Mini-critiques : Fille noire, fille blanche, La Vallée des Fleurs et Couleur de peau : miel, tome 4

Ce petit florilège a quelque chose en commun : il s’agit de trois ouvrages qui se sont révélés imparfaits, mais intéressants malgré tout. Pas de coups de cœur dans cet article donc, mais aucun regret quant au temps consacré à les lire.
Je vais donc vous parler rapidement de Fille noire, fille blanche de Joyce Carol Oates, de La Vallée des Fleurs de Niviaq Korneliussen et du quatrième tome de la BD Couleur de peau : miel de Jung.

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Fille noire, fille blanche, de Joyce Carol Oates (2006)

Fille noire, fille blanche (couverture)Dans les années 1970, Genna et Minette partagent une chambre sur le campus de Schuyler College. L’une est blanche, réservée, amicale, issue d’une famille riche aux membres dispersés ; l’autre est noire, solitaire, sans concession, issue d’une famille respectable sous la tutelle de son pasteur de père. La première souhaite devenir l’amie de la seconde et la protéger des actes racistes qui se succèdent.

Cette relique de ma PAL m’était tombée des mains il y a fort longtemps, mais j’en suis cette fois arrivée à bout pour un résultat assez perplexe.

C’est un roman plein ambiguïté, à commencer par ce personnage de Minette qui est particulièrement troublant. Si, ici ou là, elle se révèle touchante et potentiellement attachante, elle reste la plupart du temps difficile, voire impossible à cerner. Personnage énigmatique que sa compagne de chambre – et nous avec – essaie désespérément de comprendre. Il faut avouer que Minette se montre aussi fortement antipathique par moment, repoussant toute tentative d’amitié ou de sympathie, rejetant les critiques en blâmant les autres, restant irrémédiablement fermée.
Les personnages sont finalement assez peu sympathiques, tant la hautaine Minette que Genna avec son désir absolu d’être l’amie de Minette, son abandon d’elle-même malgré la manière dont elle est mille fois repoussée. Genna semble placer Minette sur un véritable piédestal : sa couleur de peau l’oblige à être forte, sa famille est stable et présente et, pour une fois, elle pourra peut-être aider quelqu’un, être utile.
Toutes deux partagent un attachement démesuré au père : craint et respecté pour Minette, adoré et parfois incompris pour Genna. Cette influence de la famille – qu’elle soit libertaire ou stricte – offre des instants poignants avec les deux filles qui peinent à trouver leur place. Genna se révélera même une enfant traumatisée aux souvenirs qui referont surface au fil de l’année scolaire.

La culpabilité, avérée ou fantasmée, est omniprésente dans ce roman qui questionne la responsabilité de chacun, les choix effectués – choix influencés par le passé, les espoirs, les attentes, le bagage émotionnel… Culpabilité d’être blanche également étroitement liée avec la peur d’être raciste « sans le vouloir » : telle ou telle pensée est-elle raciste ? critiquer Minette est-il du racisme ? Enfin, culpabilité du père (dont la lutte pour un monde qu’il espère meilleur finit par entraîner la mort) et culpabilité de la narratrice liée à ce père.

Les tensions raciales sont également palpables au cours du récit. Actes racistes, étudiantes noires dénotant parmi les Blanches malgré cette université ouverte et égalitaire. Cependant, alors que l’intrigue se déroule, on s’apercevra que tout ne tourne pas autour de Minette : si Genna est la narratrice, c’est sans doute parce qu’elle aura un long parcours quasi initiatique pour se révéler et comprendre son passé. En dépit d’un manque d’amitié pour elle, j’ai ressenti de l’empathie tandis que son histoire se dévoilait, que les enjeux amplifiaient et que le drame se nouait.

