Sur les ailes du monde : Audubon, par Fabien Grolleau (textes) et Jérémie Royer (dessin) (2016)

Sur les ailes du mondes, Audubon (couverture)Sur les ailes du monde, Audubon se penche sur la vie de Jean-Jacques Audubon, ornithologiste enflammé et obstiné qui s’est lancé dans une entreprise titanesque : répertorier et dessiner tous les oiseaux d’Amérique. Mais parmi ses détracteurs, les éditeurs scientifiques qui trouvent ses dessins trop artistiques et pas assez académiques.

 

Moi qui ne connaissais Audubon que de nom (amusant que ce Français soit bien plus célèbre aux Etats-Unis que dans son pays d’origine), j’ai découvert un passionné. Un pur et dur. Un homme habité. Cette BD, bien qu’elle mêle la réalité et la fiction, m’a donné envie d’en apprendre davantage, de découvrir plus en avant la vie de cet explorateur un peu fou.

Ce n’est pas une biographie complète, de sa naissance à sa mort. A partir des récits qu’Audubon a fait de ses aventures, les auteurs se sont surtout focalisés sur sa quête, même s’ils nous donnent à voir quelques retours au monde civilisé. A sa passion, Audubon consacra ses économie, sacrifia sa vie de famille (bien que ce soit sa femme qui, comprenant la première la force de l’appel de la nature, l’invita à prendre la route).

Evidemment, le personnage n’est pas sans côtés sombres, voire parfois choquants. A commencer par la manière dont il s’y prenait pour dessiner les oiseaux : les tuer (les massacrer parfois) – peu importe s’ils sont rares – et les empailler avant de les immortaliser sur le papier. A l’instar de la terrible scène de la chasse aux bisons, il s’agit là d’une attitude difficile à concevoir de la part d’un amoureux de la nature de nos jours. Mais il ne faut pas oublier qu’Audubon a vécu deux cents ans avant nous et que l’approche à la nature n’était alors pas la même.

sur-les-ailes-du-monde-audubon-3Sur les ailes du monde, Audubon donne aussi à voir une Amérique qui change. Transition entre l’Amérique d’avant les colons et celle que l’on connaît. La nature est encore sauvage et omniprésente, mais ce n’est plus le monde vierge dans lequel les Amérindiens vivaient en totale harmonie avec elle. Les premières cicatrices infligées par les colons commencent à apparaître. Et une partie de la faune à s’éteindre.

 

Jérémie Royer m’a convaincue par ses dessins des oiseaux et de la nature. Magnifiques. On en prend plein les yeux avec ces créatures de toutes les couleurs et toutes les tailles possibles et imaginables. Grâce à ses illustrations, les animaux, la nature, le livre, tous respirent et vivent.

Certaines scènes sont magiques – celle de l’arbre aux hirondelles, celle, très onirique, du délire fiévreux… –, d’autres pleines d’émotions comme celle où sa femme l’invite à partir. On ressent la force de la passion d’Audubon en voyant son visage concentré, hypnotisé, lorsqu’il se retrouve face à une chouette qui lui rend son regard.

Un destin hors du commun, une passion dévorante, une balade poétique dans une Amérique qui n’est plus que fiction.

Audubon

« Jean Rabin, Fougère, Laforêt, Jean-Jacques Audubon, John James Audubon, l’homme aux multiples noms, aux multiples vies. Une existence complexe et aventureuse, riche d’histoires réelles, mais pas encore suffisamment riche pour celui qui les a vécues : sans doute en inventa-t-il une partie, enjolivant, modifiant, quelquefois de bonne foi, des pans de son histoire personnelle, oubliant même qu’il le faisait et sans doute finissait-il par croire lui-même à ses propres mensonges.

 L’histoire retient de lui un peintre ornithologique hors pair, un aventurier pionnier dans l’Amérique encore naissante, un écrivain et un des pères de l’écologie moderne américaine.

 Notre histoire s’inspire de sa vie, mais surtout de ses récits, pour en faire, à notre tour, une histoire inventée qui, nous l’espérons, retranscrira davantage une personnalité qu’une vérité historique. »

(Avant-propos de Fabien Grolleau)

Sur les ailes du monde : Audubon, Fabien Grolleau (textes) et Jérémie Royer (dessin). Dargaud, 2016. 183 pages.

Audubon

La Promise, de Myriam Tonelotto (scénario) et Stéphane Girel (dessins) (2009)

La Promise (couverture)Dans la vallée du Pô, un père et ses quatre fils tentent de surmonter la perte de leur épouse et mère. Gavino quitte la maison à la recherche du pays où l’on ne meurt jamais, Maurizio court les bois, Lorenzo se plonge dans d’interminables discussions avec Loredana, l’ondine (génie des eaux courantes) et, dans le grenier, Dino respire à plein nez les robes de la mère qu’il n’a jamais connue. Jusqu’au jour où une belle inconnue débarque dans leur ferme et dans leur vie et charme leur cœur et leur esprit.

