Mini-critiques : Fille noire, fille blanche, La Vallée des Fleurs et Couleur de peau : miel, tome 4

Ce petit florilège a quelque chose en commun : il s’agit de trois ouvrages qui se sont révélés imparfaits, mais intéressants malgré tout. Pas de coups de cœur dans cet article donc, mais aucun regret quant au temps consacré à les lire.
Je vais donc vous parler rapidement de Fille noire, fille blanche de Joyce Carol Oates, de La Vallée des Fleurs de Niviaq Korneliussen et du quatrième tome de la BD Couleur de peau : miel de Jung.

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Fille noire, fille blanche, de Joyce Carol Oates (2006)

Fille noire, fille blanche (couverture)Dans les années 1970, Genna et Minette partagent une chambre sur le campus de Schuyler College. L’une est blanche, réservée, amicale, issue d’une famille riche aux membres dispersés ; l’autre est noire, solitaire, sans concession, issue d’une famille respectable sous la tutelle de son pasteur de père. La première souhaite devenir l’amie de la seconde et la protéger des actes racistes qui se succèdent.

Cette relique de ma PAL m’était tombée des mains il y a fort longtemps, mais j’en suis cette fois arrivée à bout pour un résultat assez perplexe.

C’est un roman plein ambiguïté, à commencer par ce personnage de Minette qui est particulièrement troublant. Si, ici ou là, elle se révèle touchante et potentiellement attachante, elle reste la plupart du temps difficile, voire impossible à cerner. Personnage énigmatique que sa compagne de chambre – et nous avec – essaie désespérément de comprendre. Il faut avouer que Minette se montre aussi fortement antipathique par moment, repoussant toute tentative d’amitié ou de sympathie, rejetant les critiques en blâmant les autres, restant irrémédiablement fermée.
Les personnages sont finalement assez peu sympathiques, tant la hautaine Minette que Genna avec son désir absolu d’être l’amie de Minette, son abandon d’elle-même malgré la manière dont elle est mille fois repoussée. Genna semble placer Minette sur un véritable piédestal : sa couleur de peau l’oblige à être forte, sa famille est stable et présente et, pour une fois, elle pourra peut-être aider quelqu’un, être utile.
Toutes deux partagent un attachement démesuré au père : craint et respecté pour Minette, adoré et parfois incompris pour Genna. Cette influence de la famille – qu’elle soit libertaire ou stricte – offre des instants poignants avec les deux filles qui peinent à trouver leur place. Genna se révélera même une enfant traumatisée aux souvenirs qui referont surface au fil de l’année scolaire.

La culpabilité, avérée ou fantasmée, est omniprésente dans ce roman qui questionne la responsabilité de chacun, les choix effectués – choix influencés par le passé, les espoirs, les attentes, le bagage émotionnel… Culpabilité d’être blanche également étroitement liée avec la peur d’être raciste « sans le vouloir » : telle ou telle pensée est-elle raciste ? critiquer Minette est-il du racisme ? Enfin, culpabilité du père (dont la lutte pour un monde qu’il espère meilleur finit par entraîner la mort) et culpabilité de la narratrice liée à ce père.

Les tensions raciales sont également palpables au cours du récit. Actes racistes, étudiantes noires dénotant parmi les Blanches malgré cette université ouverte et égalitaire. Cependant, alors que l’intrigue se déroule, on s’apercevra que tout ne tourne pas autour de Minette : si Genna est la narratrice, c’est sans doute parce qu’elle aura un long parcours quasi initiatique pour se révéler et comprendre son passé. En dépit d’un manque d’amitié pour elle, j’ai ressenti de l’empathie tandis que son histoire se dévoilait, que les enjeux amplifiaient et que le drame se nouait.

Fille noire, fille blanche est un texte à la hauteur de Minette : difficile à cerner. (D’où une chronique confuse que vous me pardonnerez, j’espère.) S’il m’a parfois semblé chaotique et décousu dans sa narration, il reste atypique et troublant dans les questionnements qu’il soulève, intéressant dans sa forme et parfois surprenant. Néanmoins, j’ignore totalement s’il me laissera un souvenir impérissable.

« Comment se fait-il que nous nous rappelions plus vivement la honte que la fierté ? Notre propre honte plus que celle des autres. »

« Les souvenirs que j’avais de mes parents se confondaient avec mes rêves. Les rêves que je faisais de mes parents se confondaient avec mes souvenirs. »

Fille noire, fille blanche, Joyce Carol Oates. Points, 2011 (2006 pour l’édition originale, 2009 pour la traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban. 375 pages.