Fille noire, fille blanche est un texte à la hauteur de Minette : difficile à cerner. (D’où une chronique confuse que vous me pardonnerez, j’espère.) S’il m’a parfois semblé chaotique et décousu dans sa narration, il reste atypique et troublant dans les questionnements qu’il soulève, intéressant dans sa forme et parfois surprenant. Néanmoins, j’ignore totalement s’il me laissera un souvenir impérissable.

« Comment se fait-il que nous nous rappelions plus vivement la honte que la fierté ? Notre propre honte plus que celle des autres. »

« Les souvenirs que j’avais de mes parents se confondaient avec mes rêves. Les rêves que je faisais de mes parents se confondaient avec mes souvenirs. »

Fille noire, fille blanche, Joyce Carol Oates. Points, 2011 (2006 pour l’édition originale, 2009 pour la traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban. 375 pages.

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La Vallée des Fleurs, de Niviaq Korneliussen (2022)

La vallée des fleurs (couverture)Ayant beaucoup aimé le premier livre de Niviaq Korneliussen, Homo Sapienne, je n’ai pas hésité quand une Masse Critique Babelio m’a permis de découvrir son deuxième bébé. À travers la narratrice, jeune Groenlandaise tentant de gérer son existence entre sa copine, ses études sur le continent, sa famille et les morts qui, malgré son jeune âge, parsèment déjà sa vie, l’autrice évoque le mal-être et les suicides qui se multiplient dans son pays.

J’ai retrouvé la plume de Niviaq Korneliussen, à la fois poétique et crue, sans fard. Une écriture pleine de sensualité dans l’appréhension de la vie. Comme dans Homo Sapienne, elle raconte des thématiques très actuelles – l’identité, la recherche de qui l’on est et où l’on va, l’amour, le sexe, la solitude – et surtout un sujet qui touche particulièrement le Groenland : les trop nombreux suicides, devenus banals dans sa population. Mélange de volonté de vie et de désespoir, le livre avance par vagues, fluctuations de l’humeur du personnage principal.

 Malgré tout, le mal-être est prégnant et suinte entre ces pages. Les titres des chapitres sont des chocs : liste implacable de personnes suicidées, récit d’un suicide, réflexions sur la mort. La tentation du suicide, le souvenir de celles et ceux qui ont franchi le pas, cette lassitude insidieuse… Cette sensation de piège qui se referme et contre lequel il est inutile de lutter sera peut-être ce qu’il me restera le plus de ce roman. Une fracture en soi, une sensation de noyade, un gouffre intérieur dans lequel on trébuche. Fatalité ?
Celui-ci dénonce aussi la société des apparences dans lequel nous vivons et l’hypocrisie des likes, des enterrements et des faux-semblants. Ignorés dans la vie, encensés dans la mort à grand renfort de pleurs, de compliments, de « on ne t’oubliera jamais ».

Cependant, malgré toutes les qualités de ce roman intimiste et mélancolique, il ne m’a pas totalement convaincue, contrairement à son grand frère. La faute à des longueurs qui m’ont parfois ennuyée ? Cela reste une bonne lecture, mais qui, le temps passant, me laissera rapidement davantage une impression – de malaise et de mort – que de réels souvenirs.

« Un corbeau est posé sur la grande croix à l’entrée du cimetière. Aucun de ceux que j’aime ne repose dans ce cimetière. Aanaa n’y repose pas. Pourtant, je sens que j’ai perdu quelqu’un ici. Cela réveille de durs souvenirs. Cela réveille des souvenirs des nuits de printemps, où j’étais assise là, dans l’angoisse du soleil de minuit à venir. Cela réveille des souvenirs de la nuit d’été rose, il y a un an, où, assise sur une hauteur surplombant Sermitsiaq et toutes les croix des morts, je pensais à la vie. »

« Je dis seulement que certaines personnes ne sont pas aussi douées pour la vie que d’autres, et peut-être que ce n’était que ça, qu’elle n’appartenait pas à cette terre, qu’elle n’avait pas envie de vivre, je murmure, paniquée. »

