Le talent est une fiction : déconstruire les mythes de la réussite et du mérite, de Samah Karaki (2023)

Le talent est une fictionJuste après avoir découvert cet essai grâce à Guillaume Meurice, j’ai eu le plaisir de le voir dans la dernière Masse critique Babelio spéciale non-fiction, et le plaisir plus grand encore d’être choisie pour le lire.

Cet essai déboulonne les croyances liées au talent et aux réalisations apparemment sorties de nulle part des grands artistes, sportifs ou scientifiques : parmi les mythes les plus courants, ceux selon lesquels le talent et le succès se cacheraient dans un gène particulier, ou dans un travail individuel acharné, ou dans la maxime « quand on veut, on peut ». Mais ce que montre Samah Karaki au travers de multiples études interdisciplinaires et des évolutions des connaissances (notamment en générique ou en neurosciences) est le rôle crucial, l’impact capital, des déterminismes sociaux, économiques, culturels ou même géographiques.
Elle expose comment ces postulats ont permis – et permettent encore – de justifier la domination des riches, des hommes et des Blancs, comment la biologie a été instrumentalisée pour justifier des thèses racistes, sexistes, essentialistes. Au fil des décennies, les tests de QI ont été utilisé pour « prouver » des tests racistes, la méritocratie a facilité la culpabilisation des classes modestes en les mettant face à une supposé responsabilité dans leur place sociale, les biographies des « génies » ont été écrites de manière à atténuer l’importance d’avantages indéniables en terme d’accompagnement, d’exposition précoce, d’éducation, de ressources, d’opportunités. Et malgré des preuves scientifiques, certaines idées reçues ont la vie dure et continuent de nourrir le sexisme, le racisme ou les inégalités sociales et, par-là, des stéréotypes qui pèsent lourd dans la réalisation de soi et l’accès à la reconnaissance.

L’idée n’est pas de nier les succès, de dénigrer les performances impressionnantes, mais simplement de reconnaître ce qui a permis à leurs auteurs et autrices de les créer, de les accomplir, et de ne plus évaluer la valeur individuelle de chacun à l’aune de ses succès.
De même, l’autrice invite à repenser le système scolaire et universitaire pour valoriser les intelligences diverses et non seulement les parcours millimétrés au sein des grandes écoles, récompensés par certains diplômes plutôt que d’autres, qui reproduisent indéfiniment le même schéma. Elle prône ainsi des projets collectifs pour repenser notre rapport au succès et à la compétition perpétuelle au profit de l’apprentissage pour soi (et non pour battre et dominer) et du plaisir, autorisant ainsi la liberté de ne pas exceller. Elle souligne l’importance de reconnaître enfin la diversité des intelligences, des parcours, des chances et des ambitions personnelles.

Un essai passionnant, d’une fluidité qui le rend agréable à lire (étant donné que je lis peu d’essais, je reconnais que ça reste important pour moi). À titre personnel, j’y ai trouvé des pistes de réflexion qui ont amené des prises de conscience, ainsi qu’une forme de soulagement à lire ces propos intelligents et étonnamment libérateurs.

Pour celles et ceux qui voudront creuser le sujet, le livre s’appuie sur une riche bibliographie d’ouvrages et publications scientifiques.

« La mesure de l’intelligence devient dès lors une façon de convaincre une personne de sa propre valeur sociale, d’amener les gens à accepter la position particulière qu’ils occupent dans la société, de les convaincre que celle-ci est le reflet de leur mérite individuel. « Il n’y a pas de stabilisateur de classe sociale plus fort, au sein d’un système de classe sociale hiérarchiquement ordonné, que la croyance, de la part de la classe inférieure, que sa place dans la vie n’est vraiment pas arbitrairement déterminée par le privilège, le statut, la richesse et le pouvoir, mais est une conséquence du mérite, distribué de manière équitable », déclare [l’historien Clarence] Karier. »

« L’idée ici est que derrière ce qui peut nous apparaître comme un accomplissement mystique, il existe des déclencheurs, des inspirations, de petites avancées qui améliorent la réalisation d’une œuvre. Et que ces innovations sont tout aussi passionnantes que l’idée du génie des grands maîtres. »

