Mémoires de la forêt, tome 1, Les souvenirs de Ferdinand Taupe, de Mickaël Brun-Arnaud, illustré par Sanoe (2022)

Mémoires de la forêt T1 (couverture)Lors de la dernière Masse critique de Babelio, spéciale jeunesse et young adult, je n’ai sélectionné qu’un seul titre. Un titre dont je ne savais rien, mais dont la couverture me plaisait particulièrement. J’ai eu la chance de le recevoir et je ne regrette pas mon choix car ce livre a été une merveilleuse surprise.

« Dans ces Mémoires de la forêt, vous trouverez consignées les destinées grandioses de minuscules animaux qui ont foulé ces bois, animés par l’esprit d’aventure, le sentiment amoureux et la puissance de l’amitié. »

Cette introduction n’est pas mensongère et ce premier tome raconte la quête un peu particulière de Ferdinand Taupe et Archibald Renard, libraire de son état. Car Ferdinand est touché par la maladie de l’Oublie-tout, « celle qui vient et qui prend tout, des souvenirs les plus fous aux baisers les plus doux », ainsi commence une chasse aux souvenirs : qui est Maude et où est-elle ?

Les souvenirs de Ferdinand Taupe est un roman prenant et bouleversant, tout en douceur et en mélancolie. Il ranime le goût d’une tarte ou la mélodie d’une comptine, réveille les souvenirs enfouis et ouvre des portes dans une mémoire brisée. L’auteur a accompagné des personnes atteintes notamment de la maladie d’Alzheimer et il raconte parfaitement les affaires oubliées, les petites étourderies, puis les souvenirs envolés, l’oubli des noms, des visages, des identités, la régression et le retour en enfance… La fragilité grandissante tandis que s’aggravent la maladie, la détresse, la solitude, l’incompréhension… le tout est traité avec pudeur, délicatesse et respect.

L’auteur ayant ensuite fondé la librairie Le Renard Doré à Paris, c’est également un hommage aux livres et à la lecture. Au fil des pages, de nombreux lieux remplis d’ouvrages sont visités et de nombreuses lectrices (et quelques lecteurs) sont rencontrées. Ainsi, en dépit du sérieux et de la tristesse des thématiques abordées, prend forme une bulle de douceur, faite de papier et de gourmandise. Or, un tel univers ne peut être qu’instantanément réconfortant !

J’ajouterai également que c’est un roman jeunesse (mais pourquoi se priver de cette lecture sur ce seul critère) magnifiquement écrit. Il offre à son jeune public des prénoms inusités, des mots insolites, des mots mélodieux, des mots réjouissants. Il y a de la poésie dans ces lignes, de la sérénité et de la beauté. L’immersion est immédiate tant ce monde d’animaux anthropomorphes prend aisément vie sous nos yeux.

Enfin, un mot tout de même sur les très belles illustrations de Sanoe dont j’avais découvert le trait avec Le silence est d’ombre scénarisé par Loïc Clément. Leur petit côté désuet, écho des vieux livres de contes animaliers, se marie parfaitement avec la douceur de ce roman. Elle offre un visage aux personnages, mais j’ai surtout aimé les lieux et les ambiances qu’elle a pu peindre au fil du roman. L’histoire est déjà fantastique et l’écrin lui rend bien justice.

Un cocon de tendresse, qui donne foi en l’amitié et la solidarité, qui sublime les souvenirs et les instants présents Une atmosphère parfois triste mais surtout chaleureuse. Un roman tendre et beau, qui donne envie de se blottir sous un plaid, avec un bon roman et de bons petits gâteaux à portée de main. Une superbe rencontre avec des personnages émouvants et un plaisir de lecture immense. 