« On ne trouve pas d’explication incontestable au fait que les gens se tuent quand arrive le soleil de minuit, mais une des hypothèses serait qu’ils deviennent dépressifs quand ils dorment trop peu, une autre que, après un hiver sombre et froid, ils gagnent des forces à mesure que les journées se font plus claires et plus chaudes, mais que, lorsqu’enfin elles sont là, ils réalisent que la vie ne s’améliorera pas pour autant. Jamais. »

La Vallée des Fleurs, Niviaq Korneliussen. Editions La Peuplade, 2022 (2020 pour l’édition originale). Traduit du danois par Inès Jorgensen. 371 pages.

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Couleur de peau : miel, tome 4, de Jung (2016)

Couleur de peau miel T4 (couverture)Après une relecture des trois premiers tomes – que j’ai autant appréciés qu’à la première lecture il y a huit ans –, j’ai enfin découvert le quatrième tome (avec un tout petit peu de retard).

Ce quatrième tome poursuit la quête des origines, les questions sans réponses, les questionnements sur l’identité et la famille, la place à trouver entre le pays natal et adoptif, le chemin parcouru et à venir. Comme le dit Jung, un voyage qui durera probablement toute une vie, bien que notre petit héros ait, de puis le premier tome, trouvé un certain apaisement.

Le propos reste touchant, mais je l’ai trouvé en-deçà de ses prédécesseurs. Je trouve que le discours tourne un peu en rond, n’ajoutant pas grand-chose à ce qui a été dit auparavant. Pourtant, de nouvelles étapes de sa quête identitaire sont abordées, mais elles sont traitées de manière brève et confuse. L’interview avec sa mère adoptive ou ses voyages en Corée auraient peut-être mérités de s’y attarder un peu plus. Sans parler de cette fameuse piste vers, peut-être, sa famille biologique et ses tests ADN dont les résultats nous restent inconnus. (Il faut croire que je suis difficile à satisfaire car je trouve que, à l’inverse, il aurait pu s’éterniser un peu moins sur son film, aussi bien soit-il).
De plus, le dessin m’a semblé légèrement différent et m’a moins séduite. Le trait est plus fin et moins rond. Moins agréable finalement.

 Même si ce tome souffre à mes yeux d’une certaine redondance, il reste la poursuite d’une histoire personnelle racontée avec beaucoup de sincérité. Couleur de peau : miel reste un témoignage passionnant et sensible sur l’adoption et ses traumatismes.

(Petit détail : que son frère soit appelé Cédric après avoir été Erik dans les trois premiers m’a interrogée et déstabilisée…)

Couleur de peau : miel, tome 4, Jung. Soleil, coll. Quadrants, 2016. 141 pages.

Spécial nouvelles : Première personne du singulier, Nanofictions, Le plus petit baiser jamais recensé

(En vrai, Le plus petit baiser jamais recensé n’est pas une nouvelle, mais il est si court (et ma chronique l’est encore plus !) que je lui fais une petite place ici.)

 

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Première personne du singulier, de Patrice Franceschi (2015)

Première personne du singulier (couverture)Quatre nouvelles. Deux histoires de marins, deux histoires de la Seconde Guerre mondiale. Quatre dilemmes cornéliens qui se présentent à ces héros (et une héroïne) tragiques.

Après les histoires très courtes, filant à l’essentiel, de Kenneth Cook (Le koala tueur et autres histoires du bush), ce sont ici des nouvelles plus longues, qui prennent davantage leur temps pour décrire personnages, lieux et situations. Elles nous embarquent dans des situations révoltantes, plaçant les personnages face à des choix impossibles, déchirants, qu’ils soient dictés par l’amour, le devoir, les idéaux. Des choix qui souvent conduisent au désespoir le plus profond.