« Ce phénomène, consistant à blâmer l’individu plutôt que les structures, se détourne des problèmes politiques, économiques et sociaux plus larges et encourage les individus à se replier sur eux-mêmes et à travailler sur leurs mindsets comme moyen d’atteindre la meilleure version d’eux-mêmes. Cela renforce l’idée selon laquelle « le travail acharné est synonyme de succès », tout en ignorant tous les obstacles qui dictent où vous vous situez sur la ligne de départ vers le succès. L’état d’esprit, le mindset, le développement personnel renforcent ainsi de puissantes idéologies et mythes culturels sur le caractère individuel en supposant que le caractère et les comportements individuels sont principalement ou uniquement la source du succès et de l’échec. »

« Clairement, croire à notre talent et à notre mérite ne semble pas nous rendre plus ouverts à la réalité des autres. Plus nous nous considérons comme autodidactes et autosuffisants, moins nous devenons susceptibles de nous soucier du sort de ceux qui ont moins de chance et de privilèges que nous. Cela finit par nous rendre largement aveugles aux barrières structurelles, scolaires, culturelles et sociales auxquelles se heurtent les personnes qui échouent. La hiérarchie de la réussite devient une hiérarchie du respect social n’accordant la dignité qu’à ceux qui sont au sommet en venant valider la toute-puissance de la volonté et du libre arbitre de ceux qui réussissent malgré les obstacles. La société méritocratique laisse peu de place à la distinction entre réussite et estime sociale. »

« La course au succès paraît plus une course de relais dans laquelle nous héritons des positions de départ de nos parents. »

Le talent est une fiction : déconstruire les mythes de la réussite et du mérite, Samah Karaki. Éditions JC Lattès, coll. Nouveaux jours, 2023. 305 pages.

Le Pavillon d’Or, de Yukio Mishima (1956)

Le Pavillon d'orLe Pavillon d’Or est un roman inspiré par un fait divers : l’incendie du temple éponyme par un jeune bonze en 1950. Dans ce roman à la première personne, Yukio Mishima nous plonge dans la tête de Mizoguchi pour, peut-être, appréhender les raisons de son geste.

Parmi mes partenaires de lectures communes, il y a Coline avec qui j’ai partagé des découvertes fabuleuses comme Et quelquefois j’ai comme une grande idée ou le cycle de Terremer. Et puis, il y a Alberte Bly, ma copine de galère sur le Journal d’Anaïs Nin… et sur Le Pavillon d’Or (heureusement qu’il y a eu Notre-Dame de Paris aussi !). Je vous invite tout de suite à aller lire sa chronique et je commence tout d’abord par la remercier pour la rigolade, la motivation et les réflexions pertinentes car, si je l’avais lu seule, je l’aurais très probablement abandonné.

Pourquoi ? Car le roman souffre d’un gros cœur mou dans lequel je me suis engluée. On se perd dans des réflexions philosophiques autour de la Beauté et de la laideur, de l’identité, du mal. Non pas qu’elles soient particulièrement compliquées (quoique les multiples références au cas « Nansen tue un chaton » ne m’aient pas aidé à en comprendre la moralité ? la finalité ? l’intérêt ?), mais parce qu’elles sont extrêmement redondantes. J’ai eu longtemps l’impression de tourner en rond face aux désirs paradoxaux du narrateur entre faire le mal et atteindre une certaine pureté, une « âme de lumière » semblable à celle de son condisciple Tsurukawa. Une dualité à l’image de celle amour/haine éprouvée envers ce trésor architectural dont je me suis également lassée des multiples descriptions.
Quelques chapitres se sont ainsi révélés d’une lenteur pétrifiante : mes yeux avaient alors envie de se lancer dans une lecture fortement diagonale et je ne comprenais plus grand-chose à ce que je lisais…

Ce roman est une sorte de parcours initiatique qui conduira Mizoguchi à la pyromanie. Son bégaiement et sa laideur, une trahison de sa mère. L’impunité des soldats américains et la soumission des Japonais aux vainqueurs. Le cynisme d’un ami. Un éloignement du temple et de l’université, une perte de respect pour le Prieur. Des désillusions, des regards désappointés sur les autres (même ceux qu’il jugeait favorablement, détruisant alors un idéal).
Et puis, il y a ce Pavillon d’Or, d’abord fantasme né des récits émerveillés de son père. Obsession par laquelle le temple s’interpose sans cesse entre lui et le monde. Relation oscillant entre fascination et déception. Désir d’en devenir le maître ou de leur détruire, impérieux besoin de se libérer de son influence pernicieuse.