« La fourchette reposée dans son pot, Ferdinand se mit à déambuler entre les étagères en confiance et sans aucune appréhension, comme s’il connaissait les lieux. Ses pattes savaient parfaitement où mettre leurs griffes pour ne pas renverser les rayonnages, et ses hanches pourtant généreuses ne se cognaient pas aux meubles qui débordaient de bidules et de trucs. Lentement, dans la poussière du hangar décrépi où s’infiltraient les rayons du soleil, se dessinait la forme tendre et familière d’un souvenir. »

« Quand Ferdinand se leva pour aller voir de quoi il s’agissait, ses genoux craquèrent comme des biscuits à la cannelle. Ah ! si seulement nos vieux os pouvaient cesser de s’émietter ! Sans canne ni patte pour le guide, la taupe marchait à petits pas, comme un soldat de plomb et, au fond de sa poitrine, son cœur s’emballait au rythme d’un tambour un jour de fanfare. Il y avait de la poésie dans le déplacement des ancêtres – de vieilles âmes en équilibres entre la marche et le repos, sans cesse ralenties par le poids des années et la douleur des jours… »

« Malade de l’Oublie-tout, Ferdinand était devenu une sorte de voyageur temporel, voguant entre les époques comme on passe d’un chapitre à l’autre du grand livre de la vie. »

Mémoires de la forêt, tome 1, Les souvenirs de Ferdinand Taupe, Mickaël Brun-Arnaud, illustré par Sanoe. L’École des Loisirs, coll. Neuf, 2022. 299 pages.

Parenthèse 9e art : cinq mini-chroniques de mes lectures graphiques du mois de mars

Un melting-pot avec un peu de tout : de l’humour, du très sérieux, des biographies, du fantastique, de l’onirique, des lectures excellentes, d’autres un peu moins…

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 Le Baron,
de Jean-Luc Masbou
(2020)

Le Baron (couverture)C’est un Baron de Münschhausen vieillissant qui découvre le livre qui a été écrit sur ses aventures. S’il en est évidemment fier, cet ouvrage le confronte également à la mort, le transformant en personnage légendaire, en héros de papier.

La Baron ici mis en scène est éminemment sympathique : fantasque, bon vivant, affabulateur, conteur vibrant, sa bonne humeur et son plaisir des histoires sont communicatifs. Avec ses aventures loufoques, oniriques et exotiques, il fait briller les regards et rêver les cœurs. Il donne à voir la vie avec émerveillement et imagination, et peu importe si tout n’est pas tout à fait vrai après tout. Enchâssées dans le récit principal, ces historiettes se détachent grâce à des styles graphiques divers qui apportent une variété très plaisante.

Une bande dessinée colorée et pétillante qui, si elle est une ode aux histoires et aux rêveries, parle également de postérité et d’héritage.

Le Baron, Jean-Luc Masbou. Delcourt, 2020. 72 pages.

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Enferme-moi si tu peux,
d’Anne-Caroline Pandolfo (scénario) et Terkel Risbjerg (dessin)
(2019)

Enferme-moi si tu peux (couverture)Augustin Lesage, Madge Gill, le Facteur Cheval, Aloïse, Marjan Gruzewski et Judith Scott : six histoires de vie d’artistes hors du commun, ces femmes et ces hommes que rien ne prédestinait à l’art et que l’on regroupe sous cette appellation d’« Art brut ».

Un roman graphique plein de découvertes (j’avoue que je ne connaissais que le facteur Cheval…) et de récits bouleversants. On découvre avant tout leur vie et la naissance de leur art : leurs œuvres sont esquissées par l’illustrateur, mais si vous voulez en voir davantage, ce sera l’occasion d’une petite recherche internet. J’ai été particulièrement émue par leur imagination, leur art leur offrant une porte de sortie d’un réel trop dur ou traumatisant.

J’ai trouvé cette lecture très instructive et touchante, mais je regrette de n’avoir pas accroché plus que ça au style graphique de Terkel Risbjerg en dépit de quelques pages marquantes et originales.

Enferme-moi si tu peux, Anne-Caroline Pandolfo (scénario) et Terkel Risbjerg (dessin). Casterman, 2019. 168 pages.

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 Pénis de table : sept mecs racontent tout sur leur vie sexuelle,
de Cookie Kalkair
(2018)

Pénis de table (couverture)

En dépit d’un titre que je trouve plutôt moyen, il se trouve que j’avais entendu du bien de cet ouvrage et j’ai donc décidé de passer outre mon blocage « couverture et titre » pour lui laisser une chance.

