De l’autre côté du mythe, tome 3, Médousa, de Flora Boukri (2021)

Médousa (coueverture)Depuis le succès de Madeline Miller avec Circé et Le chant d’Achille – succès pleinement mérité –, les réécritures des mythes fleurissent. Parmi eux, les romans de Flora Boukri. J’avais entendu parler du premier, Ariádnê, pas du tout du second, Penthesíleia, avant d’avoir l’opportunité de lire ce troisième tome, Médousa, grâce à Babelio.
Troisième tome qui développe donc l’histoire de… la Gorgone Méduse évidemment. Cette femme à la chevelure serpentine, ce monstre au regard pétrifiant, cette créature tuée par Persée… Une scène de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres proposait déjà un autre regard sur cette aventure mythologique ; Flora Boukri propose la sienne qui humanise totalement Médousa comme Madeline Miller l’avait fait avec la terrible magicienne Circé.

C’est alors une histoire terrible certes, totalement injuste, dans laquelle Médousa n’apparaît pas comme le monstre, mais comme la victime de l’histoire. Une histoire tournant autour d’un traumatisme (je vous laisse deviner lequel : il implique un dieu…) engendrant une transformation qui la protégera de ses souffrances.
Sauf que. Médousa est une héroïne mortellement passive. Elle décide de peu de choses, se laisse porter par les événements, sa famille, Athéna. Son histoire, sa mortalité (qui l’isole, elle qui est née de parents immortels) rendent ses peurs compréhensibles, mais ses faiblesses ne deviennent jamais des forces. Du moins pas délibérément. Sa métamorphose est prétendument son choix, dixit certains protagonistes, mais ce n’est pas le ressenti que j’ai eu en tant que lectrice : si l’autrice n’avait pas mis ces mots dans la bouche de certains personnages, je ne l’aurais jamais deviné, et même ainsi, je n’y crois pas. D’apeurée, Médousa devient spectatrice de sa destinée.

Médousa n’est pas le seul personnage qui pose problème : c’est juste plus marquant car elle est l’héroïne. Cependant, aucun ne parvient à se détacher, à s’imposer, à apporter une réelle plus-value à ce récit un peu faible.
Athéna est potentiellement intéressante, j’ai aimé cette idée de réinventer le lien entre elle et Médousa, elles qui sont généralement ennemie (Athéna allant même dans certaines versions jusqu’à punir Médousa d’avoir été violée dans son temps…), mais sa personnalité reste floue finalement. Et, encore une fois, je n’ai pas ressenti son réel attachement à Médousa.
Persée apparaît réellement comme un héros de bas étage, qui ne fait quand même pas grand-chose par lui-même. C’est toujours le cas – il est extrêmement aidé par Athéna et Hermès – mais ça ne m’avait jamais sauté aux yeux comme dans cette lecture. Il est totalement fade et ne risque pas d’éclipser Médousa qui, sans être marquante, peut attirer un peu de sympathie.
Je regrette que les personnages n’aient pas montré davantage de profondeur. On pourrait incriminer la brièveté du roman, mais l’on trouve parfois des personnalités riches et nuancées dans des nouvelles…

Je suis donc relativement déçue de cette lecture qui manquait singulièrement de corps à mon goût. C’est l’histoire d’une victime, mais je m’attendais à ce que ses faiblesses l’aident à trouver de la force. Elle finit par en avoir mais de manière totalement passive. Remarquez, ça aurait pu être un objectif de ce roman : casser avec toutes ses histoires de « femmes fortes » et rappeler que tout le monde ne peut pas l’être, ne peut pas affronter et dompter le monde, que parfois on se brise sans pouvoir se relever. Mais comme la quatrième de couverture dit, pour Médousa comme pour Ariádnê et Penthesíleia, « choisi notre propre destinée », j’en doute.
Le tout est de toute manière trop rapide. Même si ce roman est destiné à un public adolescent, l’intrigue est, à mon goût, survolée et manque d’approfondissements. A l’image des manigances des dieux et de la personnalité des personnages, tout reste basique et un peu simple.

Médousa souffre indubitablement de la comparaison avec les romans de Madeline Miller, mais, indépendamment de cela, c’est un roman qui ne m’a pas convaincue par la faiblesse de son discours, de son déroulé, de ses personnages.