Malgré ces quelques chapitres qui ont failli me perdre, le roman redevient plus lisible – peut-être car plus linéaire – à compter du chapitre 7. On finit par se prendre d’intérêt, voire de pitié pour Mizoguchi ; des événements surviennent, une évolution de ses relations avec différents personnages est notable ; son projet criminel apparaît ainsi que des atermoiements, de faibles tentatives pour s’en décourager et un report de la faute sur autrui qui engendre une certaine attente, un quasi-suspense (en dépit du fait que la fin est connue)… Les derniers chapitres ont clairement remonté l’ouvrage dans mon estime, allant jusqu’à conclure sur une note plutôt touchante.

Il faut aussi reconnaître que la traduction est belle. J’ai retrouvé des échos à Confession d’un masque dans les instincts destructeurs de Mizoguchi, son appétit pour la souffrance et la mort qui le fera appeler de ses vœux les bombardements et les incendies sur Kyoto : une atmosphère sombre, parfois malsaine qui avait tout pour me plaire. J’ai également aimé le regard sur la nature – une tempête qui approche, un bord de mer… – et les descriptions précises qui en jaillissent.
De plus, Mishima sait aller là où on ne l’attend pas. Certaines scènes, notamment avec les personnages féminins qui émaillent le récit, au-delà de leur caractère troublant voire dérangeant, m’ont surprise en prenant une direction tout à fait contraire à mes suppositions.

Ce roman possédait des atouts pour me plaire : la thématique, l’atmosphère, l’évolution psychologique du personnage, l’écriture… Et pourtant, on a frôlé le naufrage et je ne peux partager les critiques dithyrambiques car il y a, à mon goût, des longueurs et des répétitions d’un ennui abyssal au milieu du roman.

Rappel : la chronique d’Alberte Bly est là !

(Heureusement qu’au milieu de notre lecture, Moka a publié une chronique enthousiaste du Marin rejeté par la mer, renouvelant mon intérêt mourant pour Mishima et me donnant une idée lecture avant de plonger dans les mille cinq cents pages de sa Mer de la fertilité.)

« Il va sans dire que cette infirmité dressait un obstacle entre moi et le monde extérieur. C’est le premier son qui a du mal à sortir ; il est, en quelque sorte, la clé de la porte qui sépare mon univers intérieur du monde extérieur ; mais jamais il ne m’était arrivé de sentir tourner cette clé sans effort. Les gens, en général, manient les mots à leur gré ; ils peuvent, cette porte de séparation, la laisser grande ouverte et ménager ainsi une constant circulation d’air entre les deux mondes. Mais à moi, cela était absolument interdit : la clé était rouillée, irrémédiablement rouillée. »

« Je crois que c’est vers ce temps-là qu’un changement subtil commença de se dessiner dans mes sentiments à l’égard du Pavillon d’Or. Non que je pusse parler d’aversion, mais je pressentais qu’un jour viendrait immanquablement où ce qui germait peu à peu en moi se révélerait absolument incompatible avec son existence. »

« Quand je le connus mieux, j’appris qu’il avait en horreur la Beauté qui dure. Il n’aimait que ce qui s’évapore à l’instant : la musique, les arrangements de fleurs flétris en quelques jours ; il détestait l’architecture, la littérature. Pour qu’il vînt au Pavillon d’Or, il avait fallu ce clair de lune sur le temple… »

« Ainsi raisonnais-je, et mes réflexions me firent apparaître une indéniable et totale différence entre l’existence du Pavillon d’Or et celle de l’être humain. D’une part, un simulacre d’éternité émanait de la forme humaine si aisément destructible ; inversement, de l’indestructible beauté du Pavillon d’Or émanait une possibilité d’anéantissement. Pas plus que l’homme, les objets voués à la mort ne peuvent être détruits jusqu’à la racine ; mais ce qui, comme le Pavillon d’Or, est indestructible, peut être aboli. Comment personne n’avait-il pris conscience de cela ? Et comment douter de l’originalité de mes conclusions ? Mettant le feu au Pavillon d’Or, trésor national depuis les années 1890, je commettrais un acte de pure abolition, de définitif anéantissement, qui réduirait la somme de Beauté créée par la main de l’homme. »

Le Pavillon d’or, Yukio Mishima. Gallimard, coll. Folio, 2003 (1956 pour l’édition originale. 1961 pour la traduction française). Traduit du japonais par Marc Mécréant. 375 pages.

