L’oiseau bleu d’Erzeroum, d’Ian Manook (2021)

L'oiseau bleu d'Erzeroum (couverture)De 1915 à 1939, l’histoire d’Araxie et Haïganouch, deux sœurs, deux fillettes arméniennes, deux témoins et deux victimes des horreurs de l’Histoire.

Mes connaissances sur le génocide arménien étaient assez limitées, je dois bien l’avouer, aussi ai-je été captivée par ce cadre historique nouveau (même si je ne peux évidemment pas considérer que la lecture d’un roman m’aura appris tout ce qu’il y a à savoir sur je sujet). Aussi captivée qu’horrifiée d’ailleurs, car la cruauté et le sadisme des êtres humains ne cessera décidément de me sidérer. Des logiques perverses pour abuser, déstabiliser, exploiter, écraser les populations arméniennes aux massacres de masse, c’est une rapide montée dans l’horreur. Cependant, et je lui en sais gré, Ian Manook ne se complaît pas dans des descriptions minutieuses et dans une surenchère de détails scabreux, à l’image des viols évidemment et tristement légions dans une situation qui met autant de femmes sous la coupe des hommes. Captivée, horrifiée… mais également découragée et attristée évidemment face à cette Histoire qui se répète encore et encore, avec ces haines d’un peuple envers un autre, ces défaillances rejetées sur autrui, ces violences et exterminations.

Certes, la narration est assez classique et n’est guère marquante en elle-même, mais l’histoire accroche. Difficile de ne pas avoir envie de suivre le chemin de ces personnages et d’en connaître l’issue. Araxie est un personnage féminin pour lequel j’ai eu énormément d’affection. À ses côtés, on traverse le début de ce XXe siècle si sanglant jusqu’à l’aube de la Seconde guerre mondiale.
Cependant, j’ai moins accroché à la fin du récit pour plusieurs raisons. Premièrement, les histoires d’amour y prennent un peu trop de place sur l’Histoire (même si je peux le comprendre dans le sens où il s’agit aussi du récit de vie individuel… et qu’on peut souhaiter un peu de tendresse à ces protagonistes qui en ont vu de dures). Deuxièmement, certains rebondissements semblent quelque peu factices et la manière dont les personnages se croisent et se recroisent, prétendument par hasard, apparaît comme quelque peu artificielle. Et cela est souligné par un troisième point qui m’a souvent déconcentrée, effaçant l’émotion en me faisant faire moult retours en arrière et prendre pas mal de notes…

Il s’agit de la chronologie qui s’est mise à m’interroger, spécialement les chapitres qui suivent Hovannes. Il faut dire que le temps progresse de manière globalement linéaire jusqu’en 1932 avant de faire brusquement un bond en arrière vers 1927 pendant quatre chapitres pour ensuite repartir en 1934. Delà quelques bizarreries.
Par exemple, en 1932, à Munich, il approche le baron Von Blitsch spécialement du fait de ses accointances avec Hitler, mais ensuite, dans un chapitre situé en 1927, il devient informateur pour Moscou parce qu’il a « à Munich, des contacts dans l’environnement immédiat d’Hitler » : pourquoi se rapprocherait-il des années plus tard d’un autre proche d’Hitler s’il avait déjà des contacts ? De même, on lui demande ce qu’il fait en République socialiste soviétique d’Arménie en 1927 « après être passé par Paris, Lausanne, Berlin et Munich » alors qu’il est allé à Paris et en Suisse en 1929 et à Munich en 1932… et qu’un chapitre précédent plaçait son voyage en Arménie en 1932 : alors, certes, il a pu y aller dans d’autres circonstances que celles racontées, des voyages non évoqués, mais ça ne semble tout de même pas très logique. De même, d’autres détails m’ont questionnée, des éléments que j’ai trouvés incohérents, au sujet de l’homme au gilet jaune ou d’Haïgaz.
Et à mes yeux, cela a souligné les rencontres improbables et les faiblesses de construction du récit.

