Mes vrais enfants est un roman dont j’ai beaucoup entendu parler et que j’étais impatiente de lire (même si je l’ai fait dormir plus d’un an dans ma PAL). Souvent encensé, la quatrième de couverture parle même du « chef-d’œuvre de Jo Walton ».
Nous y découvrons Patricia Cowan, vieille dame « vraiment confuse » finissant sa vie dans une maison de retraite. Or, il y a une certaine inconstance dans sa vie actuelle : non seulement la configuration de son hospice change légèrement selon les jours, mais plus important, parfois elle se rappelle avoir eu quatre enfants et parfois seulement trois. Deux vies qui s’entremêlent et qui vont nous être racontées. Une enfance et une adolescence uniques jusqu’à un choix décisif qui déchira son existence en deux.
Deux chemins totalement différents pour deux vies aussi plausibles l’une que l’autre. Deux vies concrètes. Deux vies avec des hauts et des bas et des enfants qu’elle ne peut qu’aimer.
Les chapitres alternent les deux existences de Patricia : celle où elle était Tricia ou Trish et celle où elle était Pat. Le roman aborde alors des sujets à la fois intimes et universels : les relations sexuelles heureuses ou malheureuses, les enfants, la vie professionnelle, les lieux et les modes de vie, les vacances, les découvertes qui transforment une vie… J’ai été touchée par l’envie d’apprendre et de partager de Pat comme de Tricia, par sa route sur le chemin de l’épanouissement personnel quel que soit la dureté de son quotidien, ainsi que par son pacifisme exercé dans toutes ses existences.
Derrière les récits intimistes se peignent également deux mondes particulièrement différents. Notre Histoire s’y dessine en filigrane, nous faisant revivre les luttes pour les droits des femmes et des homosexuels, la guerre froide et la conquête spatiale, la crise du canal de Suez, et d’autres événements forts du XXe siècle. Cependant, des modifications d’abord légères – JFK assassiné par une bombe – laissent place à des transformations majeures. Dans l’une des versions de la Terre, les pays apprennent de leurs erreurs pour progresser vers une harmonie universelle, tandis que, dans l’autre, les sociétés se déchirent et s’enferrent dans la guerre, le terrorisme et la violence. Pas de grandes descriptions sociétales, le tout est évoqué subtilement, au détour d’une conversation, d’un journal télévisé ou, parfois, d’un événement qui frappe directement les protagonistes.
Pour une fois, ce roman nous permet de suivre un personnage sur presque l’ensemble de sa vie, et non pas un intervalle de quelques jours, mois ou années comme c’est finalement souvent le cas. Côtoyer aussi longuement une héroïne est une idée réjouissante, tout comme l’idée de la connaître parfaitement, dans toutes ses versions.
Toutefois, raconter deux vies entières en quatre cents pages oblige à une certaine concision, d’où une impression de simple chronologie biographique un peu rigide et monotone. Une certaine distance étant induite malgré la narration de choses très intimes, il y eut des passages où j’étais à deux doigts de l’indifférence et, bien que j’ai pu les apprécier énormément, je ne me suis pas réellement attachée aux autres personnages gravitant autour d’elle – famille ou amis. Heureusement l’autrice s’attarde parfois sur des épisodes précis pendant quelques pages, ce qui atténue cette sensation de survol. Les années passant, le personnage s’étoffant, les différentes Histoires se développant, cette sensation quelque peu désagréable s’est faite moins prégnante ; malgré tout, je regrette cette raideur et ce manque d’implication personnelle ressentis sur une bonne partie du roman.
Nécessité d’efficacité oblige, j’ai toutefois admiré la manière dont, en quelques mots, l’autrice parvient à caractériser ses personnages. Ainsi, on ne se perd nullement parmi la cohorte d’enfants tant tous sont individualisés, racontés à travers quelques anecdotes, choix, passions et traits de caractères. Certes, cela est un peu moins vrai au niveau des petits-enfants, dont certains ne feront que de fugaces apparitions.
Véritables sources d’enchantement pour moi, les voyages à Florence – ville que je ne connais absolument pas – m’ont fait particulièrement rêver. Ces moments sont d’une beauté extrême, d’une paix apaisante et l’autrice m’a donné une vive envie de découvrir cette cité apparemment splendide.
La fin apporte une réflexion intéressante et déchirante : quelle vie choisir ? Celle du bonheur personnel ou celle de la paix mondiale ? Se sacrifier pour le progrès et l’harmonie ou choisir la voie du bien-être intime quitte à l’éprouver dans un monde cruel et égoïste ? Les choix individuels peuvent-il changer le monde ? Quel est le poids d’une seule personne à l’échelle de la planète ?
En dépit d’une narration trop mécanique regrettable, Mes vrais enfants reste une très belle uchronie. La diversité des thématiques abordées avec beaucoup de naturel apporte une richesse réjouissante à ce roman dont l’arrière-plan historique se révèle aussi passionnant que les histoires personnelles du premier plan. Chef-d’œuvre, non, mais bonne lecture malgré tout.
« Son cerveau la trahissait. Elle était persuadée de vivre dans deux réalités différentes, de dériver sans cesse de l’une à l’autre. Ce devait être à cause de ce cerveau défectueux. Comme un ordinateur infecté par un virus qui empêchait l’accès à certains dossiers et l’écriture dans d’autres. C’était Rhodri qui employait cette métaphore. Rhodri, l’une des rares personnes qui considéraient sa démence comme un simple problème à résoudre ou à contourner. Elle ne l’avait plus vu depuis longtemps. Trop longtemps. Sûrement parce qu’il était très occupé. Ou alors, elle se trouvait dans l’autre monde, celui où il n’existait pas. »
« « – Personne n’est célèbre, au début. On ne le sait que plus tard. Ces gens-là n’ont rien de particulier, en fait. Parmi ceux que vous connaissez, n’importe qui peut devenir célèbre. Ou pas. Comment savoir qui va se distinguer ? Vous-même, vous pourriez très bien le devenir aussi. Vous pourriez changer le monde.
– C’est un peu tard », gloussa l’infirmière. Ce petit rire dévalorisant, Pat détestait l’entendre chez les autres femmes. Le rire qui limitait les possibles. »
« Quand Cathy les rejoignit, Trish la trouva bien silencieuse. « Mamie va bien ? lui demanda-t-elle.
– Oui. Elle est assise au soleil près de la fenêtre. Elle a prétendu qu’elle lisait, mais son bouquin était à l’envers. Elle a apprécié le poulet. Elle m’a dit un truc vraiment bizarre : qu’elle n’arrivait pas à se rappeler qui j’étais, mais qu’elle se souvenait qu’elle m’aimait. »
Mes vrais enfants, Jo Walton. Folio SF, 2019 (2014 pour l’édition originale, 2017 pour l’édition française). Traduit de l’anglais (Pays de Galles) par Florence Dolisi. 425 pages.