Sorcières : la puissance invaincue des femmes, de Mona Chollet (2018)

Sorcières (couverture)L’ayant reçu à Noël l’année même de sa sortie, Sorcières est la preuve que les livres stagnent parfois de longues années dans ma PAL avant d’en être extirpés…

« L’autonomie, contrairement à ce que veut faire croire aujourd’hui le chantage de la « revanche », ne signifie pas l’absence de liens, mais la possibilité de nouer des liens qui respectent notre intégrité, notre libre arbitre, qui favorisent notre épanouissement au lieu de l’entraver, et cela quel que soit notre mode de vie, seule ou en couple, avec ou sans enfants. La sorcière, écrit Pam Grossman, est le « seul archétype féminin qui détient un pouvoir par elle-même. Elle ne se laisse pas définir par quelqu’un d’autre. Épouse, sœur, mère, vierge, putain : ces archétypes sont fondés sur les relations avec les autres. La sorcière, elle, est une femme qui tient debout toute seule ». »
(Une vie à soi – Des femmes toujours « fondues »)

Sans surprise, j’ai beaucoup aimé cette lecture, à la fois passionnante et instructive. Mona Chollet se penche sur la question des femmes célibataires, des femmes sans enfants, des femmes âgées et sur la vision et la construction de nos sociétés. Je ne vais pas développer ces thèses ou le contenu des différentes parties puisque le livre a déjà été chroniqué mille fois ; aussi, je vais plutôt vous donner mon avis tout personnel.

Tout d’abord, je suis restée muette devant des anecdotes ahurissantes sur la chasse aux sorcières, des explications confondantes de balourdises ou de bêtise : la machine était bien rodée, la main patriarcale toujours prête à replonger sous l’eau la tête de celles qui faisaient mine de vouloir respirer. Et encore, trouver des théories, des justifications, des croyances aberrantes dans des écrits du Moyen-Âge ou de la Renaissance, passe encore, mais j’ai été abasourdie par la partialité de certains et (pire) de certaines intellectuel·les (sociologues, psychologues…) du XXIe siècle. Ces questions soulèvent encore bien des débats, notamment le (non-)désir d’enfants qui cristallise bien des crispations.

Ce n’est pas une accumulation de chiffres et de données, mais davantage un développement des mécanismes sexistes nés des chasses aux sorcières, un regard sur la façon dont cela a modelé l’image actuelle des femmes. De même, ne vous attendez pas à trouver un récit complet de l’histoire des chasses aux sorcières, celles-ci étant un point de départ à l’ouvrage.
Cet ouvrage a fait naître quelques réflexions personnelles, m’a fait regarder certaines choses de manière légèrement différente. Parfois, elle prêchait une convaincue, parfois elle m’a parfois heurtée et questionnée. Cependant, contrairement à d’autres lectrices dont j’ai pu lire les critiques, j’ai toutefois apprécié les nuances apportées par l’autrice dans ces différentes sections : malgré un avis fort sur certaines questions, elle ne présente pas ses réflexions comme absolues et précise bien que les situations et les aspirations de chacune d’entre nous sont variées. Il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas une seule façon de vivre sa vie.

J’ai apprécié ce regard à la fois personnel – Mona Chollet ne se met pas totalement à l’écart de son regard sur les femmes, parle de son regard et du regard des autres sur elle-même, de ses réflexions sur sa situation personnelle –, historique, littéraire, cinématographique, artistique. Tout en se penchant sur des clichés bien connus, l’autrice multiplie les références et je ressors de cette lecture avec des livres à lire, des films à voir, des artistes à découvrir, des recherches à mener.

 Sorcières se lit très facilement, l’écriture est très agréable (les sujets le sont parfois un peu moins certes) et accessible. C’est un ouvrage qui me semble idéal quand, comme moi, on ne lit que peu d’essais. Mona Chollet adopte un ton qui n’est pas dénué d’humour et d’ironie, ce qui m’a beaucoup plu.

Si je devais signaler un point qui m’a surprise, ce sont les références à des auteurs des siècles passés sans citer les textes originaux, mais en puisant dans des ouvrages plus récents d’auteurs et autrices s’étant penchés sur la question. Je trouve dommage de ne pas se tourner vers les écrits originaux plutôt que leur reprise dans un autre livre.

Sorcières est donc un essai passionnant et documenté qui aura accompagné des réflexions personnelles (certaines déjà présentes, d’autres non). La plume de Mona Chollet est à la fois incisive et d’une grande fluidité, j’apprécie énormément d’entendre ainsi la « voix » de l’autrice. Bref, j’aurais mis le temps, mais me voilà comme tant d’autres convaincue par cet ouvrage.

