Un brave capitaine découvre des créatures jusqu’alors inconnues, isolées sur une île indonésienne : des salamandres (Andrias Scheuchzeri de son petit nom) qui marchent sur leurs pattes arrière, qui dansent les nuits de pleine lune et qui se révèlent très intelligentes et travailleuses. Si elles commencent par intriguer et fasciner, l’intérêt devient rapidement financier et les salamandres deviennent les nouveaux esclaves de ce XXe siècle. Vendues et exploitées pour coloniser la mer et construire de nouveaux territoires, la révolte, ignorée par des humains sûrs de leur fait, est inévitable.
La guerre des salamandres est un roman de science-fiction, mais l’Histoire et le contexte de l’époque se dessinent très clairement sous cette histoire incroyable. Pêle-mêle, voici ce que j’ai décelé :
- les enjeux liés aux colonies ;
- le communisme: il prend la défense de la main-d’œuvre exploitée que sont les salamandres (« Salamandres opprimées et révolutionnaires du monde entier, unissez-vous, l’heure de la lutte finale a sonné. ») ;
- le racisme: lorsque les salamandres menacent les côtes asiatiques ou africaines, ces bons Européens diront en gros « mieux vaut eux que nous » ;
- le Ku Klux Klan: les lynchages et bûchers de salamandres aux Etats-Unis, d’ailleurs dénoncés par des Noirs s’insurgeant du sort de leurs « frères », ne sont pas sans rappeler les agissements de la tristement célèbre organisation ;
- l’antisémitisme: l’Allemagne interdit les vivisections… uniquement par les chercheurs juifs) ;
- la montée du nazisme: les Allemands révèleront l’existence d’une « race supérieure de salamandres », la race aryenne du reptile, celles qui vivent dans les eaux germaniques ont la peau plus claire, la démarche plus droite, le crâne plus ceci ou cela… ;
- les tensions entre l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne (bien que pour d’autres raisons que celles retenues par l’Histoire, celles du livre étant liées aux salamandres) ;
- ou encore l’inefficacité de la Société des Nations à travers l’inutilité des grandes institutions qui échouent à trouver des solutions et même à trouver un nom correct aux salamandres : « La Commission pour l’Etude de la Question des Salamandres devait choisir l’appellation la plus appropriée et elle s’y attacha consciencieusement et avec ardeur jusqu’à la fin même de l’Âge des Salamandres ; mais elle ne fut pas en mesure d’adopter une conclusion finale et unanime. »
Et ce n’est que ce qui m’a sauté aux yeux grâce à mes petits savoirs ou de vagues souvenirs de cours d’histoire. Une meilleure connaissance du contexte de l’époque permet sans doute d’approfondir encore davantage sa lecture du roman et de la rendre plus passionnante encore.
Il y a également un passage qui m’a particulièrement perturbée. Quelques rapports présentent à un moment des expériences faites sur les salamandres. Enfin, par expériences, il faut entendre tortures. Ce qui m’a choquée, c’est que ces tortures (relatives aux températures, au jeûne, au manque d’eau, à des mutilations) rappellent celles subies par les Juifs entre les mains des « médecins » nazis. Sauf que ces « expériences » ont commencé quelques années plus tard. Ce n’est pas le seul moment où Karel Čapek se révèle visionnaire : une conférence fait étonnamment penser à celle de Munich en 1938…
Cette histoire nous est racontée d’un point de vue économique, politique, social… mais rarement émotionnel. A part le truculent capitaine Van Toch et sa touchante relation avec les salamandres, ses « tapa-boys », rares sont les personnages marquants. Nous ne sommes pas pris par la main par un personnage principal comme nous en avons l’habitude, les protagonistes passent, certains reviennent une ou deux fois, mais on ne les connaît jamais vraiment. Le point de vue change souvent de pays et reste relativement distant. Finalement, on nous présente des faits et la manière dont les choses se sont déroulées : la découverte, la fascination, l’idée commerciale, l’esclavagisme, etc. Le résultat aurait pu être froid, mais non. C’est un roman enthousiasmant, passionnant, que j’ai dévoré en quelques heures. L’auteur a réussi un véritable tour de passe-passe.
L’écriture est vivante, dynamique, moderne… Bien éloignée de ce que l’on pourrait redouter d’un roman de 1935. De nombreux comptes rendus et articles de journaux ponctuent le roman.
L’humour est omniprésent. S’il devient parfois presque saugrenu lorsque l’on nous fournit un document avec cette mention « Cf. la coupure suivante, d’un grand intérêt mais malheureusement dans une langue inconnue et donc intraduisible », il est souvent noir et cynique dans le ton, dans certaines comparaisons ou des remarques qui égratignent ici ou là les grandes nations.
Progressant dans ma lecture, je ne redoutais qu’une chose : la fin. Je craignais qu’elle ne parte en vrille et ne soit pas à la hauteur. Mais non ! Le dernier chapitre est une discussion de l’auteur avec lui-même, avec une petite voix intérieure qui l’interroge sur la suite des événements, sur les salamandres et sur les humains. C’est intelligent, fin, drôle et extrêmement original. J’adhère à 200%… sauf pour les six dernières pages. Mais peu importe pour moi, ce n’est qu’un fol espoir de sauver l’humanité, de vaines spéculations. Team salamandres ! (Même si je me doute qu’on est plus ou moins censé être pour les humains et que les salamandres, dictatrices voulant agrandir leur espace vital, représentent les nazis… Pas top…)
Commençant comme un récit d’aventures, La guerre des salamandres se révèle être un conte philosophique opposé aux totalitarismes d’une richesse inouïe. Pris un peu au hasard (pas totalement puisque j’ai réalisé par la suite avoir été attirée par le nom de l’auteur qui est le premier à avoir utilisé le mot robot inventé par son frère Josef), c’est une excellente découverte ! Un vrai coup de cœur, un concentré d’intelligence et d’humour dont je risque de parler longtemps !
Cette lecture m’a rappelé la récente trilogie cinématographique de La planète des singes. Comme les primates, les salamandres apprennent le langage, la lecture, intègrent des connaissances et utilisent des outils jusqu’à se hisser au niveau des humains, voire à les dépasser. Le livre de Pierre Boulle est dans ma PAL et figure parmi mes futures lectures.
« 2. Cette même salamandre sait lire, mais seulement les journaux du soir. Elle s’intéresse aux mêmes sujets que l’Anglais moyen et réagit d’une manière analogue, c’est-à-dire selon les idées reçues. Sa vie intellectuelle, dans la mesure où elle en a une, se compose de conceptions et d’opinions courantes à l’heure actuelle.
3. Il ne faut absolument pas surestimer son intelligence car elle ne surpasse en aucune façon celle de l’homme moyen de notre époque. »
« Les gens commencèrent enfin à considérer les salamandres comme quelque chose d’aussi banal qu’une machine à calculer ou un automate ; ce n’étaient plus, à leurs yeux, de mystérieuses créatures sorties, on ne sait à quelle fin, de tréfonds inconnus. En outre, les gens ne trouvent jamais de mystère dans ce qui leur rend service, dans ce qui leur profite, mais seulement dans ce qui leur nuit, dans ce qui les menace ; et puisque, comme on l’a vu, les salamandres étaient des créatures très utiles, à multiples emplois, elles étaient entrées dans l’ordre des choses normal et rationnel. »
« Pourquoi la nature devrait-elle corriger les erreurs que les hommes ont commises ? »
La guerre des salamandres, Karel Čapek. Cambourakis, 2012 (1936). Traduit du tchèque par Claudia Ancelot. 380 pages.