Un récit de vie trouvant sa source dans les atrocités du génocide arménien qui m’aura fait passer par de multiples émotions pendant une première partie aussi prenante et passionnante qu’horrible, mais dont la seconde moitié ne m’a pas semblé aussi convaincante.

« – Une morale ? Mais quelle morale ? La morale n’existe pas en politique, mon pauvre Saad. La morale, c’est pour les faibles. La politique, c’est justement la victoire de l’efficacité sur la morale. Comment croyez-vous que votre père a agrandi ses entrepôts, et à qui croyez-vous qu’il a racheté ses trois nouveaux navires ? À qui croyez-vous que le mien a racheté les commerces en gros de laine et de soie ? Comment croyez-vous que je vais assurer à votre fille, quand elle sera ma femme, le luxe et l’opulence qu’elle n’aura jamais connus dans sa propre maison ? Par cette industrie que les Arméniens avaient accaparée et que nous leur reprenons aujourd’hui. La mort de ces enfants arméniens, Saad effendi, c’est la survie des enfants turcs. C’est la survie de votre fille. »

« C’est ainsi que les cultures survivent. Par les gestes quotidiens. Par le partage des saveurs et des savoir-faire. Hovannes en a presque les larmes aux yeux. La force indestructible de la diaspora qui se construit, il la voit à travers cette survivante, heureuse dans un autre pays que le sien et qui répète les gestes ancestraux de ses traditions. »

L’oiseau bleu d’Erzeroum, Ian Manook. Albin Michel, 2021. 542 pages.

Loin, d’Alexis Michalik (2019)

Loin (couverture)Pour la première fois depuis longtemps, cet été, j’ai écouté un livre audio. Je me suis laissée embarquée par une histoire signée Alexis Michalik que je ne savais point auteur de roman avant de tomber dessus à la bibliothèque. Diverses activités et événements en juillet et août se sont prêtés à l’écoute et, en quelques semaines, je suis parvenue au bout des 18 heures nécessaires pour découvrir Loin.

C’est l’histoire d’Antoine Lefèvre, un jeune homme comme il faut, bientôt employé dans une grosse boîte parisienne, bientôt marié, avec appartement, plan d’avenir et probablement bientôt un bébé dans l’équation. Jusqu’à ce qu’il tombe sur une carte postale de son père. Père qui a disparu vingt ans plus tôt et carte postale qui s’était perdue depuis presque aussi longtemps. Les vacances à Londres avec son pote Laurent se transforment en une petite enquête et, rapidement rejoints par sa jeune sœur Anna, tout son opposé, leur voyage va les emmener forcément très loin.

Ayant adoré les pièces Le cercle des illusionnistes, Intra Muros et plus que tout Le Porteur d’histoires, je connaissais déjà le goût d’Alexis Michalik pour les histoires foisonnantes. Et il est perceptible dès le prologue que cela en irait de même pour celle-ci. À travers la quête des origines d’Antoine et Anna, nous allons parcourir l’Histoire des années 1910 à 2008, traverser l’Allemagne, l’Autriche, la Turquie, l’URSS… et d’autres pays dont je ne dirai rien pour ne pas gâcher le plaisir du voyage à d’éventuelles personnes désireuses d’embarquer.
En parcourant leur étonnant arbre généalogique et la Terre à la recherche de ce paternel pour le moins fuyant, nous allons revivre certains des grands – et souvent terribles – épisodes de l’histoire du XXe siècle et nous allons découvrir, en bons touristes, des cultures, des plats traditionnels, des atmosphères bien diverses. Un bon travail de documentation pour nous immerger au mieux dans l’ambiance locale.
Cette quête et ce voyage sont remplis d’interrogations dont les réponses en soulèvent davantage. Les personnes cherchent, se cherchent (parfois sans le savoir), et comme on dit, ce n’est pas l’arrivée qui compte mais le chemin. C’est l’occasion de réflexions sur le voyage, le pourquoi de celui-ci, l’être humain et ses nuances… et le parfait prétexte pour un mélange justement dosé d’histoires de vie poignantes à serrer le cœur, de péripéties étonnantes et parfois invraisemblables et de dialogues saupoudrés d’humour.