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La Vallée des Fleurs, de Niviaq Korneliussen (2022)

La vallée des fleurs (couverture)Ayant beaucoup aimé le premier livre de Niviaq Korneliussen, Homo Sapienne, je n’ai pas hésité quand une Masse Critique Babelio m’a permis de découvrir son deuxième bébé. À travers la narratrice, jeune Groenlandaise tentant de gérer son existence entre sa copine, ses études sur le continent, sa famille et les morts qui, malgré son jeune âge, parsèment déjà sa vie, l’autrice évoque le mal-être et les suicides qui se multiplient dans son pays.

J’ai retrouvé la plume de Niviaq Korneliussen, à la fois poétique et crue, sans fard. Une écriture pleine de sensualité dans l’appréhension de la vie. Comme dans Homo Sapienne, elle raconte des thématiques très actuelles – l’identité, la recherche de qui l’on est et où l’on va, l’amour, le sexe, la solitude – et surtout un sujet qui touche particulièrement le Groenland : les trop nombreux suicides, devenus banals dans sa population. Mélange de volonté de vie et de désespoir, le livre avance par vagues, fluctuations de l’humeur du personnage principal.

 Malgré tout, le mal-être est prégnant et suinte entre ces pages. Les titres des chapitres sont des chocs : liste implacable de personnes suicidées, récit d’un suicide, réflexions sur la mort. La tentation du suicide, le souvenir de celles et ceux qui ont franchi le pas, cette lassitude insidieuse… Cette sensation de piège qui se referme et contre lequel il est inutile de lutter sera peut-être ce qu’il me restera le plus de ce roman. Une fracture en soi, une sensation de noyade, un gouffre intérieur dans lequel on trébuche. Fatalité ?
Celui-ci dénonce aussi la société des apparences dans lequel nous vivons et l’hypocrisie des likes, des enterrements et des faux-semblants. Ignorés dans la vie, encensés dans la mort à grand renfort de pleurs, de compliments, de « on ne t’oubliera jamais ».

Cependant, malgré toutes les qualités de ce roman intimiste et mélancolique, il ne m’a pas totalement convaincue, contrairement à son grand frère. La faute à des longueurs qui m’ont parfois ennuyée ? Cela reste une bonne lecture, mais qui, le temps passant, me laissera rapidement davantage une impression – de malaise et de mort – que de réels souvenirs.

« Un corbeau est posé sur la grande croix à l’entrée du cimetière. Aucun de ceux que j’aime ne repose dans ce cimetière. Aanaa n’y repose pas. Pourtant, je sens que j’ai perdu quelqu’un ici. Cela réveille de durs souvenirs. Cela réveille des souvenirs des nuits de printemps, où j’étais assise là, dans l’angoisse du soleil de minuit à venir. Cela réveille des souvenirs de la nuit d’été rose, il y a un an, où, assise sur une hauteur surplombant Sermitsiaq et toutes les croix des morts, je pensais à la vie. »

« Je dis seulement que certaines personnes ne sont pas aussi douées pour la vie que d’autres, et peut-être que ce n’était que ça, qu’elle n’appartenait pas à cette terre, qu’elle n’avait pas envie de vivre, je murmure, paniquée. »

« On ne trouve pas d’explication incontestable au fait que les gens se tuent quand arrive le soleil de minuit, mais une des hypothèses serait qu’ils deviennent dépressifs quand ils dorment trop peu, une autre que, après un hiver sombre et froid, ils gagnent des forces à mesure que les journées se font plus claires et plus chaudes, mais que, lorsqu’enfin elles sont là, ils réalisent que la vie ne s’améliorera pas pour autant. Jamais. »

La Vallée des Fleurs, Niviaq Korneliussen. Editions La Peuplade, 2022 (2020 pour l’édition originale). Traduit du danois par Inès Jorgensen. 371 pages.

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Couleur de peau : miel, tome 4, de Jung (2016)

Couleur de peau miel T4 (couverture)Après une relecture des trois premiers tomes – que j’ai autant appréciés qu’à la première lecture il y a huit ans –, j’ai enfin découvert le quatrième tome (avec un tout petit peu de retard).