« Privée de la même éducation que ses sœurs en raison de sa condition de mortelle, Médousa ne quittait guère le palais de son oncle. Elle avait grandi en passant une bonne partie de son temps à écouter les histoires de ses nourrices. Elle se délectait des légendes où de valeureux héros terrassaient des créatures monstrueuses et impitoyables envers lesquelles elle nourrissait d’ailleurs une peur et une aversion toutes particulières. Médousa pouvait passer de longs moments à démontrer à Athéna que ces monstres méritaient une mort honteuse. La déesse souriait alors doucement devant tant de conviction et caressait les boucles folles de la petite Médousa. »

« – Médousa, pleura Euruále. Ma sœur, ma sœur chérie, mais quel monstre es-tu devenu ?
– Celui qu’on a fait de moi, j’imagine, répondit Médousa. »

De l’autre côté du mythe, tome 3, Médousa, Flora Boukri. Gulf Stream, 2021. 150 pages.

Les deux romans mythologiques de Madeline Miller : Le chant d’Achille et Circé

Madeline Miller propose ici l’histoire de deux personnages de la mythologie grecque : Patrocle et Circé. Deux protagonistes méconnus car ils sont invisibilisés par d’autres héros, plus grandioses : Patrocle par Achille dans L’Iliade, Circé par Ulysse dans L’Odyssée. Eux qui sont habituellement de simples épisodes dans une aventure plus longue, plus importante qu’eux, sont ici magnifiés et honorés.
Réécrivant les histoires, l’autrice offre ainsi un nouveau point de vue, tant sur la légende que sur les héros. Par exemple, le grand Ulysse est, dans ces romans, un personnage ambigu, toujours fascinant et diaboliquement rusé, mais également moins pleinement sympathique. Ses romans dévoilent les sombres facettes des divinités comme des héros.

« (…) mais il est vrai que nos histoires comportaient de nombreux personnages : le grand Persée, ou le modeste Pélée ; Héraclès, ou Hylas, presque oublié. Certains s’y voyaient consacrer toute une épopée, d’autres un simple vers. » (Le chant d’Achille)

Le chant d’Achille trace le portrait d’un homme bon, d’un héros d’un genre différent, plus simple, plus humain. Il s’intéresse aux autres et connaît les hommes qui l’entourent. Il refuse d’utiliser une fille comme un simple pion négligeable. C’est aussi une très belle histoire d’amour, d’une grande tendresse et d’une force surmontant tout, même la haine d’une divinité. J’ai été prise aux tripes par cette histoire intense. J’ai adoré suivre ces deux garçons, au fil de leur enfance et de leur apprentissage qui les menaient inéluctablement à la guerre. C’est une plongée dans la société grecque, dans les us et coutumes, dans les occupations et les connaissances de cette civilisation, dans les codes d’honneur et trahisons qui marquent le conflit.

« Il n’y avait pas de mots pour lui décrire ce que je ressentais. Notre monde était dominé par le sang, et par l’honneur gagné en le répandant. Seuls les lâches ne combattaient pas. Un prince n’avait le choix. Il pouvait soit aller à la guerre et gagner, soit aller à la guerre et perdre. Voilà pourquoi même Chiron avait envoyé une lance à Achille. » (Le chant d’Achille)

Circé est une histoire profondément féministe. Madeline Miller raconte ce qui n’est jamais raconté : l’enfance de Circé, rabaissée, ignorée, moquée pour sa voix et son physique, punie pour les autres. Mais découvertes, erreurs, hésitations, résolutions constitueront une sorte de quête de son identité et on la voit avec plaisir avancer au fil du récit, jusqu’à se trouver, s’affirmer, se connaître.
La légende est approfondie, développée. Dans les textes traditionnels, la transformation des marins en cochons par Circé semble gratuite, sans réelle justification ; il s’agit simplement de la démonstration de son pouvoir. Ce n’est pas le cas ici et Circé a bel et bien ses raisons d’agir ainsi…

« Jadis, je pensais que les dieux étaient le contraire de la mort, mais je vois maintenant qu’ils sont plus morts que tout le reste, car ils sont immuables et ne peuvent rien tenir dans leurs mains. » (Circé)

Ce sont deux romans d’une superbe sensibilité, qui mettent en scène des personnages touchants qui ne répondent pas aux attentes de leur entourage. Patrocle n’est pas le fier guerrier que son père aurait voulu qu’il soit – contrairement à ceux qui l’entourent, il a le combat en horreur – et Circé ne cesse de déplaire. Elle se débarrasse de son carcan de faible nymphe, s’oppose à son père Hélios, à Hermès et à Athéna, elle refuse de se soumettre éternellement ; son pouvoir effraie et l’isole des autres, son intelligence est reniée, bref, elle est trop « difficile » pour le monde simplement parce qu’elle est elle. La place des femmes, les attentes de la société, la différence et l’affirmation de son identité sont donc des thèmes centraux de ces récits atypiques.