Alexis Michalik propose ici un réjouissant puzzle littéraire. Car tout n’est pas linéaire, on ne va pas simplement et tranquillement découvrir les ascendants d’Antoine et Anna les uns après les autres. Non, leur histoire est un chouïa plus compliquée. Les histoires personnelles s’imbriquent dans la grande Histoire, les personnages bougent, fuient (la guerre, les représailles, le passé…), changent d’identité, vieillissent et meurent accessoirement, ce qui complique parfois la tâche de nos enquêteurs en herbe. Enquêteurs que l’on se prend à vouloir imiter en tentant de deviner les liens entre tel ou tel protagoniste avant leur révélation, en essayant de faire coller les dates (ce qui n’est pas facile avec un livre audio car encore faut-il s’en souvenir, des dates). Le roman réserve bien des surprises et il est difficile de finir un chapitre sans vouloir enchaîner tant l’histoire de cette famille est atypique et captivante.

Tout n’est pas parfait cependant. Ce qui m’a le plus ennuyée : plusieurs personnages féminins m’ont fait un peu soupirer, j’aurais parfois voulu les voir dans des rôles et caractères aussi divers que les hommes avec moins de détails (répétitifs) sur leur physique. Ensuite, oui, il y a quelques longueurs ici ou là, notamment une digression autour de Laurent qui ne me semblait pas forcément nécessaire. En outre, comme dans le tour du monde de Phileas Fogg, on se prend à se dire que le compte en banque du jeune Antoine est décidément bien approvisionné et que c’est un peu facile.
Est-ce que la fin m’a frustrée ?… Oui, un tantinet, je l’avoue. Et pourtant, elle convient très bien malgré tout, donc ce n’est pas bien grave. C’est sans doute surtout qu’il est difficile de quitter une histoire que l’on a eu dans les oreilles pendant dix-huit heures.
Pour être honnête, je me serais peut-être davantage ennuyée en le lisant, les longueurs et les défauts m’auraient sans doute davantage sauté aux yeux du fait d’une concentration accrue. Mais pour une écoute (en vaquant à diverses occupations, en étant fatiguée, etc.), ce roman était léger et entraînant et c’était tout ce que je recherchais.

La rencontre avec les personnages est également truculente, ces derniers étant généralement assez hauts en couleurs… même quand le personnage est, à première vue, un peu terne – comme Antoine –, il saura nous surprendre et l’on ne peut empêcher l’attachement. Face au duo formé par Antoine et Laurent, Anna est l’élément perturbateur et énergique. Celle qui ne se plie à aucune règle, qui fait ce qu’elle veut comme et quand elle veut, qui se débrouille toujours. Elle est la moquerie, le cynisme et l’opposition qui vient pimenter les échanges. Mais comme tous, elle n’est pas cantonnée à un seul rôle et elle saura offrir une palette d’émotions.
Damien Ferrette offre à tout ce petit monde une voix et une réelle présence, par de légères variations d’intonations. Sa lecture est vivante, dynamique et sied à merveille à pareil récit de voyage et d’aventures.

Encore une fois, Alexis Michalik offre une œuvre labyrinthique. À travers le temps et l’espace, il nous embarque pour un voyage dépaysant et émouvant. Même si je préfère nettement ses pièces – plus concises (forcément) et absolument magiques – à son roman, c’était une histoire très agréable à écouter au fil de l’été.