« On continue à croire dur comme fer qu’elles sont programmées pour désirer être mères. Autrefois, on invoquait l’action autonome de leur utérus, « animal redoutable », « possédé du désir de faire des enfants », « vivant, rebelle au raisonnement, qui s’efforce sous l’action de ses désirs furieux de tout dominer ». L’utérus sauteur a cédé la place dans les imaginaires à cet organe mystérieux appelé « horloge biologique », dont aucune radiographie n’a encore pu localiser l’emplacement précis, mais dont on entend distinctement le tic-tac en se penchant sur leur ventre lorsqu’elles ont entre trente-cinq et quarante ans. »
(Le désir de la stérilité – Le dernier bastion de la nature)

« La force des stéréotypes et des préjugés peut avoir quelque chose de profondément démoralisant ; mais elle offre aussi une chance, celle de tracer de nouveaux chemins. Elle donne l’occasion de goûter aux joies de l’insolence, de l’aventure, de l’invention, et d’observer qui se déclare prêt à en être – en évitant de perdre son temps avec les autres. Elle invite à se montrer iconoclaste, au sens premier du terme, c’est-à-dire à briser les anciennes images et la malédiction qu’elles colportent. »
(L’ivresse des cimes – « Inventer l’autre loi »)

« Il m’a fallu du temps pour comprendre que l’intelligence n’est pas une qualité absolue, mais qu’elle peut connaître des variations spectaculaires en fonction des contextes dans lesquels nous nous trouvons et des personnes que nous avons en face de nous. Les circonstances et les interlocuteurs ont le pouvoir de révéler ou d’aimanter des parties très diverses de nous-mêmes, de stimuler ou de paralyser nos capacités intellectuelles. Or la société assigne aux femmes et aux hommes des domaines de compétence très différents, et très diversement valorisés, de sorte que les premières se retrouvent plus souvent en situation d’être bêtes. Ce sont elles qui courent le plus de risques de se révéler déficientes dans les domaines prestigieux, ceux qui sont censés compter vraiment, tandis que ceux où elles auront développé des aptitudes seront négligés, méprisés ou parfois carrément invisibles. Elles auront aussi moins confiance en elles. Notre nullité est une prophétie autoréalisatrice. Parfois je dis des âneries par ignorance, mais parfois aussi j’en dis parce que mon cerveau se fige, parce que mes neurones s’égaillent comme une volée d’étourneaux et que je perds mes moyens. Je suis prisonnière d’un cercle vicieux : je sens la condescendance ou le mépris de mon interlocuteur, alors je dis une énormité, confirmant ainsi ce jugement à la fois aux yeux des autres et aux miens. »
(Mettre ce monde cul par-dessus tête)

Sorcières : la puissance invaincue des femmes, Mona Chollet. Éditions Zones, 2018. 231 pages.

Harleen, de Stjepan Šejić (2020)

Harleen (couverture)Pfiou, cette couverture… Je dois l’avouer, elle m’hypnotise depuis la première fois que mon regard a croisé celui d’Harleen. Je la trouve magnifique et surtout particulièrement magnétique. Cette Harleen déboussolée, cette bascule entre Harleen et Harley… tout ça me noue les entrailles quand je regarde cette couverture. Cependant, n’étant pas une grande lectrice de comics (Sandman, Preacher, et c’est tout pour le moment), je lui ai tourné autour pendant un moment, osant à peine le feuilleter pour ne pas me spoiler. Finalement, on me l’a offert, mettant fin à mes hésitations et, après quelques jours pour attendre « le bon moment », j’ai plongé dans ma lecture.

Et ô merveille, les promesses de la couverture ont été tenues.

Graphiquement tout d’abord. Les illustrations intérieures sont superbes. J’ai mis, pour lire ce comics, un temps disproportionné au nombre de pages tant je suis restée bloquée sur le tombé d’une chevelure, sur un mouvement, sur une attitude, sur une expression, ou, à l’instar de la couverture, sur un regard.
Stjepan Sejic m’a scotchée par les émotions qu’il parvient à faire passer dans les visages de ses protagonistes. (Qu’il est difficile de retransmettre l’émerveillement qui tend davantage à museler mon esprit qu’à le rendre prolixe…).
De plus, certaines scènes sont sublimées dans des pleines pages, ce qui les rend encore plus fortes et visuellement marquantes.