La plume de Patrice Franceschi est superbe. Les mots sont des perles soigneusement sélectionnées, transformant les phrases en joyaux littéraires. Soulignant toujours davantage la beauté et la tragédie de ces histoires qui pourraient n’être que des anecdotes. Qu’il décrive une tempête au milieu de l’océan, qu’il mêle une armée française en déroute et un poème de Victor Hugo ou qu’il invite l’actualité brûlante des migrants, qu’on soit en 1884, dans les années 1940 ou en 2013, l’auteur pousse ses personnages au bord du gouffre, face à leurs responsabilités.

(Petite déception – les autres nouvelles ayant mis la barre haute – sur la dernière histoire que je trouve un peu moins originale et tirant un peu vers le pathos. Cela dit, elle est aussi bien écrite que les autres et joliment construite.)

Quatre récits qui, chacun à leur manière, m’ont bousculée, m’ont chavirée, m’ont poussée à m’interroger sur ce que j’aurais à leur place.

« Il regarda l’océan tout autour de lui. Mais il n’y avait plus d’océan : des montagnes liquides l’avaient remplacé ; La Providence se frayait un chemin dantesque parmi des à-pics et des gouffres sans cesse renouvelés, des falaises et des surplombs, des crêtes et des cimes aux figures blafardes et le brick était comme un alpiniste solitaire perdu dans l’Himalaya. Flaherty resta debout, seul et solitaire, les deux mains sur la barre – et il ne songeait plus qu’à cette peur et à cette responsabilité qui était la sienne tandis que le monde autour de lui semblait ravagé. Comme il devait être doux de n’avoir qu’à obéir… »

« Vous savez, me dit Dolly, il y avait toujours une guerre civile à l’intérieur de Mark ; sans doute entre ce qu’il était et ce qu’il voulait être. C’était son combat de devenir un autre que lui-même. Il était épuisant. On le sentait tout le temps prêt à mourir pour quelque chose ; ça effrayait tous ceux qu’il côtoyait. »

« Madeleine et Pierre-Joseph se sont connus quinze minutes sur le quai d’une gare parisienne. Cinq leur ont suffi pour commencer à s’aimer, dix pour que leur amour s’achève. Le destin n’a pas eu d’égard pour eux : c’était la guerre. »

Première personne du singulier, Patrice Franceschi. Points, 2016 (2015 pour l’édition en grand format). 161 pages.

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Nanofictions, de Patrick Baud (2018)

Nanofictions (couverture)Et si, au lieu de parcourir le monde à la recherche d’étrangetés, le créateur d’Axolot inventait ses bizarreries, ces anomalies ?

Etonnant ouvrage ! Recueil de minuscules récits, d’historiettes tenant sur quelques lignes, il m’a transportée, émerveillée, effrayée. Avec quelques phrases, ces Nanofictions font travailler l’imagination et donnent lieu à mille développements qui seront propres à chaque personne qui les lira. Puisqu’il s’agit d’un livre qui aurait tendance à être dévoré du fait de la brièveté des récits, je les ai dégustées, les lisant un petit peu chaque soir pour prendre le temps de m’en imprégner, pour m’endormir avec, pour m’en bercer.

Réalistes ou relevant du fantastique ou de la science-fiction. Amusantes, oniriques, inquiétantes, poétiques. Optimistes, pessimistes, cyniques. Vie extraterrestre, humanité, surnaturel. Il y en aura pour tous les goûts. Parmi cette profusion et cette diversité, certaines touchent juste, émeuvent ou perturbent. Patrick Baud maîtrise l’art de la chute et parvient à surprendre, à faire sourire, voire à glacer le sang.

Les quelques illustrations qui parsèment le recueil sont à la fois simples, douces et poétiques. Un détail parfait pour sublimer l’ouvrage.

Soir après soir, je suis devenue accro à ces mini nouvelles addictives. C’est incroyable de constater la façon dont quelques mots peuvent ouvrir la porte de dizaines d’univers. N’hésitez pas, embarquez pour un voyage littéraire surprenant !