« Je voulais l’aventure, moi aussi. Je voulais vivre.
À vingt ans, j’avais posé le pied sur quatre continents. J’avais dit « bonjour » en
dix-sept langues, j’avais photographié trente-six hôtels de ville.
Outre le plaisir de la découverte, j’en avais tiré une leçon essentielle : nulle part,
je n’étais chez moi. J’étais un Français en Afrique, un Africain ailleurs, un Breton
en Normandie, un Martien en Russie. Mais peu m’importait. C’est ainsi que j’ai compris
qui j’étais : un passager, un témoin.
 »

« Tout juste des questions, car les questions sont la vie même. Tant qu’il existera quelqu’un pour questionner, et pour se questionner, l’humanité vivra, avancera, reculera, s’effondrera, renaîtra de ses cendres. »

« L’essentiel, ce sont les questions. Tant que l’on pose des questions, il y a un but. Dès qu’on a la réponse, on peut mourir. »

Loin, Alexis Michalik, lu par Damien Ferrette. Audiolib, 2019 (Albin Michel, 2019, pour l’édition papier). 18h, texte intégral.

Les Rougon-Macquart, tome 4, La Conquête de Plassans, d’Emile Zola (1874)

Pour conclure la saison 2 du rendez-vous Les classiques, c’est fantastique, le thème était assez libre : une oeuvre d’un siècle de notre choix à l’honneur. J’en ai donc profité pour continuer ma lecture des Rougon-Macquart de ce cher Émile.

Les classiques, c'est fantastique - Un siècle à l'honneur

Poursuivons l’aventure en retournant au berceau de la tentaculaire famille Rougon-Macquart : Plassans. Une famille : les Mouret, composée de Marthe issue de la branche Rougon, de François de la branche Marquart et de leurs trois enfants. Autour d’eux, deux clans – les bonapartistes et les légitimistes – se disputent la ville jusqu’à l’arrivée d’un prêtre, l’abbé Faujas, secrètement missionné de ramener la ville dans le giron de l’Empire.

La conquête de Plassans (couverture)Ce tome est bien plus politique que le précédent. Le contexte historique, les luttes entre partis, les relations politiques et les intrigues pour grignoter un peu d’influence sont une part importante du roman. Zola trace un certain nombre de portraits, de caractères, qui permet de distinguer et de reconnaître facilement chaque membre éminent de Plassans. Cependant, quelle que soit la société fréquentée, tous et toutes partagent des désirs inassouvis de pouvoir et d’honneurs, se disputant les postes de hauts fonctionnaires, les médailles et les cures. À plusieurs reprises, l’insensibilité de ces bourgeois envers le malheur d’autrui glacera le sang. Seuls dénotent un peu M. de Condamin au regard sarcastique et désabusé et l’abbé Bourrette d’une naïveté et d’une gentillesse totales.
Parmi ses hommes et ses femmes du monde, l’abbé Faujas détonne. C’est une figure de prêtre mémorable : un colosse, terrible et imposant, misogyne, aveugle à quiconque ne lui est pas utile, mais dont la face fermée et impénétrable sait laisser passer de la bonhommie si besoin, un dictateur en soutane. C’est un personnage qui fascine et qui révolte du début à la fin et participe à la critique de l’auteur vis-à-vis de l’Église qui, à l’exception de l’abbé Bourrette, se montrera, dans ce volume, politisée, manipulatrice, fourbe ou lâche.