Scénaristiquement ensuite. Ma culture de Gotham, Batman et compagnie se limite aux films et à ces petites choses que l’on connaît sans savoir comment, de la culture générale dirais-je ; je n’ai jamais lu un seul comics sur ce sujet (trop de tomes, trop de versions, trop d’auteurs et d’illustrateurs pour que je m’y retrouve). Néanmoins, cet univers a indéniablement quelque chose de fascinant. Quelque chose de cathartique, je crois. Cette ville malfamée et corrompue, en proie à la violence, ces super-vilains aussi dangereux que captivants, cette irrationalité débridée, la démesure… il y a dans toute cette noirceur quelque chose d’attirant, peut-être parce que, heureusement, ce n’est pas notre quotidien. Quoi qu’il en soit, ce livre-ci, c’est en quelque sorte l’histoire que je rêvais de lire sur Gotham, sur le Joker, sur Harley Quinn.

Harleen est un comics focalisé sur la psychologie de ses personnages. L’action est somme toute assez limitée, ce qui n’est nullement un problème pour moi, d’autant plus quand l’intériorité des protagonistes est aussi travaillée et convaincante.
De décisions hasardeuses en cauchemars, on voit cette Harleen, si motivée, enthousiaste, et surtout si pleine de bonnes intentions – terribles bonnes intentions –, lentement glisser au fond du gouffre.
Certes, on connaît la fin, on sait la naissance d’Harley Quinn, mais ce qui importe ici, c’est le chemin qui y mène. Ce n’est pas l’acrobate hypersexualisée qui est au cœur de cette histoire, mais la psychiatre idéaliste, intelligente et travailleuse. Au fil des pages, alors que son état d’esprit évolue, sa garde-robe se modifie légèrement et le rouge, annonciateur de sang et de passion, fait son apparition. Il y a aussi ce Joker des plus enjôleurs, ce fascinant manipulateur qui, impitoyable devant ses acolytes, se fait séducteur avec Harleen. Dès sa première apparition – grandiose –, on sait que l’on ne peut pas se fier à lui, mais son attitude de rock star est aussi irrésistible qu’empoisonnée.

(Mes photos ne rendent absolument pas justice à la réalité…)

C’est une histoire d’amour malsaine, une histoire d’influence, la domination d’un esprit par un autre jusqu’à le conduire dans des voies inédites. C’est une histoire où de simples mots peuvent se révéler fatidique, où le sourire se fait arme. C’est une histoire tragique et sublime.

Dans son histoire comme à travers ses illustrations, Harleen se révèle un comics très vivant et particulièrement touchant, une intrigue passionnante qui m’a serré les tripes et broyé le cœur. Harleen est tombée amoureuse du Joker et je suis tombée amoureuse d’Harleen.

Harleen, Stjepan Šejić. Urban Comics, coll. DC Black Label, 2020. Traduit par Julien DiGiacomo. 224 pages.

Trois petites chroniques : La porte, Inside, Les derniers jours de nos pères

La porte, de Magda Szabó (1987)

La porte (couverture)Telle une longue confession de la narratrice, ce roman retrace sa rencontre et son amitié avec Emerence, une domestique à la fois concierge et bonne. Aussi différentes que possible, toutes deux vont nouer une relation unique.

Autant j’ai adoré ce roman, autant je serais bien incapable d’en parler pendant des lignes et des lignes, d’où cette mini-critique. Si c’est une confession, c’est aussi un long portrait de près de trois cent cinquante pages. Emerence… voilà un personnage que je n’oublierai pas de sitôt. Paradoxale Emerence ! D’une tyrannie qui n’a que d’égal sa générosité, elle est d’une intelligence acérée tout en revendiquant son mépris pour les intellectuels et sa fierté pour son illettrisme. Singulière et surprenante, elle est capable de conclure une conversation pleine de confidences par un « Bon allez-vous-en, je vous ai assez vue ». Le prénom Emerence vient du latin « emerere » qui signifie « mériter » et elle le porte bien ce prénom, cette femme prête à se mettre en quatre pour les autres, nourrissant les malades, travaillant comme quatre, cachant ceux qui sont pourchassés. Pourtant, j’ai eu du mal à la voir comme la sainte que semblent voir en elle ses voisin·es. Son côté théâtral, ses explosions de violence envers Viola, le chien de la narratrice qui lui est totalement dévouée, sa méchanceté perverse amenaient sa compagnie aux frontières du malsain.
Au fil des pages, on s’interroge : peut-on vraiment connaître quelqu’un ? Faut-il aider quelqu’un qui ne veut pas être aidé ? Emerence était une personne complexe, elle apparaît parfois pleine de contradictions. Elle avait des secrets, à commencer par ceux qu’elle cachait derrière sa porte que seul le chien de la narratrice était autorisé à franchir. Ma relation avec ces deux personnages n’a cessé d’évoluer au cours de cette histoire et encore maintenant, je ne suis pas certaine d’avoir une opinion bien tranchée sur elles.
Après un temps de méfiance et d’observation (un peu comme celui qu’il m’a fallu en commençant le roman avant de m’y absorber totalement), elles finissent par éprouver un étrange attachement profond, viscéral, sans concession. C’est une histoire fascinante. Touchante, puissante, intimiste, mais aussi terriblement dérangeante.