 

Nanofictions, Patrick Baud. Flammarion, 2018. 128 pages.

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Le plus petit baiser jamais recensé, de Mathias Malzieu (2013)

Le plus petit baiser jamais recensé(couverture)Quand un inventeur dépressif voit disparaître la fille qu’il vient d’embrasser, il se lance dans une grande quête pour la rechercher. Pourquoi disparaît-elle ? Qui est-elle ? Où est-elle ? Des chocolats au goût de baiser, perroquet pisteur, courses de skate tiré par des écureuils seront des ingrédients essentiels pour la rencontrer à nouveau.

L’amour sous toutes ses formes, les cornéliens choix amoureux, la douleur d’une rupture… il n’y a pas à dire, l’histoire est assez classique et pas forcément inoubliable. Sauf que. Sauf que je retiendrai davantage le souvenir – peut-être diffus – de la plume de Malzieu que celui plus galvaudé de l’intrigue. Car ce qui importe le plus, c’est la façon unique dont cette histoire lue, vue, vécue est racontée.
Sans être une experte de Mathias Malzieu, j’ai reconnu ici la belle sensibilité de celui qui m’avait surprise et touchée avec son Journal d’un vampire en pyjama. C’est très joliment écrit. Le texte regorge de trouvailles littéraires, d’images surprenantes et de malignes métaphores. Les néologismes et autres mots-valises sont légion, de la « télépathisserie » au « mélancolasthme » en passant par le « cœur-circuit ». Un petit conte farfelu et romantique !

Ce n’est pas un sans-faute car je ne pense pas m’en rappeler très longtemps – car il manquait un petit quelque chose à l’histoire, car la fin est trop prévisible -, mais cette histoire imaginative et poétique s’est laissée dévorer comme un très bon chocolat.

« Le problème c’est que ma tête n’est jamais reposée. Mon cerveau est une maison de campagne pour démons. Ils y viennent souvent et de plus en plus nombreux. Ils se font des apéros à la liqueur de mes angoisses. Ils se servent de mon stress car ils savent que j’en ai besoin pour avancer. Tout est question de dosage. Trop de stress et mon corps explose. Pas assez, je me paralyse. »

Le plus petit baiser jamais recensé, Mathias Malzieu. J’ai Lu, 2014 (Flammarion, 2013, pour la première publication). 154 pages.

Nord et Sud, d’Elizabeth Gaskell (1854)

Nord et Sud (couverture)Je me suis accordée le luxe d’une petite relecture pour redécouvrir ce chef-d’œuvre d’une autrice anglaise trop peu connue à mon goût, éclipsée par des Dickens, Austen et Brontë.

Margaret Hale, fille de pasteur dans un paisible village du Hampshire, et sa famille se voient contraintes de quitter cette région tant aimée pour vivre à Milton, ville industrielle du Nord. Le choc est rude et tout ce qu’elle déteste dans cette contrée ambitieuse et capitaliste s’incarne en la personne de John Thornton. Malgré l’hostilité de Margaret pour sa profession et son mode de vie, celui-ci tombe rapidement sous le charme.

Entre les malentendus, les idées fausses, les méconnaissances des convenances locales et les fiertés mal placées, Elizabeth Gaskell nous laisse tout le loisir d’apprendre à connaître ses personnages… et d’avoir envie qu’ils finissent par se parler et se comprendre au lieu d’imaginer ce que l’autre pense d’eux. Et il faut dire qu’elle nous fait languir – j’avoue avoir éprouvé un peu de frustration et d’impatience, une fois passé le cap des 620 pages – puisque ce n’est qu’à l’antépénultième page que tout se résout enfin !
Je m’aperçois, comme à chaque fois que je me penche un roman de Jane Austen ou des sœurs Brontë, que je peux finalement aimer les romances, mais, contrairement à celles d’aujourd’hui (et là, je vous renvoie vers l’excellentissime Lettre à celle qui lit mes romances érotiques, et qui devrait arrêter tout de suite), celles-ci présente des femmes intelligentes et fortes – et non seulement belles – qui sont fières de leur indépendance.