« Je ne fus pas étonnée du portrait qu’on y faisait de moi : la fière sorcière s’avouant vaincue devant l’épée du héros, s’agenouillant et demandant grâce. Il semble que punir les femmes soit le passe-temps favori des poètes. Comme s’il ne pouvait pas y avoir d’histoire à moins que nous ne rampions en pleurant. » (Circé)

De plus, pour ne rien gâcher, ces récits sont terriblement prenants. L’écriture est riche, poétique et fluide à la fois et les pages tournent toutes seules. L’atmosphère est magique, tantôt contemplative, tantôt tumultueuse.
Plusieurs légendes sont abordées, notamment dans Circé car son immortalité lui a permis de côtoyer de nombreux personnages : les aventures d’Ulysse ou de Scylla évidemment, mais aussi celles de Prométhée, de Médée et Jason, du Minotaure, de Dédale et Icare… Cela ouvre l’horizon du roman, le rendant plus passionnant encore.
J’ai aimé que l’autrice prenne des libertés avec les histoires habituelles, qu’elle ne s’enferme pas elle-même dans le carcan de la simple réécriture. Chez Madeline Miller, il n’est jamais fait mention du fameux talon d’Achille et Circé s’invite dans des épisodes nouveaux comme celui du Minotaure (quoique cela ne soit pas aberrant puisque Pasiphaé, mère du monstre, n’est autre que la sœur de Circé).

J’ai adoré renouer avec la mythologie par le biais de ces points de vue alternatifs qui offrent enfin une voix aux à-côté des histoires et humanisent les légendes. Ce sont des histoires intelligentes, palpitantes, enchanteresses et magnifiques. A présent, j’attends le prochain avec impatience ! (En attendant, je vais peut-être relire L’Iliade et L’Odyssée…)

Le chant d’Achille, Madeline Miller. Pocket, 2020 (2012 pour l’édition originale. Edition Rue Fromentin, 2014, pour la traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Auché. 470 pages.

Circé, Madeline Miller. Pocket, 2019 (2018 pour l’édition originale. Edition Rue Fromentin, 2018, pour la traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Auché. 571 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – L’Interprète Grec :
lire une histoire se déroulant en Grèce

Spécial BD et romans graphiques : trois nouveautés de l’année 2019 #3

On se retrouve pour le dernier article BD de l’année avec mes trois dernières lectures du genre en date !

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In Waves, d’AJ Dungo (2019)

In Waves (couverture)Un roman graphique qui a énormément fait parler de lui cette année. Une histoire autobiographique d’amour tragique sur fond de surf.
Après Saison des Roses qui m’a embarquée dans le monde du foot amateur, voici un autre sport dont je ne suis pas plus familière (je ne suis familière d’aucun sport) : le surf. Et pourtant, l’histoire simplifiée du surf qui ponctuelle l’histoire personnelle de l’auteur m’a vivement intéressée. Elle accompagne le drame qu’a vécu AJ, le surf ayant été leur passion, à Kristen et lui. Ces chapitres instructifs empêchent de tomber dans le mélo, proposent des pauses bienvenues, et cette histoire d’amour et de maladie se révèle donc pudique et émouvante sans être trop tire-larmes. Cependant, au risque de paraître insensible, je dois avouer que je m’attendais à être davantage bouleversée, retournée, tourneboulée. Ce n’est pas vraiment le cas, j’en ressors simplement un peu mélancolique face à ce qui aurait pu être et le regret de ne pas avoir côtoyé Kristen un peu plus longtemps.
Je ne savais que penser du graphisme en feuilletant l’ouvrage, mais une fois dedans, les lignes fluides m’ont embarquée comme une vague. Les lignes pures sont d’une grande efficacité, transmettant aisément les émotions et nous poussant à tourner les pages (il faut avouer que les 366 pages de ce roman graphique s’avalent à toute vitesse). Les pages monochromes – tantôt bleues pour son histoire, tantôt brunes pour celle du surf – m’ont séduites, c’est un choix que j’apprécie généralement, et apportent une jolie douceur à ses planches. Un graphisme léger et apaisant pour une intrigue qui aurait pu être pesante.

Si ce n’est pas l’incommensurable coup de cœur auquel je m’attendais, c’est néanmoins un très beau roman graphique dont la sensibilité émane à chaque page, que ce soit par le biais du dessin épuré ou du texte parfois rare mais toujours précis.