Mais La Conquête de Paris est également un roman intimiste, traçant la destruction d’une famille parallèlement à l’ascension du prêtre. La famille Mouret, confite dans sa tranquillité et son train-train, se voit peu à peu chamboulée par l’arrivée de l’abbé Faujas et de sa mère, puis de sa sœur et son beau-frère (les Trouche). Gagnant la confiance et l’amitié des propriétaires et de leur domestique par leur discrétion première, les Faujas et les Trouche se font plus gourmands. Tandis que l’abbé Faujas acquiert une toute puissance sur l’âme de Marthe, les trois autres se disputent la maison et font mainmise sur les chambres, la nourriture, l’argent, la cuisinière…
Le roman finit par mettre franchement mal à l’aise : tandis que la dévotion et la soumission de Marthe, fraîchement tombée dans la religion, envers l’abbé se font plus absolues, la maison devient le cœur de mensonges, de vols, d’une avidité sans limite. Le comportement impitoyable de ses nouveaux parasites et le délire mystique de Marthe seront à l’origine, pour François Mouret, d’un sort funeste. L’abbé, focalisé sur ses objectifs politiques, détourne le regard, mais son mépris pour les femmes, notamment pour Marthe qu’il a utilisée sans scrupule, n’en est pas moins d’une violence inouïe. L’air devient malsain, l’atmosphère lugubre tandis que les Mouret sont jetés au sol, manipulés et piétinés pour servir les ambitions de leurs locataires.
Marthe dévote, les Trouche perfides et vicieux, Rose impertinente, Faujas tyrannique, Mouret détruit… les personnages sont source de mille sentiments, de la révolte à la compassion. Sans inspirer de la sympathie, Zola se fait un descripteur détaillé et fascinant des pires bassesses et comportements.

Roman politique, histoire familiale : entre les luttes opposant bonapartistes et légitimistes et la déréliction de la maison Mouret, Zola propose surtout un roman hautement psychologique. De la voracité gloutonne pour l’argent, le luxe et le pouvoir, à la folie du couple Mouret (triste héritage de la grand-mère Adélaïde, elle-même enfermée à l’asile) en passant par la manipulation par la fausse gentillesse, les mensonges ou la religion, ce récit s’est révélé incroyablement brutal et cruel psychologiquement parlant. La fin est absolument captivante et tragique à la fois, apothéose grandiose de ce roman. Alors que je craignais un tome trop politique, j’ai, encore une fois, été fascinée par le talent et la plume de Zola qui forcent l’intérêt de qui le lit.

« Si Marthe pliait devant le prêtre, si elle n’était plus que sa chose, elle s’aigrissait chaque jour davantage, devenait querelleuse dans les mille petits soucis de la vie. Rose disait qu’elle ne l’avait jamais vue « si chipotière ». Mais sa haine grandissait surtout contre son mari. Le vieux levain de rancune des Rougon s’éveillait en face de ce fils d’une Macquart, de cet homme qu’elle accusait d’être le tourment de sa vie. »

« Une note qui les inquiéta beaucoup fut surtout celle du pâtissier de la rue de la Banne – elle montait à plus de cent francs –, d’autant que ce pâtissier était un homme brutal qui les menaçait de tout dire à l’abbé Faujas. Les Trouche vivaient dans les transes, redoutant quelque scène épouvantable ; mais le jour où la note lui fut présentée, l’abbé Faujas paya sans discussion, oubliant même de leur adresser des reproches. Le prêtre semblait au-dessus de ces misères ; il continuait à vivre, noir et rigide, dans cette maison livrée au pillage, sans s’apercevoir des dents féroces qui mangeaient les murs, de la ruine lente qui peu à peu faisait craquer les plafonds. Tout s’abîmait autour de lui, pendant qu’il allait droit à son rêve d’ambition. »

« Il était revenu au milieu du vestibule, réfléchissant, ne pouvant apaiser ce souffle rauque qui s’enflait dans sa gorge. Où se trouvait-il donc, qu’il ne reconnaissait aucune pièce ? Qui donc lui avait ainsi changé sa maison ? Et les souvenirs se noyaient. Il ne voyait que des ombres se glisser le long du corridor : deux ombres noires d’abord, pauvres, polies, s’effaçant ; puis deux ombres grises et louches, qui ricanaient. Il leva la lampe dont la mèche s’effarait ; les ombres grandissaient, s’allongeaient contre les murs, montaient dans la cage de l’escalier, emplissaient, dévoraient la maison entière. Quelque ordure mauvaise, quelque ferment de décomposition introduit là, avait pourri les boiseries, rouillé le fer, fendu les murailles. Alors, il entendit la maison s’émietter comme un platras tombé de moisissure, se fondre comme un morceau de sel jeté dans une eau tiède. »

« – La vie entière, c’est fait pour pleurer et pour se mettre en colère. »

Les Rougon-Macquart, tome 4, La Conquête de Plassans, Emile Zola. Typographie François Bernouard, 1927 (1874 pour la première édition). 390 pages.