De plus, Nord et Sud est bien loin de n’être qu’une romance. A travers cette histoire, l’autrice dépeint son siècle et la société de l’époque. Nord et Sud illustre la confrontation entre le Nord industriel et travailleur, bourdonnant d’activité comme une ruche, et le Sud, rural, au rythme lent et aux idées plutôt conservatrices.
Accompagnant Margaret, nous vivons une véritable immersion dans le monde ouvrier avec ses rapports de pouvoir, ses luttes entre patrons et salariés et l’émergence des syndicats. Avec compassion, elle parle de la détresse des ouvriers, de la faim et du désespoir. Avec intelligence, elle parle des intérêts économiques des uns et des autres. Nous faisant rencontrer tantôt Thornton, le patron,  tantôt Higgins, l’ouvrier engagé, et ses camarades, elle nous montre avec impartialité les raisons et les excès des deux partis, tentant de les amener à se rencontrer au lieu de s’ignorer, à construire ensemble au lieu de s’affronter.
Toutefois, Higgins et les autres ne sont pas les seuls à s’opposer au pouvoir établi. En effet, le père et le frère de Margaret se révoltent quant à eux contre l’Eglise et la Marine, le premier devenant un dissident de la religion anglicane, le second illustrant comment ses chefs abusent totalement de leurs droits jusqu’à l’injustice la plus totale.

Si l’histoire et la façon dont Thornton et Margaret se tournent autour font irrésistiblement penser aux romans de Jane Austen, le milieu social est plus humble et le ton plus engagé. De même, Margaret Hale, jeune femme de dix-huit ans, énergique et volontaire, cultivée et généreuse, évoque davantage Jane Eyre qu’Elizabeth Bennet. Margaret est certes en maints traits de caractère admirable, mais elle peut également se montrer tout à fait insupportable. Elle fait parfois preuve de cet orgueil odieux de celles et ceux qui se sentent supérieurs par leur éducation et leur classe sociale et s’exprime alors avec un mépris cruel et mordant révoltant. Heureusement, son caractère s’adoucit en même temps que son cœur et, sans perdre une once de fierté, elle n’en devient que plus remarquable.
Cependant, ces côtés moins admirables de la pragmatique Margaret contribuent à la grande justesse des caractères, exceptionnelle tout au long du roman. Je parle évidemment de Margaret Hale et John Thornton, mais aussi de tous les personnages qui gravitent autour d’eux : les parents de Margaret, la mère et la sœur de Thornton, Mr Higgins (pour qui j’ai une grande tendresse), etc.
Les relations entre les personnages sont également fascinantes à voir évoluer : Margaret/Higgins, Thornton/Higgins, Margaret/Mrs Thornton… Toutes ne sont pas marquées par le sceau de l’amitié, mais elles se teintent d’un respect qui m’a beaucoup touchée.

Roman de mœurs, roman industriel, Nord et Sud est une formidable fresque sociale écrite avec intelligence et humour. Que ce soit pour ses personnages – attachants, exaspérants, pittoresques… –, pour la délicate peinture des caractères et des sentiments ou pour la restitution du monde ouvrier et patronal, ce roman plus triste et dur qu’Orgueil et préjugés (souffrance, deuil, maladie et pauvreté font partie de la vie de Margaret ou de ses proches) m’a, une nouvelle fois, séduite d’un bout à l’autre.