Le début de l’histoire sur BD Gest’

In Waves, AJ Dungo. Casterman, 2019 (2019 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Basile Béguerie. 366 pages.

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Les Indes fourbes, d’Alain Ayroles (scénario) et Juanjo Guarnido (dessin) (2019)

Les Indes fourbes (couverture)Une autre bande dessinée très attendue cette année – mais pas vraiment par moi puisque je n’ai encore lu aucune autre œuvre de l’un ou autre auteur bien que Blacksad soit dans ma WL depuis des années – et qui relate les  aventures picaresques de don Pablos de Ségovie, fripouille, voleur, menteur, tricheur, dans cette Amérique qu’on appelait les Indes à la recherche de la mythique El Dorado.

Une bande dessinée extrêmement chouette, ma foi ! Pablos, malgré (ou grâce à) tous ses travers, est un personnage haut en couleurs éminemment sympathique. Pour atteindre les sommets dont il, gueux de tous méprisé et par tous maltraité, il fait confiance à son intelligence et sa roublardise épate, amuse et passionne au fil de ce récit en trois chapitres. Chacun éclairant le précédent d’une nouvelle lumière, racontant plusieurs histoires en une, ils laissent le mensonge, la manipulation et la duplicité jouer un rôle crucial. Bourrée de rebondissements et de surprises, l’histoire rocambolesque est extrêmement prenante et l’on ne s’ennuie pas une seconde au fil des pages qui forment une œuvre, mine de rien, d’une jolie densité. J’en profite pour saluer la plume d’Ayroles : c’est terriblement bien écrit et la verve de Pablos se révèle absolument réjouissante.
Derrière cette couverture sublime qui semble être un véritable tableau, les aquarelles de Guarnido sont très belles. Entre les décors soignés et l’expressivité tout simplement irrésistible des personnages, je me suis régalée d’un bout à l’autre.

C’est truculent, c’est riche, c’est fascinant, c’est humoristique, bref, voilà une bande dessinée qui tient toutes ses promesses tant sur le plan scénaristique que visuel.

Le début de l’histoire sur BD Gest’

Les Indes fourbes, Alain Ayroles (scénario) et Juanjo Guarnido (dessin). Delcourt, 2019. 160 pages.

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Le dieu vagabond, de Fabrizio Dori (2019)

Le dieu vagabond (couverture)Eustis n’est pas un vagabond ordinaire : il est un satyre déchu, errant sur Terre depuis des siècles, regrettant les fêtes de Dionysos. Aussi, lorsqu’Hécate lui propose une quête pour réparer ses torts et retrouver sa vie d’antan, il n’hésite pas une seconde et part sur les routes, accompagné d’un vieux professeur et d’un fantôme en manque de gloire.

Le dieu vagabond est un roman graphique absolument sublime. En plus de styles graphiques détonants et de couleurs explosives, il est traversé par mille références artistiques : Hokusai, Van Gogh, Otto Dix, clins d’œil aux vases antiques ou à l’Art Nouveau, Lune éborgnée de Méliès, etc. Je suis sûre de ne pas avoir repéré la moitié des inspirations de Dori, mais en tout cas, je me suis régalée visuellement parlant.
Pour l’ancienne passionnée de mythologie que je suis, l’histoire est tout aussi séduisante avec ce côtoiement du divin et de l’humain, avec ces dieux et autres protagonistes de la mythologie grecque revisités : Arès en vieux soldat paranoïaque, Chiron en psychothérapeute des dieux spécialiste dans les troubles de l’adaptation… Si ce n’est pas le coup de cœur attendu – peut-être à cause d’un côté un chouïa décousu –, j’ai adoré suivre Eustis et ses acolytes dans leur épopée onirique et déroutante. J’ai adoré partir sous la Lune et les étoiles à la rencontre des paumés, des errants, des voyageurs, des « en quête de… ».

J’aurais du mal à vous parler de cette BD plus longtemps, c’est un voyage assez étrange mais toujours fascinant. Ne refusez pas à vos yeux le plaisir de contempler cet ouvrage résolument magnifique, légèrement philosophique et totalement insolite.

Le début de l’histoire sur BD Gest’

Le dieu vagabond, Fabrizio Dori. Sarbacane, 2019. 156 pages.

Challenge de l’imaginaire
Challenge de l'imaginaire (logo)

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Cette fois, c’est fini, promis !

Avez-vous fait de belles découvertes en BD ou romans graphiques cette année ?
Lesquelles ?

Bonnes lectures !