Ça se lit bien, c’est décomplexé, les sujets abordés sont variés, mais je dois m’avouer un peu déçue : je m’attendais à quelque chose d’un peu plus profond. Or, le ton léger de cette BD fait que l’on retombe dans les idées que je pensais voir balayées. De plus, le côté « on se retrouve tous, on se charrie, on déconne entre potes » fait que je suis quelque peu dubitative sur la véracité de certains témoignages. De même, les profils m’ont paru trop similaires, ce qui est un peu dommage : ils ont tous plus ou moins le même âge et, en dépit de sexualités différentes, ont tous vécu peu ou prou les mêmes expériences.

Les dessins ne m’ont pas transportée, mais ça n’aurait pas été grave si le fond avait été plus consistant. Clairement, je m’attendais donc à quelque chose d’un peu plus creusé.

Pénis de table : sept mecs racontent tout sur leur vie sexuelle, Cookie Kalkair. Éditions Steinkis, 2018. 180 pages.

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La Bête, tome 1,
de Zidrou (scénario) et Frank Pé (dessin)
(2020)

La Bête (couverture)

Voici une revisite plus mature et plus sombre du Marsupilami. Le trait de Frank Pé m’a séduite par ses visages expressifs tandis que ses couleurs donnent vie tantôt à une Belgique pluvieuse et morose, tantôt à un cocon familial plein de vie.

Après une entrée en matière bien lugubre, j’ai tout de suite aimé le fait de situer cette histoire dans un contexte historique précis – la Belgique de 1955 – avec toutes les tensions et histoires personnelles compliquées nées de la Seconde Guerre mondiale. L’occasion de développer les personnages et d’aborder des thématiques diversement cruelles. De même, avoir offert au Marsupilami un peu plus de sauvagerie constitue l’un des attraits de ce roman graphique : ce n’est plus une petite créature comique, mais un animal puissant et potentiellement dangereux.

Cette histoire recèle des moments bien tristes tout en gardant une certaine fraîcheur grâce à François et son amour des animaux ou au professeur Boniface et son apparemment inépuisable enthousiasme. Les personnages sont attachants, l’histoire forte, certains passages poignants : c’est une très jolie réussite.

La Bête, tome 1, Zidrou (scénario) et Frank Pé (dessin). Dupuis, coll. Grand public, 2020. 155 pages.

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L’épouvantable peur d’Épiphanie Frayeur, tome 2, Le temps perdu, de Séverine Gauthier (scénario) et Clément Lefèvre (dessins) (2020)

L'épouvantable peur d'Epiphanie Frayeur, T2 (couverture)

J’avais adoré le premier tome dans lequel une fillette apprenait à vivre avec sa peur et la parution d’une suite m’avait laissée dubitative tant le premier opus se suffisait à lui-même. Or, j’ai été séduite par ce second tome dans lequel Épiphanie tente de rattraper le temps perdu et de vivre l’enfance qu’elle n’a pas vécue à cause de sa peur.

C’est donc un nouveau voyage initiatique qu’elle entame, toujours à l’aide de son étrange guide flottant dans les airs par manque de sérieux. D’un parc d’attraction désaffecté à un cinéma rempli de visages familiers en passant par un coffre à jouet et une cabane dans les arbres, Épiphanie continue son périple pour trouver en elle-même les solutions à ses problèmes.

Une fois encore, c’est finalement très réussi. J’ai été très touchée par ce regard en arrière, ce sentiment de regret des choses ratées, ce cheminement vers l’apaisement. Encore une fois, ce tome regorge de métaphores malignes, de clins d’œil et de références, pour une lecture des plus réjouissantes.

Onirique, profond, riche, ce second tome tient toutes ses promesses tandis que Clément Lefèvre m’a une fois de plus charmée par la douceur de ses illustrations.

L’épouvantable peur d’Épiphanie Frayeur, tome 2, Le temps perdu, Séverine Gauthier (scénario) et Clément Lefèvre (dessins). Éditions Soleil, coll. Métamorphose, 2020. 80 pages.