Au final, je ne vous ai pas dit grand-chose de ce qui m’avait fait tant aimer ce roman, mais à vrai dire, je ne le sais pas vraiment. Je me suis laissée happer, discrète spectatrice de cette amitié atypique et presque incompréhensible, de cette histoire violente et sombre, psychologiquement éreintante, qui m’a touchée au cœur sans que je puisse disserter du pourquoi du comment. J’ai lu ce livre avec mes tripes et il me reste en tête depuis.

« Je n’avais rien à répondre, ce qu’elle venait de dire n’était pas une nouveauté, elle ne concevait pas que notre affection réciproque lui faisait porter des coups qui me jetaient à terre. Justement parce qu’elle m’aimait et que moi aussi je l’aimais. Seuls ceux qui me sont proches peuvent me faire du mal, elle aurait dû le comprendre depuis longtemps, mais elle ne comprend que ce qu’elle veut bien. »

« Emerence réservait à chacun des récompenses différentes : elle tenait le lieutenant-colonel en haute estime, elle avait donné son cœur à Viola, son travail irréprochable était voué à mon mari – lui-même appréciait que la réserve d’Emerence restreigne dans des limites convenables ma tendance provinciale à sympathiser –, elle m’avait investie d’une mission à accomplir à un moment crucial à venir, et m’avait légué l’exigence que ce ne soit pas une machine ou la technique qui fasse osciller les branches, mais la véritable passion – c’était beaucoup, c’était même le plus important de ses dons, mais ce n’était pas encore assez, j’en voulais davantage, j’aurais aimé parfois la prendre dans les bras comme ma mère autrefois, lui dire ce que je ne dirais à personne d’autre, quelque chose que ma mère n’aurait pas compris par son esprit et sa culture, mais perçu grâce aux antennes de son amour. Cependant ce n’est pas ainsi qu’elle avait besoin de moi, du mois c’est ce que je croyais. »

La porte, Magda Szabó. Le Livre de Poche, 2017 (1987 pour l’édition originale. Editions Viviane Hamy, 2003, pour la traduction française). Traduit du hongrois par Chantal Philippe. 344 pages.

Challenge Voix d’autrices : un roman/une autrice ayant reçu un prix

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Inside, d’Alix Ohlin (2012)

Inside (couverture)Quand j’ai tiré ce livre de ma PAL, je ne savais rien sur lui au préalable, je n’en avais jamais entendu parler. J’y ai découvert une histoire humaine et sensible sur trois protagonistes aux vies entremêlées. Parfois c’est juste pour quelques mois, parfois c’est pour des années.

Nous suivons donc Grace à Montréal en 1996, Anne à New-York en 2002 et Mitch entre Iqaluit et Montréal en 2006. La première, psychologue, trouve un homme dans la neige alors qu’il vient de tenter de se suicider ; la seconde vient en aide à une jeune fugueuse enceinte ; le dernier, thérapeute, part au-delà du cercle arctique, fuyant l’amour, le bonheur, la vie conjugale ou autre chose encore peut-être.

Quelques mois de la vie de ses personnages, racontés ici avec beaucoup de simplicité et de justesse. Je me suis retrouvée en Grace, je me suis retrouvée en Anne, et je me suis même parfois retrouvée en Mitch. L’action est pratiquement inexistante – ce sont les aventures, je ne dirais pas banales car ses trois protagonistes font des rencontres qui n’arrivent pas à tout le monde, mais réalistes d’une vie – ce qui laisse la place à une psychologie fouillée et complexe. Avec leurs faiblesses, leurs doutes, leurs forces, leurs qualités, Alix Ohlin nous présente des personnalités touchantes, parfois imparfaites, parfois exaspérantes sur certains points, mais toujours parlantes. Les connexions entre ces trois personnages – Grace étant au centre de cette symphonie humaine – nous permettent de les suivre sur près d’une décennie et l’autrice va réellement au bout des choses, au bout de ses histoires, sans jamais porter de jugements, mais avec beaucoup d’amour pour celles et ceux qu’elle a fait naître.