« Dans la foule, beaucoup n’étaient que des adolescents ; cruels et irréfléchis – cruels parce qu’irréfléchis ; d’autres étaient des adultes, aussi efflanqués que des loups et guettant leur proie. Elle comprenait ce qu’il en était. Ils ressemblaient tous à Boucher : ils avaient chez eux des enfants à nourrir et espéraient finir par avoir gain de cause en obtenant de meilleurs salaires. Leur fureur n’avait plus connu de bornes lorsqu’ils avaient découvert que l’on avait fait venir des Irlandais pour ôter le pain de la bouche de leurs petits. Margaret comprenait tout cela ; elle le lisait sur le visage de Boucher, en proie à la solitude du désespoir et à une colère noire. Si seulement Mr Thornton voulait bien leur dire quelques mots – si seulement ils entendaient le son de sa voix – il semblait à Margaret que tout était préférable à l’état des choses actuel où ils se cognaient avec une rage aveugle à un mur de silence qui refusait de laisser passer la moindre parole, même de colère ou de reproche. Mais peut-être parlait-il ? Le bruit de la foule – un bruit inarticulé, comme les cris d’une horde d’animaux – s’apaisa momentanément. »

« – Voyons, jamais Margaret n’envisagerait de s’attacher à un homme tel que lui, j’en suis certain. Jamais une idée pareille ne lui a traversé la tête.
– Il suffirait qu’elle lui ait traversé le cœur. »

« Vous m’avez traité d’impudent, de menteur et de fauteur de trouble, et vous auriez pu dire sans être dans l’erreur que de temps en temps aussi, j’avais tendance à boire. Et moi, j’ai dit que vous étiez un tyran, une tête de mule, un maître cruel et dur. Chacun sur ses positions. Mais pour les enfants, patron, vous croyez qu’on pourra s’accorder ?
– Ma foi, répondit Thornton, amusé malgré lui, ce n’était pas le but de ma proposition, qu’on s’accorde ! Mais de ce que vous venez de démontrez, il ressort une bonne chose, c’est qu’on peut difficilement avoir plus mauvaise opinion l’un de l’autre que maintenant. »

Nord et Sud, Elizabeth Gaskell. Points, 2010 (1854 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Françoise du Sorbier. 685 pages.

Challenge Les 4 éléments – La terre : 
un personnage très terre à terre

Quand vient le souvenir…, de Saul Friedländer (1978)

Quand vient le souvenir (couverture)Pavel naît à Prague en 1932. La montée du nazisme en Tchécoslovaquie pousse la famille Friedländer à fuir le pays. La religion ne fait pas partie de leur quotidien, ils ne sont pas pratiquants et personne n’explique au petit Pavel la raison de leur fuite.
Paul arrive à Paris en 1939. Peu de temps après, la famille fuit vers le sud de la France, à Néris-les-Bains, dans l’Allier. Après la rafle du Vél’d’Hiv’ en 1942, le petit Pavel est temporairement confié à une maison de l’OSE (Œuvre de Secours aux Enfants), à La Souterraine, dans la Creuse.
La même année, Paul-Henri Ferland est confié à un pensionnat religieux de Montluçon. Il ne l’apprendra qu’à la fin de la guerre, mais ses parents, qui ont tenté de passer la frontière suisse, ont été capturés, déportés et assassinés à Auschwitz. Lui est baptisé et se découvre peu à peu une vocation de prêtre. En 1947, il retourne à Paris chez un tuteur et entre à Henri-IV. Il redécouvre le judaïsme à 14 ans et quitte Paris pour Israël à quelques jours du bac.
Shaul arrive en Israël en 1948.
Et enfin, en 1977, Saul, historien renommé du nazisme, se remémore son passé.

Cinq prénoms pour une seule personne.
Saul Friedländer fait le récit des seize premières années de sa vie. Ce qui m’a particulièrement touchée, ce sont les transformations psychologiques qui lui ont été imposées au fil des évènements. Celle qui le vit renaître sous le nom de Paul-Henri Ferland, catholique, est particulièrement dure : il fut très malade, ne passa pas loin de la mort, comme si une part de lui-même avait besoin de mourir avant qu’il puisse s’intégrer totalement dans ce nouvel environnement. Et plus tard, comment retrouver une identité juive lorsqu’on a été si impliqué dans la religion catholique ?
Les enfants cachés ont fait preuve d’un extraordinaire sens de l’adaptabilité et ce livre retransmet bien cela. C’est un récit très fort.

