Eudora ou l’île enchantée, de Marguerite-Hélène Mahé (1952)

EudoraLe roman tire son titre du prénom de la jeune héroïne que l’on découvre dans le premier chapitre lorsque, toute jeune, elle arrive sur le domaine de Mahavel. Sur son visage, ses aînés décèlent l’ombre de Sylvie de Kerouët, son aïeule. Elle grandit avec François Mussard, son compagnon de jeux et d’aventure avec qui elle explore le domaine. Plus tard, celui-ci part pour la France et Eudora est promise à Gérard de Nadal. Les années passent très vite dans ce début de roman. Le jour de ses fiançailles, Eudora découvre un manuscrit caché dans un secrétaire pendant plus de cent ans par Sylvie. Il commence par ces mots : « Ceci est ma confession. »

A partir de là, les histoires des deux jeunes filles se mêlent, se confondent tant elles se ressemblent. Le passé pèse sur le présent et les actions des générations passées semblent conditionner le bonheur des générations suivantes. Avec Eudora, nous découvrons l’amour de Sylvie pour un autre François, l’histoire de son mariage, son amitié avec une jeune esclave : Kalla.

Grand-mère Kalle est une légende, une sorte de sorcière qui vivrait sous le Piton de la Fournaise ; les histoires sur son compte sont nombreuses, les versions également. Qui est-elle ? Dans ce roman, Kalla est une jeune esclave dévouée à sa maîtresse, Sylvie de Kerouët. L’histoire de Kalla est l’un des points-clés du roman, je ne peux donc pas en dire davantage.

A quoi pensez-vous si je vous dis « île de la Réunion » ? A l’esclavage ? Aux fruits ? Aux plantations ? Aux cyclones ? Tout est dans le roman. La tempête est là, au temps d’Eudora comme celui de Sylvie, pesant sur les personnages, les plongeant dans le noir, les assourdissant avec le tonnerre, détruisant les plantations. Les esclaves – puis les affranchis – sont là, qu’ils soient nénaines, marrons ou commandeurs ; on redécouvre la chasse faite aux marrons et le terrible Code noir. Les fruits sont là ainsi que les rougails morue et les caris camarons, faisant saliver le lecteur (qui, du coup, déprime devant son assiette de pâtes).

Je me suis sentie enchantée par les beautés de la Réunion, la flore, le calme du domaine, mais Mahavel peut devenir beaucoup plus oppressant. Entouré de gouffres (dont l’exploration évoque une descente aux Enfers), sa solitude peut devenir angoissante pour des personnages en attente de nouvelles, livrés aux éléments ou menacés par les marrons. Il y a une sorte de dualité tout au long du roman. Entre la sécurité et le danger, entre le passé et le présent, entre la vie et la mort, entre le rêve et la réalité.

Un roman aux ambiances ambiguës dans lequel on retrouve tous les parfums de l’île de la Réunion.

« Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. »

(Gérard de Nerval, épigraphe d’Eudora)

« Ainsi, se disait-il, le mort avait saisi le vif ! La légende rejoignait la réalité. LE passé enchaînait le présent. »

Eudora ou l’île enchantée, Marguerite-Hélène Mahé. Orphie, coll. Trésors de l’Océan Indien, 2012 (1952 pour la première édition). 312 pages.

Chasseur de noirs, par Daniel Vaxelaire (1982)