Ce quatrième tome poursuit la quête des origines, les questions sans réponses, les questionnements sur l’identité et la famille, la place à trouver entre le pays natal et adoptif, le chemin parcouru et à venir. Comme le dit Jung, un voyage qui durera probablement toute une vie, bien que notre petit héros ait, de puis le premier tome, trouvé un certain apaisement.

Le propos reste touchant, mais je l’ai trouvé en-deçà de ses prédécesseurs. Je trouve que le discours tourne un peu en rond, n’ajoutant pas grand-chose à ce qui a été dit auparavant. Pourtant, de nouvelles étapes de sa quête identitaire sont abordées, mais elles sont traitées de manière brève et confuse. L’interview avec sa mère adoptive ou ses voyages en Corée auraient peut-être mérités de s’y attarder un peu plus. Sans parler de cette fameuse piste vers, peut-être, sa famille biologique et ses tests ADN dont les résultats nous restent inconnus. (Il faut croire que je suis difficile à satisfaire car je trouve que, à l’inverse, il aurait pu s’éterniser un peu moins sur son film, aussi bien soit-il).
De plus, le dessin m’a semblé légèrement différent et m’a moins séduite. Le trait est plus fin et moins rond. Moins agréable finalement.

 Même si ce tome souffre à mes yeux d’une certaine redondance, il reste la poursuite d’une histoire personnelle racontée avec beaucoup de sincérité. Couleur de peau : miel reste un témoignage passionnant et sensible sur l’adoption et ses traumatismes.

(Petit détail : que son frère soit appelé Cédric après avoir été Erik dans les trois premiers m’a interrogée et déstabilisée…)

Couleur de peau : miel, tome 4, Jung. Soleil, coll. Quadrants, 2016. 141 pages.

Spécial Loïc Clément et Anne Montel : Le temps des mitaines (roman), Miss Charity et Chroniques de l’île perdue

Après un article consacré à quelques BD de Loïc Clément (avec ou sans Anne Montel), voici les petites chroniques de trois ouvrages de ce formidable duo dont il est impossible de se lasser.

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Le Temps des Mitaines, T1, Le mystère de la chambre morne (2020)

Le Temps des mitaines (couverture)C’est vraiment double malchance pour Céleste, Prosper, Angus et Nocte: non seulement ils sont collés pour toute la journée de ce samedi, mais en plus Caïus, la brute de l’école, est là également ! Et, comme si ça ne suffisait pas, les voilà coincés dans une bulle temporelle…

Vous connaissez peut-être Le Temps des Mitaines en BD, voici un premier roman dans ce même univers d’animaux anthropomorphes dotés de pouvoirs étranges. Sans surprise de la part de ce duo magique, ce fut une très chouette lecture !

C’est un texte très fin, drôle parfois et tendre surtout, mais toujours pertinent sur les traumatismes et les souffrances de chacun·e. Une histoire intelligente qui parle des secrets que l’on garde dans son cœur, des doutes, des peurs et des douleurs physiques et psychologiques.
Un roman qui est aussi très bien écrit. Parsemé de jeux de mots ou de clins d’œil (notamment dans les noms des personnages), la plume de Loïc Clément offre une voix unique à ces protagonistes très différents. Les attendrissantes erreurs de Prosper, les mots savants d’Angus, l’impatience de Caïus, la réserve de Nocte ou la confiance de Céleste se décèlent tout de suite et parachèvent leurs portraits.

En BD comme en roman, le talent de ce duo se confirme. Tout est réussi et efficace dans ce récit : de jeunes héroïnes et héros touchant·es, un texte futé sur les plus ou moins lourdes épreuves et injustices de la vie, des illustrations qui offrent un visage à ces personnages (puis-je dire que les douces couleurs aquarellées d’Anne Montel m’ont toutefois un peu manquées dans ce choix du noir et blanc ?).

« Le plus dur a été lorsqu’il a fini par comprendre que ce genre de relation père-fils n’est pas la norme. En observant les autres enfants et l’attitude de leurs parents, ce petit garçon a compris qu’il était mal tombé. Il a compris que les cris et les heurts n’étaient pas les mêmes dans chaque foyer, et que le sien était un avant-goût de l’enfer. Alors, il a peu à peu construit une carapace autour de son cœur et a commencé à mordre et à aboyer. Il s’est mis à moquer, agresser ou racketter autrui. Il est devenu dur comme un roc. Aussi âpre que son quotidien. »

Le Temps des Mitaines, T1, Le mystère de la chambre morne, Loïc Clément (texte) et Anne Montel (illustrations). Little Urban, 2020. 153 pages.