Les Rougon-Macquart déjà lus et chroniqués :
– Tome 1, La Fortune des Rougon ;
– Tome 2, La Curée ;
– Tome 3, Le Ventre de Paris.

Les Rougon-Macquart, tome 3, Le Ventre de Paris, d’Emile Zola (1873)

Le ventre de ParisCe troisième volume nous entraîne au cœur des Halles, l’estomac, le grenier du Paris du Second Empire. Florent, récemment évadé du bagne de Cayenne où il avait été envoyé à tort, y retrouve son demi-frère Quenu, charcutière bien établi en compagnie de son épouse, la belle Lisa, et de sa fille Pauline. Il s’introduit dans la vie de ce quartier de commerçants, qui ne va pas tarder à être troublé par ses idées humanitaires, ses rêves révolutionnaires d’égalité pour tous et de renversement du pouvoir établi.

Le lien avec les Rougon-Macquart se fait par Lisa, petite-fille de Macquart, et par son neveu, Claude Lantier (qui sera au cœur de L’Œuvre). Loin des avidités frénétiques de certains membres de sa famille, Lisa veut simplement garder son train de vie confortable, son quotidien sans souci et respecté, son estomac plein. Quenu et elle s’insèrent dans un univers repu, comblé de nourriture et d’argent. C’est le monde des « Gras » qui va être chamboulé par la venue d’un « Maigre », un étranger, un être qui a connu la faim, un homme qui menace leur ordinaire privilégié avec ses idées utopiques. De là naît la haine, la détestation de deux mondes, de deux pensées, l’une ne pensant qu’à engraisser et à nourrir les siens, l’autre refusant ces mains avides – de viande, de gras, d’argent.
Ces corps gavés, éblouissants de santé triomphante, révèle alors un esprit étroit, égoïste, refermé sur ses intérêts, cruel aussi, un cœur lâche et inconstant. Derrière les sourires, ce ne sont alors plus que commérages sans fin, cancans mensongers, manigances dans les arrière-boutiques, trahisons, jusqu’à la dénonciation la plus dramatique. Comme le dira Claude Lantier à la fin du roman, « quels gredins que les honnêtes gens ! ».

Zola étant Zola, ce roman est une peinture vivante des Halles. Sous le soleil, la pluie ou la neige, le jour, la nuit ou à l’aube. Il donne à voir les entassements de vivres, à arpenter les innombrables boutiques, bancs et étalages. Au fil des chapitres, il trace des tableaux sensuels, riches en odeurs, couleurs, textures, atmosphères, bruits. C’est un roman qui s’expérimente avec les cinq sens, qui nous étouffe parfois sous ses viandes, ses poissons, ses tripailles, ses fromages. Zola orchestre des symphonies olfactives. Les senteurs émanent des étals, des rues et des marchandises, tout autant que des protagonistes même. Derrière ces accumulations de provisions apparaissent des relents de pourriture, des exhalaisons parfois pestilentielles, qui entrent en résonance avec les paroles et les actes de leurs gardiens.

Après la course aux millions de La Curée, Zola dépeint ici un engraissement tranquille, la faim d’une vie bien rodée et d’une assiette débordante, sous la protection d’une honnêteté sans faille. Pour ces boutiquiers biens comme il faut, on ne mord pas la main qui nourrit, on reste fidèle à l’ordre établi, quitte à jeter aux chiens celui qui fait des vagues, aussi inoffensif soit-il. Avec Florent, on se noie parfois dans ces Halles gargantuesques, ce temple de la nourriture et des avidités matérialistes, au milieu de ces personnages dépourvus d’empathie et racontés sans concession par Zola.