Une véritable plongée au cœur de la psyché humaine, des émotions et des événements qui agitent et bousculent nos vies actuelles. Un roman choral et intimiste porté par une belle écriture qui m’a bercée pendant quelques heures de lecture forte et émouvante.

« Grace avait passé sa vie à essayer de recréer chez elle la vie parfaite de ses parents. Qu’ils aient toujours paru le faire sans la moindre difficulté n’aidait pas. Il y avait un mystère inhérent à cette simplicité, à la facilité avec laquelle les choses fonctionnaient chez eux. Ils devaient être les gens les plus chanceux du monde. »

« Son seul et unique don, depuis l’enfance, était ce qu’on pouvait rêver de mieux, un don qui l’avait entouré toute sa vie, élastique, spacieux, capable d’inclure sa femme, leur famille, leur maison et même, quand il était là, son frère : il avait le don d’être heureux. »

Inside, Alix Ohlin. Gallimard, coll. Du monde entier, 2013 (2012 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Canada) par Clément Baude. 362 pages.

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Les derniers jours de nos pères, de Joël Dicker (2011)

Les derniers jours de nos pères (couverture)Alors que je lui avais dit que lire un autre Joël Dicker – autre que La vérité sur l’affaire Harry Québert que j’avais aimé à l’époque mais que je ne relirai probablement pas de peur d’avoir un avis tout différent – n’était absolument pas dans mes priorités, Le Joli (chou moustachu)  m’a tout de même collé son premier roman dans les mains. Soit. Lisons-le.

Londres, 1940. Churchill crée une nouvelle branche des services secrets : le SOE, composé de Français ou de parfaits francophones, se spécialise dans le sabotage et le renseignement. Au cours d’un entraînement rigoureux, le jeune Paul-Emile se fait des amis fidèles, liés par des événements uniques. Néanmoins, si l’amitié est belle, le quotidien le sera moins une fois sur le terrain lorsque leurs missions les amèneront à déjouer le contre-espionnage allemand.

Et finalement, j’ai été agréablement surprise. Ce n’est pas la lecture de l’année, le livre que je retiendrai de 2018. Le plus gros reproche que je lui ferai est d’être un peu trop facile, un peu trop prévisible : qui vit, qui meurt, l’évolution des personnages, le déroulement de l’histoire… On ne peut pas dire qu’on va tomber des nues à un moment ou un autre. De plus, je trouve que la narration peine à nous faire ressentir les difficultés et les obstacles rencontrés par les personnages. La lecture est fluide et leur quotidien semble l’être tout autant. Tant pis. Non seulement ça n’empêche pas l’histoire de tenir en haleine – comment est-ce possible ? –, mais en plus ce livre a d’autres qualités.
Déjà pour la découverte du SOE (Special Operations Executive), organisation intéressante et longtemps tenue secrète. Si j’avais déjà entendu parler de ce service secret britannique, je l’avais oublié. Ça permet de raconter la Seconde Guerre mondiale sous un jour nouveau et, étant peu attirée par les romans sur les Guerres mondiales (légère saturation même si une fois dedans, je suis souvent bien attrapée), c’est un atout que j’apprécie beaucoup (le fabuleux roman Le sel de nos larmes avait déjà eu cette même qualité de parler d’un épisode méconnu de cette période). Autre point qui ne nuit jamais : les personnages sont tout de même très attachants. Gros, Stanislas… même le père qui m’a parfois agacée et parfois touchée tant il paraît à la ramasse. Si leurs caractères sont divers et choisis pour montrer différents types de comportement et de réaction face à l’Occupation et la guerre, plusieurs d’entre eux (et elle) sont plutôt bien développés, ce qui permet parfois de toucher à leurs défauts, à leurs peurs, à leurs erreurs.

Un roman historique qui se penche sur des éléments méconnus (de moi en tout cas) portés par des personnages intéressants : une lecture qui, si elle ne m’a pas autant bouleversée que d’autres lecteurs/lectrices, n’en reste pas moins sympathique.

« Alors Pal avait dévisage fixement Calland. Dans ses yeux brillait la lumière du courage, ce courage des fils qui font le désespoir de leurs pères. »

« L’indifférence est la raison même pour laquelle ne nous pourrons jamais dormir tranquilles; parce qu’un jour nous perdrons tout, non pas parce que nous sommes faibles et que nous avons été écrasés par plus fort que nous, mais parce que nous avons été lâches et que nous n’avons rien fait. »

Les derniers jours de nos pères, Joël Dicker. Editions De Fallois, coll. Poche, 2015 (2011 pour la première publication). 450 pages.