Chasseur de noirsAuteur de plusieurs ouvrages sur l’île de la Réunion, Daniel Vaxelaire propose ici un récit historique paru pour la première fois en 1982 qui a fait l’objet de nombreuses rééditions. Le sujet : la traque des esclaves marrons, un épisode sanglant de l’île. Un homme, Guillaume Brancher, revient sur sa vie et raconte depuis la cellule où il attend sa condamnation la relation qu’il a eu avec les esclaves. Élevé dans une famille qui les respectait une ou deux générations après la colonisation de l’île, il a grandi en jouant avec eux (malgré la différence dans leurs éducations, l’un étant destiné à ordonner, l’autre à obéir). Puis l’esclavage s’est intensifié et ce n’était plus un ou deux esclaves par famille, par plantation, mais des centaines menées par la main de fer des contremaîtres. Plusieurs s’enfuient dans les montagnes, dans les Hauts, créant de véritables villages organisés. Des chasses à l’homme sont organisées : Guillaume Brancher y prend part. Mais arrive le jour où il est capturé par les marrons : là, il découvre un autre monde, apprend à les connaître, à les aimer. Il ira jusqu’à les défendre par la force, ce que les Blancs ne lui pardonneront pas…

 

 J’ai lu ce livre une première fois alors que j’étais au début de mes années de collège, un cadeau de mes grands-parents qui vivent à la Réunion. Je me souviens que j’avais beaucoup aimé la forme du roman, l’histoire mêlée au récit. Je l’ai eu à nouveau entre les mains il y a peu alors que je réorganisais ma bibliothèque pour la énième fois et j’ai eu envie de le relire.

On rentre facilement dans l’histoire, l’écriture est fluide et les événements s’enchaînent sans longueurs. Daniel Vaxelaire voulait au départ écrire une biographie, celle d’un chasseur ayant réellement existé, François Mussard, mais il renonça, faute de documents. La forme du récit permet ici de rentrer dans le personnage et de nous faire part de ses pensées et sentiments tout en collant à la réalité historique. L’auteur ne fait pas de ses personnages des manichéens, il se penche davantage sur la transformation d’un homme sans histoire, en bons termes avec ses esclaves, en un chasseur capable d’abattre froidement (et même avec plaisir) d’autres êtres humains. Être dans sa tête nous permet de suivre le cheminement de ses pensées, son évolution, son excitation, ses regrets. Et malgré cela, ce n’est pas un récit où l’Histoire n’est là que pour faire tapisserie, un prétexte pour écrire une histoire : c’est un ouvrage très bien documenté qui permet d’aborder simplement cet épisode peut-être méconnu de l’histoire de l’île Bourbon.

Cependant, je n’ai pas été bouleversée. Le style est très sobre et cette sobriété m’a empêché d’être prise aux tripes. De mon point de vue, il manque quelque chose qui fait que l’on est réellement touchée par cette histoire pourtant terrible.

Un très bon récit historique, bien documenté, qui peut mener à une réflexion sur l’être humain et sur ce qu’il est capable de faire, mais qui manque peut-être un peu de force et de puissance.

 

« Je me nomme Guillaume Brancher, fils d’Alexandre Brancher, colon de l’île Bourbon, et de Marie Mirel.
J’ai vingt-cinq ans et je sais que je vais mourir.
Il me reste deux à trois mois tout au plus, le temps qu’on réunisse les derniers témoins, et qu’on fasse venir le grand juge de Port-Louis de l’île de France ; alors le conseil supérieur de Bourbon, cette assemblée où tant de visages me sont familiers, où j’ai compté tant d’amis, pourra me condamner.
Je serai fou d’espérer leur clémence. Ils voudront au contraire que mon châtiment soit exemplaire : je suis traître à plus d’un titre.
Un jour peut-être, les hommes changeront. Les idées aussi. Et les règles coloniales qui régissent ce siècle seront oubliées, voire méprisées. J’écris ce livre dans l’espoir d’être lu par un homme de cette époque future.
Pour lui, je veux conter ma vie avec détachement, comme si j’avais déjà quitté mon enveloppe charnelle. Et devant lui, je ne serai pas tenté de me justifier ; car ce qui est aujourd’hui circonstance atténuante pourrait être circonstance aggravante dans un siècle…. »

Chasseur de Noirs, Daniel Vaxelaire. Orphie, coll. Autour du monde, 2000 (1982 pour la première édition). 376 pages.