« Non, la faim ne l’avait plus quitté. Il fouillait ses souvenirs, ne se rappelait pas une heure de plénitude. Il était devenu sec, l’estomac rétréci, la peau collée aux os. Et il retrouvait Paris, gras, superbe, débordant de nourriture, au fond des ténèbres ; il y rentrait, sur un lit de légumes ; il y roulait, dans un inconnu de mangeailles, qu’il sentait pulluler autour de lui et qui l’inquiétait. La nuit heureuse de carnaval avait donc continué pendant sept ans. Il revoyait les fenêtres luisantes des boulevards, les femmes rieuses, la ville gourmande qu’il avait laissée par cette lointaine nuit de janvier ; et il lui semblait que tout cela avait grandi, s’était épanoui dans cette énormité des Halles, dont il commençait à entendre le souffle colossal, épais encore de l’indigestion de la veille. »

« Mais Lisa revint à la question de savoir si l’on peut rester trois jours sans manger. Ce n’était pas possible.
– Non !, dit-elle, je ne crois pas ça… D’ailleurs, il n’y a personne qui soit resté trois jours sans manger. Quand on dit : « Un tel crève de faim », c’est une façon de parler. On mange toujours, plus ou moins… Il faudrait des misérables tout à fait abandonnés, des gens perdus…
Elle allait dire sans doute « des canailles sans aveu » ; mais elle se retint, en regardant Florent. Et la moue méprisante de ses lèvres, son regard clair, avouaient carrément que les gredins seuls jeûnaient de cette façon désordonnée. Un homme capable d’être resté trois jours sans manger était pour elle un être absolument dangereux. Car, enfin, jamais les honnêtes gens ne se mettent dans des positions pareilles. »

« Elles restaient debout, se saluant, dans le bouquet final des fromages. Tous, à cette heure, donnaient à la fois. C’était une cacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles des pâtes cuites, du gruyère et du hollande, jusqu’aux pointes alcalines de l’olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des fromages de chèvre, pareils à un chant large de basse, sur lesquels se détachaient, en notes piquées, les petites fumées brusques des neufchâtel, des troyes et des mont-d’or. Puis les odeurs s’effaraient, roulaient les unes sur les autres, s’épaississaient des bouffées du port-salut, du limbourg, du géromé, du marolles, du livarot, du pont-l’évêque, peu à peu confondues, épanouies en une seule explosion de puanteurs. Cela s’épandait, se soutenait, au milieu du vibrement général, n’ayant plus de parfums distincts, d’un vertige continu de nausée et d’une force terrible d’asphyxie. Cependant, il semblait que c’étaient les paroles mauvaises de Mme Lecoeur et de Mlle Saget qui puaient si fort. »

Les Rougon-Macquart, tome 3, Le Ventre de Paris, Emile Zola. Typographie François Bernouard, 1927 (1873 pour la première édition). 368 pages.

Rendez-vous en 2023 pour La conquête de Plassans et (si tout va bien) La faute de l’abbé Mouret !

Les Rougon-Macquart, T2, La Curée, d’Émile Zola (1871)

Ce second tome des Rougon-Macquart met en scène Aristide Rougon, renommé Saccard à la conquête de Paris et des richesses offertes grâce aux remaniements haussmanniens, ainsi que sa seconde épouse, Renée, et son fils Maxime né de son premier mariage.

La Curée (couverture)

La Curée raconte la soif de richesses et de plaisirs, d’or et de chair. Aristide court après l’argent dans un jeu incessant de manigances ; Renée quête les jouissances toujours plus puissantes ; Maxime mange un peu à tous les râteliers, suit qui le lui ordonne, picore les fortunes des belles mondaines.
Paris est en pleine transformation avec ces boulevards qui déchirent la capitale. Alors que change le visage de la grande ville, les fortunes se font en un éclair pour qui sait jongler avec les spéculations en tous genres. Une promesse attire tous les malins, les avides et les envieux. Or, sur ce point, Aristide arrive en haut de l’affiche. Ce manipulateur hors pair évolue à son aise dans un monde empli d’histoires, de mensonges, de jeux de dupes et de sournoiseries. Il joue alors un jeu d’apparences car, même quand les fortunes ne sont que de façade – exercice d’équilibriste –, le luxe doit s’étaler aux yeux de tous.