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Miss Charity, T1, L’enfance de l’art,
d’après le roman de Marie-Aude Murail (2020)

Miss Charity T1 (couverture)L’enfance de Charity Tiddler, entourée d’une petite ménagerie, d’une bonne portée sur les récits horrifiques et d’une gouvernante française qui révélera son talent pour l’aquarelle.

Évidemment (ça deviendrait presque lassant, non ?), l’adaptation du roman de Marie-Aude Murail par le duo magique Clément-Montel est une réussite.

On retrouve cet enthousiasmant mélange d’erreurs enfantines – écho aux romans comme Les malheurs de Sophie – et d’innocence, de passion et d’excitation. Si la froideur du monde des adultes est parfois brutale, les moments de complicité que Charity partage avec ses animaux ou les adultes qui s’occupent vraiment d’elle apportent de très beaux moments. C’est drôle, intelligent, vivant, dynamique. On ne s’ennuie pas un instant en la compagnie de cette petite artiste scientifique.

Anne Montel semble prêter son pinceau et son talent à la petite Charity qui raconte cette histoire et pratique également cette technique d’illustration. Les traits délicats et les couleurs douces de donnent vie à l’espièglerie et à la singularité de notre héroïne. Jamais avare en détails, l’illustratrice sublime les créatures, les champignons et autres plantes qui passionnent Charity, nous plongeant délicieusement dans la campagne anglaise.

Un roman graphique qui se dévore que l’on connaisse ou non le texte original.

Miss Charity, T1, L’enfance de l’art, Loïc Clément (texte) et Anne Montel (illustrations), d’après le roman de Marie-Aude Murail. Rue de Sèvres, 2020. 117 pages.

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Chroniques de l’île perdue (2018)

Chroniques de l'île perdue (couverture)Contrairement aux autres titres signés Clément-Montel, je n’avais pas du tout entendu parler de celui-ci avant de tomber dessus en fouillant dans le catalogue de ma bibliothèque.

Deux frères – Sacha, l’aîné, et Charlie, le cadet – sont en croisière avec leurs parents quand le navire sur lequel ils ont embarqué fait naufrage. Tous deux échouent alors sur une île peuplée d’êtres étranges aux intentions parfois diaboliques.

Une fois n’est pas coutume, j’ai ici eu un peu plus de mal à rentrer dans cette histoire. Un peu déboussolée par le côté onirique – qui a parfaitement raison d’être –, je n’ai pas immédiatement vu le but de cette histoire apparemment très décalée.
Heureusement, les choses se sont remises en ordre dans ma tête et je me suis une nouvelle fois retrouvée face à un texte intéressant qui, un peu comme dans le petit roman du Temps des Mitaines, raconte les souffrances d’un enfant. Donne vie à ses terreurs, à sa tristesse, à ses angoisses, à sa solitude. Démultiplie les pires moments de sa jeune existence. Et ouvre les yeux d’un grand frère parfois si accaparé par sa propre vie qu’il en oublie un peu que son petit frère a besoin de lui.
Le tout reste parfois perturbant et un peu flou, d’où l’absence de coup de cœur pour cet ouvrage. Néanmoins, c’est une atmosphère qui correspond bien à cette histoire qui met en scène le cheminement intérieur des personnages.

Comme toujours, les planches soignées d’Anne Montel nous emmènent sur cette île fantastique. Ses couleurs marquées – qui m’ont toutefois un peu moins séduite que d’ordinaire – et la diversité fascinante des paysages proposés sont parfaitement contrebalancées par les faciès sombres et terrifiants des créatures qui peuplent l’île. Certaines cases se révèlent troublantes par la malveillance qui se dégage de certains antagonistes.

Sous cette apparente aventure, ce roman graphique dévoile une vision poétique et cauchemardesque des peurs enfantines et les relations conflictuelles entre frères (mais ça marche aussi entre sœurs…). Nous sommes un peu moins dans la mignonnerie irrésistible qu’à l’accoutumée, tant dans l’intrigue que dans les illustrations, mais c’est toujours du beau travail, très bien pensé.

Chroniques de l’île perdue, Loïc Clément (texte) et Anne Montel (illustrations). Éditions Soleil, coll. Métamorphose, 2018. 110 pages.