K-Cendres, d’Antoine Dole (2011)

K-Cendres (couverture)Après des années passées enfermée dans un hôpital psychiatrique, Alexandra est devenue une star du rap. Utilisant son corps comme percussions, elle crache ses paroles devant des fans fascinés. Parfois, une chanson improvisée sort de sa bouche, prophétie annonçant la mort. K-Cendres est incontrôlable, ce qui ne laisse pas d’inquiéter les membres de son label, 3fall.

Jusque-là, tout ce que j’avais lu d’Antoine Dole était l’album Le monstre du placard existe et je vais vous le prouver. Avec ce roman, ce qui m’a tout de suite saisie, c’est la plume nerveuse de son auteur. La voix brûlante et meurtrie de K-Cendres. Une prose torturée, enragée. Le texte est musical, rythmé par une sombre musique. Parfois morbide, parfois démente, elle nous emporte. Les seules butées à ma lecture, les mots de verlan, un langage que je ne maîtrise pas et qui me bloque toujours.

Des mots qui épousent la personnalité brisée d’Alexandra. Enfant de l’HP élevée dans les médocs, elle est sans cesse au bord du gouffre, scarifications, hallucinations, creuset de toutes les psychoses et les névroses du monde. L’écriture est vivante et nous fait ressentir la douleur d’Alexandra, douleur psychique qu’elle tente souvent de faire disparaître sous la douleur physique. On s’interroge parfois : est-elle prophète ou folle ou les deux ? Quoi qu’il en soit, comme la prophétesse grecque Cassandre, elle semble condamnée à ne jamais être crue.

Les personnages qui gravitent autour de la chanteuse sont manipulateurs et antipathiques – à l’exception de Marcus, le garde du corps déchiré entre son inquiétude pour Alexandra et le besoin d’argent. Pour eux, Alexandra, la personne en miettes n’existe pas, elle n’est que K-Cendres, la poule aux œufs d’or qu’il faut exploiter au maximum quitte à recourir aux pires stratagèmes. Aux commandes, Jaz le boss et Karine la chargée de communication… Avides de pouvoir, d’argent et de reconnaissance, tous deux se révèlent pathétiques sous le déguisement de gros durs.

En dépit de quelques longueurs et répétitions qui donnent parfois l’impression de tourner en rond, ce texte dans lequel souffrance et aliénation résonnent en chœur m’a bien malmenée, m’entraînant par sa poésie démente et captivante. C’est avant tout un livre qui se vit, qui se ressent plus qu’il ne s’explique et se dissèque.

« Alexandra, son père Noël est mort très tôt. La vie de famille, douce ou dure ou cotonneuse ou bordélique, elle ne l’a pas connue : seule la chimie lui a fabriqué une mémoire, par flashes furtifs. Alexandra, elle a craché ses premières règles au fond des futes en toile bleu ciel de l’HP, et ses premiers baisers ont valu à un gardien de nuit un licenciement pour faute grave.
Ce moment de déglingue où l’enfance bascule dans une jeunesse incandescente et douloureuse, elle est née dedans. N’en est jamais sortie. »

« Elle a travaillé son phrasé sans aucune idée de ce qu’elle faisait, à l’instinct et à la rage, en s’acharnant à poser un calque verbal sur ses flashes, à agencer dans l’air toutes ses solitudes. Les percussions corporelles amplifiaient son timbre et modulaient l’harmonie de sa voix. Les mots se sont cassés dans sa bouche, ont fait saigner ses lèvres, les mots lui ont entaillé le palais, si profondément qu’il fallait les cracher, question de vie ou de mort. Les phrases formées n’apaisaient rien, alors elle a scandé plus fort, sacrifié la douceur de sa voix, scarifié les nuances de ses pensées, elle a fracturé les syllabes, piétiné le langage, elle a tout brisé, tout ce que les profs bénévoles de l’hôpital lui avaient enseigné, pour que les mots épousent purement et seulement la douleur, la peine et la souffrance. Elle a tout recréé. Son flow s’est construit à partir des fracas du monde tel qu’elle le connaissait depuis toujours. »

K-Cendres, Antoine Dole. Sarbacane, coll. Exprim’, 2011. 185 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – Son Dernier Coup d’Archer :
lire un livre dans lequel la musique a une place importante