C’est aussi la description d’un monde voluptueux, d’une vie de plaisirs, d’indolence. Les étoffes sont soyeuses, les cabinets de toilettes se font nids de douceur, les femmes gisent alanguies dans leurs attelages. La Curée se fait revisite du mythe de Phèdre, épouse de Thésée tombant amoureuse de son beau-fils Hippolyte. Renée et Maxime se rapproche, leur camaraderie les faisant tomber dans un jeu dangereux. Jusqu’à ce que Renée finisse par perdre pied. Amoureuse, honteuse, délaissée, manipulée par son mari… le réveil après un tourbillon de plaisirs mondains toujours plus aigus est difficile et la femme brutalement dégrisée après l’ivresse m’a véritablement touchée.

Le travail de recherche de Zola est époustouflant (les annexes présentes dans mon édition le présentent de manière particulièrement intéressante). Des registres de l’Hôtel de Ville au cotillon, des magouilles financières à la mode, l’auteur construit méticuleusement son décor. Quelques erreurs de date peuvent être remarquées (pour qui est un·e expert·e en Second Empire…), mais elles sont volontaires car impondérables pour que sa grande saga reste dans la fourchette historique du Second Empire. Les descriptions sont précises, délicates et passionnantes (à condition d’avoir un certain goût pour le détail).
La plume est incroyable et je me suis régalée tout au long de ma lecture. C’est aussi bien captivant et rusé quand on suit Aristide que charnel et sensuel lorsque l’intrigue se tourne vers Renée. Si seule la jeune femme a su éveiller mon affection en dépit de ses défauts – aveuglement, ridicule parfois… –, tous les personnages m’ont fascinée. Entre les intrigues patiemment construites de Saccard et Maxime qui grandit dans ce monde corrompu, observer se déployer son indifférence, sa méchanceté, ses faiblesses, je n’ai pu que me passionner pour ces protagonistes soigneusement construits.

Zola s’approprie la réalité historique et la fait revivre à travers cette tentaculaire famille des Rougon-Macquart, transformant le froid matériau des dates et des faits en une intrigue vibrante, en une aventure humaine, en une histoire unique. Ce tome qui met en scène les bassesses et ruses humaines dans un cadre luxueux m’a une fois de plus fascinée et je suis impatiente de continuer ma lecture de cette formidable saga. Je vous dis donc à bientôt avec Le ventre de Paris !

« La race des Rougon s’affinait en lui, devenait délicate et vicieuse. Né d’une mère trop jeune, apportant un singulier mélange, heurté et comme disséminé, des appétits furieux de son père et des abandons, des mollesses de sa mère, il était un produit défectueux, où les défauts de parents se complétaient et s’empiraient. »

« – N’importe, vous auriez dû chercher quelque chose de plus simple.
– Mais mon histoire est la simplicité même ! dit Saccard très étonné. Où diable voyez-vous qu’elle se complique ?
Il n’avait pas conscience du nombre incroyable de ficelles qu’il ajoutait à l’affaire la plus ordinaire. Il goûtait une vraie joie dans ce conte à dormir debout qu’il venait de faire à Renée ; et ce qui le ravissait, c’était l’impudence du mensonge, l’entassement des impossibilités la complication étonnante de l’intrigue. Depuis longtemps, il aurait eu les terrains, s’il n’avait pas imaginé tout ce drame ; mais il aurait éprouvé moins de jouissance à les avoir aisément. D’ailleurs, il mettait la plus grande naïveté à faire de la spéculation de Charonne tout un mélodrame financier. »

Les Rougon-Macquart, T2, La Curée, Émile Zola. Typographie François Bernouard, 1927 (1871 pour la première édition). 353 pages.