Dix petits nègres & Dix

Dix personnes, une île déserte, des accusations et des meurtres, ça vous dit quelque chose ? Dans cet article, je vous invite de partir sur cette île peu à peu transformée en tombeau pour une justice assénée de manière bien originale à travers deux romans : l’original évidemment, Dix petits nègres, le classique signé Agatha Christie, et une version récente – et française – à savoir Dix de Marine Carteron

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Dix petits nègres, d’Agatha Christie (1939)

Dix petits nègresDix personnes – trois femmes et sept hommes – réunis sur une île étrange par un couple tout aussi mystérieux. Un enregistrement les accusant d’avoir commis un ou des meurtres. Une funeste comptine qu’un assassin invisible semble suivre pour les supprimer un à un.

Dix petits nègres est indubitablement l’un des titres les plus connus de la reine du crime et incontestablement l’un des plus aboutis. Il s’agissait pour d’une relecture en vue de découvrir le dernier titre de Marine Carteron intitulé Dix.

Forcément, l’effet de surprise n’est pas le même lorsqu’on connaît la fin. Bien que ma lecture remonte à plus de dix ans, je n’ai jamais oublié ni les crimes, ni le coupable tant l’histoire m’avait marquée – à l’instar du Crime de l’Orient-Express, Mort sur le Nil ou Le meurtre de Roger Ackroyd. La lecture perd un peu de son charme, mais j’ai pris plaisir à chercher tous les indices pouvant nous mettre sur la piste de la mystification. Cela m’a confirmé que ces derniers sont si subtils qu’il m’était impensable de découvrir le mystère à ma première lecture.
C’est un récit très efficace qui se laisse lire très rapidement. Les événements s’enchaînent sans temps mort tandis que la succession de chapitres courts et les changements de points de vue – puisque nous passons incessamment d’un personnage à l’autre – empêchent de décrocher de l’intrigue.
L’ambiance est savoureuse : île déserte battue par les vents et les embruns, invités à la conscience peu légère à la fois suspects et détectives dans un jeu macabre et crimes soigneusement mis en scène sur fond de chansonnette enfantine. Que demander de plus ?

Bref, pas étonnant que ce roman soit devenu un incontournable du genre tant il est réjouissant à lire, tant il est agréable de se laisser dupée pour avoir la surprise de découvrir dans les dernières pages seulement le fin mot de cette histoire

« Une île, ça avait quelque chose de magique ; le mot seul frappait l’imagination. On perdait contact avec son univers quotidien – une île, c’était un monde en soi. Un monde dont on risquait parfois – qui sait ? – de ne jamais revenir. »

Dix petits nègres, Agatha Christie. Le Livre de poche, 1997 (1939 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Gérard de Chergé. 222 pages.

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Dix, de Marine Carteron (2019)

Dix (couverture)Dix personnes – sept adolescents et trois adultes – réunis sur une île pour une émission de télé réalité. Sauf que le jeu n’est pas tout à fait celui auquel ils s’attendaient.

J’avais très envie de lire ce livre car Marine Carteron est l’autrice des géniaux Autodafeurs et Génération K, ce qui me semblait très prometteur. Cependant, j’étais malgré tout dubitative du fait de l’histoire très inspirée d’un autre livre. Si la quatrième de couverture parle d’un « clin d’œil sanglant à la reine du roman noir », je trouve qu’il s’agit ici de bien plus qu’un simple clin d’œil.

Bien que son nom ait été changé – sans surprise –, l’île présente une disposition similaire : falaises abruptes du côté orienté vers la côte ; une tempête vient déjouer l’espoir d’être secourus ; si le manoir est extérieurement ancien, il est entièrement rénové et modernisé comme l’était la maison d’Agatha Christie. Et forcément, l’on sait que toutes les personnes sur l’île sont coupables (sauf que l’une d’entre elles n’est coupable que des meurtres perpétrés dans ce jeu macabre). Certes, les crimes ont évolués pour cette version 2019. La guerre qui avait couvert le général Macarthur, la potence auquel Wargrave était soupçonné d’avoir joué avec un peu trop de légèreté ou le puritanisme de Miss Brent qui avait poussé une jeune servante enceinte hors mariage à se suicider ne sont plus d’actualité. A présent, les « participant·es » sont accusé·es de harcèlement scolaire, de viols et de rumeurs murmurées sur le Web. Les thématiques se sont modernisées pour dénoncer les vices de notre société.
Mais l’idée reste la même. Et sachant cela, identifier le coupable très rapidement n’avait rien de bien sorcier. Non seulement son lien avec une certaine personne décédée n’est jamais évoqué, mais en plus, il n’y a pas vraiment de passage dans sa tête, de moments où nous sommes plongés dans le tourbillon de ses pensées, ce qui, naturellement, le dénoncerait aussitôt. Je me suis demandé si c’était la même chose dans Dix petits nègres, je regrette de ne pas y avoir prêté attention. Connaissant d’avance le coupable, ce détail ne m’a pas choqué alors qu’il m’est apparu comme évident dans Dix. J’avoue que cela m’a un peu déçue de ne pas avoir été étonnée et trompée comme dans l’œuvre d’Agatha Christie : c’était ici un peu trop facile finalement.

