la Londres d’En Bas est un monde dangereux.

La Londres d’En Bas est un univers magique et complètement fou. On y troque des ordures, des objets du quotidien, des services et même des cadavres. Une Bête guette, tapie dans un labyrinthe. Telles des vampires, de belles jeunes femmes aspirent la vie en embrassant ceux qui se laissent séduire. Certains parlent aux rats, d’autres ouvrent tout ce qui est fermé. Les objets ont des pouvoirs magiques. Voilà le monde de tous les possibles dans lequel est projeté le pauvre Richard, lui qui était accoutumé à une vie sans souci et bien ordonnée.
Je suis allée à Londres à l’automne dernier pour la première et j’en suis bien contente : cela m’a permis de situer les lieux évoqués dans le livre (Camden, la City, le HMS Belfast amarré non loin du Tower Bridge, etc.) et de visualiser le métro londonien. J’ai beaucoup aimé l’idée de prendre au pied de la lettre le nom des stations de métro : il y a vraiment une cour du Comte à Earl’s Court, des Moines Noirs à Blackfriars et des bergers (peu fréquentables apparemment) à Shepherd’s Bush, Knightsbridge devient l’inquiétant Night’s Bridge, le pont de la Nuit, Serpentine est présentée comme l’une des Sept Sœurs (Seven Sisters), etc.

Mais ce qui fait, avant tout, toute la saveur de cet univers, c’est sa population. Hauts en couleurs, cruels, magiques, uniques, les habitants de la Londres d’En Bas sont véritablement atypiques. Porte est forte et décidée, totalement adaptée pour survivre au monde de Neverwhere, tout comme sa garde du corps, Chasseur. Ma préférence va toutefois au marquis de Carabas, ce magouilleur rusé obsédé par les faveurs qu’il rend et surtout celles qu’on lui doit, ainsi qu’aux sadiques MM. Croup et Vandemar, duo d’éventreurs si totalement différents qu’ils en deviennent parfaitement complémentaires. Je m’arrête là, mais je n’oublie pas la ribambelle de personnages secondaires que l’on aimerait parfois mieux connaître comme Old Bailey, les Parle-aux-Rats, Serpentine (j’aurais aimé en apprendre plus sur la relation entre Chasseur et les Sept Sœurs)…
Mais en même temps, le peuple d’En Bas – ces invisibles pour ceux de la Londres d’En Haut, ceux qui sont tombés dans des failles – nous interroge sur notre regard sur les mendiants de nos villes, ceux qui deviennent parfois invisibles, ceux que l’on ignore.
Et bien sûr, au milieu d’eux, Richard que j’ai très vite pris en sympathie. Certes, il est peureux et parfois un peu trop pleurnichard, mais il est bon, pas calculateur pour un sou et, quand même… son désarroi est compréhensible.

Neverwhere, c’est aussi un univers très visuel (peut-être parce qu’il s’agit en premier lieu d’une série télévisée). On imagine très bien les rues étroites, les marchés encombrés et bruyants. Les couleurs de ce livre sont le noir de la crasse et le rouge du sang. Ses odeurs, celle des égouts et de la mort.
Ensuite, malgré la cruauté dont les habitants de cette ville étranges font parfois preuve et les épreuves affrontées par Richard, Porte et les autres, c’est également un récit très drôle. Entre les remarques désabusées d’un Richard perdu qui s’accroche désespérément à sa réalité, le cynisme du marquis, le verbiage continuel de M. Croup qui tranche avec l’économie de mots dont fait preuve M. Vandemar, l’humour est omniprésent.

J’ai regretté d’arriver à la fin de ce roman d’urban fantasy tant j’ai adoré arpenter la Londres d’En Bas en compagnie de personnages si hauts en couleurs. J’ai vraiment hâte de découvrir d’autres histoires de ce formidable conteur que semble être Neil Gaiman.

«  C’était un vendredi après-midi. Richard avait constaté que les événements sont pleutres : ils n’arrivaient pas isolément mais chassaient en meute et se jetaient sur lui tout d’un coup. »

«  Richard écrivait son journal dans sa tête.
Cher journal, commença-t-il. Vendredi, j’avais un emploi, une fiancée, un domicile et une existence sensée. (Enfin, dans la mesure où une vie peut avoir un sens.) Et puis, j’ai rencontré une jeune fille blessée qui se vidait de son sang sur le trottoir et j’ai joué au bon Samaritain. Désormais, je n’ai plus de fiancée, plus de domicile, plus d’emploi, et je me promène à quelques dizaines de mètres sous les rues de Londres avec une espérance de vie comparable à celle d’un éphémère animé de pulsions suicidaires. »

« Elle buvait ta vie, répondit le marquis de Carabas dans un chuchotement rauque. Elle te prenait ta chaleur. Elle te changeait en une créature froide, comme elle. »

Neil Gaiman sur le fait d’adapter la série en roman :

« Le roman a vu le jour, comme cela arrive parfois, sous la forme d’une série télé qu’on m’a demandé d’écrire pour la BBC. Et si la série qui a été diffusée n’était pas forcément mauvaise, je butais sans cesse contre le fait tout simple que ce que l’on voyait à l’écran ne correspondait pas à ce que j’avais dans la tête. Un roman paraissait la solution la plus commode pour transférer ce que j’avais dans ma tête à l’intérieur de celle des gens. Les livres sont plutôt bien, pour ça. »

Neverwhere, Neil Gaiman. Au diable vauvert, 2010 (1996 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Patrick Marcel. 494 pages.