La Promise est un très joli conte sur la mort (provenant apparemment de la Vénétie). Sur la peur de la mort, bien plus terrible que la mort elle-même. Elle nous confronte avec cette peur qui fige, qui paralyse, qui tue tout en maintenant en vie. Tous se débattent, pauvres créatures désespérées, pour échapper à la mort, obsessionnelle quête du père, des quatre frères, de chaque personnage. Tous redoutent un homme, mais la mort, connue et attendue depuis toujours, se présente à eux sous les traits graciles d’une jeune femme, avenante et perspicace.
La mystérieuse femme leur apprend à aimer, à vivre leur vie et à en apprécier tous les plaisirs. Même si tous retourneront finalement, en paix, à leurs trépassés car la mort est inévitable.

Ce  n’est pas une BD d’action, il n’y a pas d’action, ce sont des ambiances, des sensations, des sentiments qui se dessine dans ces cases. Mais il n’y a jamais de lassitude, jamais de temps morts, jamais d’ennui. Chaque personnage, chacun avec son caractère bien unique, est intéressant et attachant par son histoire et son rapport à la mort.

Les dessins sont doux et gracieux. Et, alors que l’on pourrait s’attendre à une palette froide, bleue, grise, à des planches hivernales, en deuil, les couleurs sont chaudes et ensoleillées. Joyeuses.

Une bande dessinée pleine de mélancolie et de douceur, mais en rien morbide. Loin de la tristesse et du drame qu’est la mort dans la « vraie vie », elle est même apaisante. Une fable onirique et poétique.

(Cette histoire m’a rappelée le Conte des trois frères de J.K. Rowling. Chacun cherche à dominer la mort, mais la Mort les prend tous.)

« … Et ils moururent heureux, très, très, longtemps… C’était ainsi que Nonno aimait à conclure la légende de la Promise, la seule qu’on est certain d’épouser un jour… »

La Promise, Myriam Tonelotto (scénario) et Stéphane Girel (dessin). Paquet, 2009. 92 pages.

Sukkwan Island, de David Vann (2008)

Sukkwan Island (couverture)Un père et son fils partent s’isoler sur une île pour une année. C’est l’idée de Jim, le père, qui pense ainsi oublier la femme qu’il aimait, qu’il trompait et qui l’a quitté. Roy, le fils, se demande rapidement ce qu’il fait là car leur séjour n’a rien d’une joyeuse robinsonnade. Il pleut, ils n’ont pas les outils nécessaires pour se préparer à passer l’hiver, et son père… Son père qui l’infantilise le jour et pleure la nuit, lui racontant ses erreurs, ses errances, son obsession des femmes…

Une île déserte, certes, mais une ambiance aux antipodes de celle de Robinson Crusoé ou du Mystère de l’île verte. La nature, bien qu’elle leur fournisse leur nourriture, n’y est pas toujours accueillante ; au contraire, elle est une terrible reine, belle et majestueuse, mais surtout incontrôlable.
Sur l’île, un homme au fond du gouffre. Jim est un homme lambda. Ses malheurs ne sont pas hors du commun, ils sont terriblement banals : amour, sexe, relation avec ses enfants, travail… Et c’est pour cela que l’on se sent encore plus proche de lui. Son état pourrait être celui de n’importe qui. Car son désespoir et sa détresse sont parfaitement humaines. Ainsi, on oscille entre compassion et dégoût envers eux. Transcripteur d’émotions complexes, David Vann trace un subtil portrait des âmes grises que sont les êtres humains.

Ce roman est terriblement sombre. Ou plutôt non, il est éclairé d’une froide lumière. Il est glaçant comme l’humidité qui s’infiltre dans la cabane de Jim et Roy. La couleur qui teinte mon esprit quand je pense à ce roman est le gris. Comme lorsque je songe à La Route de Cormac McCarthy. Il distille un malaise au fil des pages. Il suinte le malheur et la tragédie humaine.
Et il est en même temps haletant. La situation devenant de pire en pire, les ressources s’épuisant, la question « Comment cela va-t-il finir ? Pas sans doute… » devient de plus en plus forte, obsédante. On affronte les tourmentes, on ressent la faim et le froid… jusqu’à un twist magistral page 113. A cette page, j’ai lâché ce que j’avais dans les mains, ma mâchoire s’est décrochée, et j’ai fixé la ligne pendant dix bonnes secondes, les yeux écarquillés. J’ai relu. Et j’ai relu encore. Pour ce passage, je dis bravo à David Vann car cela faisait longtemps qu’un livre ne m’avait pas ainsi pétrifiée. Emportée, oui, mais pétrifiée, non.

Une éprouvante – pour les (anti)héros comme pour le lecteur – histoire de survie. Survie du corps et survie de l’esprit. Un récit légèrement asphyxiant…

« Observant l’ombre noire qui bougeait devant lui, il prit conscience que c’était précisément l’impression qu’il avait depuis trop temps ; que son père était une forme immatérielle et que s’il détournait le regard un instant, s’il l’oubliait ou ne marchait pas à sa vitesse, s’il n’avait pas la volonté de l’avoir là à ses côtés, alors son père disparaitrait, comme si sa présence ne tenait qu’à la seule volonté de Roy. »

Sukkwan Island, David Vann. Gallmeister, coll. Nature Writing, 2010 (2008 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinski. 191 pages.