En revanche, il y a bel et bien ce que j’appellerais des clins d’œil, mais aux contes et à la mythologie. Chaque invité·e se voit attribuer une chambre décorée sur une histoire bien précise : le Petit Chaperon rouge, le garçon qui criait au loup, Peau d’âne, Icare, Narcisse, Sisyphe, etc. Aimant tant les contes que la mythologie, j’avoue que j’ai beaucoup apprécié cet aspect du récit. Je me suis amusée à tenter de deviner – avant que l’on nous en confie les détails – quel était le lien entre le protagoniste du roman et le héros ou héroïne du conte ou de la mythologie. Car ces derniers font en effet le lien avec leur crime et leur châtiment. C’est morbide, mais assez réjouissant à lire, je dois avouer.

Je suis donc un peu mitigée sur ce roman. D’un côté, c’est un huis-clos efficace, c’est prenant, la lecture est fluide et agréable, les thématiques sont très actuelles, et, comme je l’ai dit, j’ai particulièrement apprécié les références mythologiques et relative aux contes. De l’autre, je trouve le procédé de s’inspirer autant d’une autre œuvre un peu « facile ». Je mets entre guillemets car je ne pense pas que s’inspirer de l’un des chefs-d’œuvre d’Agatha Christie soit particulièrement évident – c’est indubitablement audacieux –, mais en même temps, il me semble que la charpente de l’intrigue est déjà construite et qu’il n’y a qu’un travail de rénovation, de rafraîchissement à faire par-dessus. Sans compter que je m’attendais à me faire avoir d’une aussi belle façon que par son ancêtre anglais et que ça n’a pas vraiment été le cas. Par conséquent, en dépit de ses qualités, je pense qu’il s’agit d’un roman que j’oublierai dans quelques temps à l’inverse du classique qu’est Dix petits nègres.

« Son plan était parfait à l’exception d’une chose : les gens n’étaient pas des pièces d’échec et réagissaient parfois de façon étrange. »

« Rien à part le hurlement d’un infirme qui venait de comprendre que, finalement, il y avait bien pire torture que ne pas savoir.
Le pire, c’était de savoir… et de ne pas pouvoir le prouver. »

Dix, Marine Carteron. Editions du Rouergue, coll. Doado noir, 2019. 302 pages.

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Petite parenthèse qui n’a rien à voir avec l’article ci-dessus. Il n’y aura pas de bilan mensuel ce mois-ci ; à l’heure où cet article paraît, je suis en plein état lieu avant de migrer vers le sud pour m’installer dans ma nouvelle région. Je ne sais pas quand j’aurai à nouveau internet, donc ne vous étonnez si je ne réponds pas très rapidement à d’éventuels commentaires. (J’ai un autre article programmé, mais le blog risque de tourner au ralenti ces prochaines semaines.) Je vous souhaite un beau mois de mars et vous dis à bientôt !

Rouge, de Pascaline Nolot (2020)

Rouge (couverture)Après le quatrième tome de La Passe-miroir, je sors enfin un autre livre dégoté à Montreuil : Rouge, de Pascaline Nolot qui sort dans deux mois ! (Le 16 avril précisément.) Quelques mots du vendeur (l’éditeur ?) du stand de Gulf Steam ont suffi à nous emballer, mon amie et moi, à l’idée de découvrir ce texte.