A ce récit se mêlent des passages sur la situation d’Israël dans les années 1970, sur le rêve de créer cet état juif, sur les guerres avec les pays arabes. Mais la question de l’identité se dessine toujours derrière en filigrane.

Une émouvante autobiographie d’enfant caché qui permet, si l’on n’est pas familier avec le sujet (comme moi), de découvrir les épreuves et les métamorphoses par lesquelles Saul Friedländer et les autres enfants juifs ont été contraints de passer.

« « Paul-Henri. » Je n’arrivais pas à m’habituer à ce nom. Chez moi, j’avais été »Pavel » ou plutôt « Pavliček », le diminutif habituel, ou encore « Gagl », sans compter une kyrielle de petits noms affectueux. Puis, de Paris à Néris, j’étais devenu « Paul », ce qui, pour un enfant, était tout de même autre chose. Paul, je me sentais plus exactement comme « Pavliček », mais « Paul-Henri » était bien pire encore : j’avais franchi une ligne, j’étais passé de l’autre côté. Paul aurait pu être tchèque et juif, mais Paul-Henri ne pouvait être que français et résolument catholique : or ça, je ne l’étais pas de manière naturelle. D’ailleurs, je n’en finis pas là avec mes changements de noms : par la suite, je devins « Shaul », en débarquant en Israël, puis « Saul », un compromis entre le « Saül » qu’exige le français et le « Paul » que j’avais été. Bref, impossible de m’y retrouver, ce qui, somme toute, me paraît être l’expression adéquate d’une confusion réelle et profonde. »

« Pour la première fois, je me sentis juif – non plus malgré moi ou secrètement, mais par un mouvement d’adhésion entière. Du judaïsme, il est vrai, je ne connaissais rien et, catholique, je l’étais encore. Mais, quelque chose avait changé, un lien était rétabli, une identité émergeait, confuse certes, contradictoire peut-être, mais désormais reliée à un axe central qui ne pouvait faire de doute : d’une manière ou d’une autre, j’étais juif – quelle que fût, dans mon esprit, la signification de ce terme. »

Quand vient le souvenir…, Saul Friedländer. Editions Points, 1998 (Editions du Seuil, 1978, pour la première édition). 189 pages.

Sur le sujet des enfants cachés, voir aussi ma critique du livre de Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France.

La montagne de l’Âme, de Gao Xingjian (1990)

La montagne de l'âme (couverture)Entrer dans ce livre n’a pas été facile. En fait, il m’a fallu entre deux cent cinquante et trois cents pages pour ressentir autre chose qu’un profond ennui. Il est rare que j’abandonne un livre, ça m’est déjà arrivé, mais pour celui-ci, c’était impensable puisque ça faisait plus de deux ans que j’avais envie de le lire.

Le style de Gao Xingjian est certes assez agréable. J’ai bien aimé cette manière de présenter les personnages uniquement par des « je », « tu », « elle ». C’est rythmé, musical (surtout avec le « tu »). Mais six cent soixante-dix pages, c’est un peu long. Finalement, j’ai décidé de le prendre comme il venait, d’apprécier les histoires et les légendes qui le composent, de m’inspirer des ambiances qui y sont décrites, sans véritablement chercher à lier le tout. J’avoue avoir fini par parcourir le roman plutôt que le lire réellement. Du coup, j’ai l’impression d’avoir raté des tas de choses, mais j’étais incapable de me concentrer complètement. Interrogez-moi dans trois mois sur ce livre et mes réponses seront très très très, mais vraiment très floues : je sais que ce livre ne me laissera pas un souvenir impérissable. Peut-être ne suis-je pas assez intelligente pour comprendre ce roman et l’apprécier à sa juste valeur.