Bienvenue à Malombre, un sinistre hameau situé sur le mont Gris et cerné par Bois-Sombre (ça place tout de suite sa petite ambiance…). Venez rencontrer Rouge, une jeune fille haïe par la bourgade toute entière – à l’exception de son ami Liénor. Exécrée pour la rougeur qui colore une partie de son visage, abhorrée pour la boule de chair qui déforme son sourcil, maudite pour les actes de sa mère, la folle qui aurait frayé avec le Mal absolu pour lui donner naissance, amenant sur le village une véritable malédiction. En effet, chaque fille de Malombre est condamnée à rejoindre, à son premier sang, la terrifiante Grand-Mère qui vit au cœur du bois. Seule joie des habitants, Rouge est vouée au même sort…

Nous sommes ici sur une libre réécriture du Petit Chaperon Rouge dont les différents éléments feront leur apparition au fil du récit : la forêt, la Grand-Mère, le panier et la galette que les jeunes filles doivent lui apporter, le loup, Chasseur. Et Rouge évidemment, même si ce n’est pas sa grande capuche noire mais sa peau qui est d’écarlate. Une psyché enchantée complète le décor de conte.
En revanche, ce n’est pas une réécriture particulièrement légère.

Le roman s’ouvre sur un exergue signé Charles Perrault : « Rien au monde, après l’espérance, n’est plus trompeur que l’apparence. » Voilà qui résume à merveille ce récit. Rencontre après rencontre, Rouge découvrira que l’apparence n’est pas un indice de ce qui se cache derrière. Une thématique typique des contes : une figure avenante n’est pas forcément synonyme de bien, une physionomie repoussante n’est pas forcément synonyme de mal. Rouge en est l’incarnation même, mais, en dépit de cela, elle se laissera berner à plusieurs reprises. « Ne pas se fier aux apparences » pourrait être la morale de cette histoire et le dernier chapitre – qui m’a bien eue – est là pour enfoncer le clou.
« Rouge » est le qualificatif parfait pour ce roman de meurtres, viols, traîtrise et incendie. Les personnages sont globalement laids : violents, haineux, fourbes, menteurs, superficiels, avides. Et dangereux. A commencer par les hommes qui s’érigent en juges et prennent leur plaisir comme bon leur semble, aveugles à la souffrance qu’ils causent. Les thématiques sont d’actualité : le viol et le consentement, le harcèlement, la pédophilie… La Grand-Mère évoque même la faune qui change à l’instar du climat !

« On voit ici que de jeunes enfants,
Surtout de jeunes filles
Belles, bien faites, et gentilles,
Font très mal d’écouter toute sorte de gens,
Et que ce n’est pas chose étrange,
S’il en est tant que le Loup mange.
Je dis le Loup, car tous les Loups
Ne sont pas de la même sorte ;
Il en est d’une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui privés, complaisants et doux,
Entraînent les jeunes demoiselles
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles
Mais hélas ! qui ne sait que ces loups doucereux,
De tous les loups sont les plus dangereux. »

Charles Perrault, morale du Petit Chaperon Rouge

Rouge – la cramoisie, l’écarlate, la rougeaude, l’empourprée… – est victime de la superstition et de l’esprit étroit des paysans (mais l’histoire de la Grand-Mère nous montrera que la situation aurait été de même à la ville). On la croit fille d’un démon, capable d’actes sataniques, et, sans le pacte, voilà longtemps que son corps – à ne toucher sous aucun prétexte – aurait été brûlé ou lapidé. Mauvais coups, injures et humiliations font partie de son quotidien. Elle m’a beaucoup touchée par son courage, son désir d’obtenir coûte que coûte des réponses, son lien avec sa mère jamais connue. Elle qui a longtemps subi, elle s’est malgré tout donné les moyens de survivre en apprenant à lire et à subsister seule. Je ne peux rien en dire évidemment, mais j’ai trouvé son évolution très réussie tout comme l’évocation des sentiments qui l’agitent.

Alternant passé et présent, l’histoire se déroule en moult péripéties et révélations. Les interrogations affluent tant dans l’esprit de Rouge que dans le nôtre, attisées par les indices conférés par les flash-backs. L’on s’inquiète pour elle, ce qu’elle pourrait devenir aussi face aux épreuves qui s’enchaînent. Une seule chose m’a légèrement déçue cependant, un détail que je ne veux pas dévoiler, mais qui concerne la Grand-Mère : disons que je m’attendais à quelque chose d’un peu plus… profond, dirais-je.
L’écriture est magnifiquement soignée, évoquant un texte un peu daté. Le vocabulaire est choisi, peu usuel. La sylve plutôt que la forêt, la chaumine plutôt que la chaumière, la vénusté plutôt que la beauté… Les mots sont des perles délicatement, minutieusement agencées. Je me suis surprise à relire plusieurs passages à haute voix pour en savourer la poésie, la musicalité. En effet, les phrases recèlent fréquemment un rythme et des rimes très agréables à lire et à entendre.

Un texte puissant, aux sujets cruels et actuels. Une belle héroïne. Une langue qui apporte un peu de beauté dans le maelstrom de laideur formé par les événements narrés.

« La personne en elle était morte.
Celle qui pouvait rire, rêver, parler…
L’habitude, l’instinct de l’animal blessé l’avaient poussée jusqu’ici, devant chez cette femme familière, dont sa conscience fracassée ne conservait déjà plus qu’une vague souvenance de l’amitié.
Lisiane n’était plus.
Autre chose.
Elle était cette autre chose qui l’avait remplacée dans sa tête.
Une fêlure faite de répugnance et de souffrance mêlées.
Un terreau idéal pour le Mal. »

« – Dès qu’ils t’ont regardée, les gens ont eu peur de ta différence. Avant cela, pour le même motif, ils avaient tremblé devant ta mère devenue aliénée. Aucune de vous deux ne correspondait aux critères de cette chose contraignante que l’on nomme normalité… Alors ils ont inventé toutes ces histoires à faire peur, ces boniments à propos d’œuvre de Satan et de contagion de couleur, afin de se donner bonne conscience et d’excuser leur haine. Mais rien de tout cela n’est vrai ! Tu as beau renâcler, je suis sûre que dans tes tripes, tu le ressens. Tu le sais ! Et si cela te semble difficile à avaler, rappelle-toi mon histoire. S’il y a bien une chose qu’elle m’a enseignée, c’est que la destinée est une garce patentée… Néanmoins, tu peux te consoler : même sans ta teinte hideuse, les villageois auraient sans doute usé d’une autre allégation pour te rejeter. « La fille de la folle », je parie que c’est un mobile de détestation dont ils se seraient contentés, toute pimpante et diaphane aurais-tu été ! »

« Impossible.
Rouge s’éveilla avec ces mots à la bouche et au cœur. S’était-elle évanouie ? Était-elle tombée dans un sommeil de ténèbres, épuisée par l’horreur et par ses pleurs ? Elle aurait voulu ne jamais émerger de son assoupissement, retourner se blottir entre les bras immatériels d’un Morphée amnésique. Maintenant qu’elle reprenait conscience, elle ne pouvait plus rien occulter. La réalité lui revenait en pleine face, et la nausée au bord des lèvres. »

Rouge, Pascaline Nolot. Editions Gulf Stream, coll. Électrogène, 2020. 311 pages.

Spécial BD et romans graphiques : six nouveautés de l’année 2019 #1

Ce mois-ci, j’ai lu de nombreux romans graphiques sortis cette année (grâce à un petit prix décerné par les bibliothèques de la communauté de communes) et j’y ai fait de très belles découvertes. Je vous propose deux sessions de six « mini-chroniques express » de toutes ces lectures.

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#Nouveau contact, de Bruno Duhamel (2019)

#Nouveau contact (couverture)Lorsque Doug poste sur Twister les photos de l’étrange créature sortie du loch devant chez lui, le phénomène prend aussitôt une ampleur qu’il n’avait pas anticipée. Cette petite virée en Ecosse permet à l’auteur d’aborder de nombreuses thématiques : les abus des réseaux sociaux, le harcèlement, les médias, le sexisme, le piratage informatique, la manipulation des grands groupes, le besoin de reconnaissance, celui de donner son avis sur tout et tout le monde… Car, évidemment, c’est l’escalade et, suite à plusieurs péripéties, chasseurs et écolo, conservateurs et féministes, anarchistes, militaires, scientifiques et journalistes se retrouvent massés devant la bicoque de Doug. Un portrait quelque peu amer de notre société se dessine et la BD se révèle souvent drôle (même si elle fait naître un rire un peu désespéré). Elle illustre de manière plutôt plausible les débordements, les oppositions et les luttes qui se produiraient si un tel événement devait advenir. La fin – que je ne vous révèlerais évidemment pas – sonne particulièrement juste.

Ce n’est pas la bande dessinée de l’année, ni pour l’histoire que pour le graphisme (efficace et expressif, mais pas incroyable), mais elle est néanmoins réussie et agréable à lire.

#Nouveau contact (planche)Le début de l’histoire sur BD Gest’

#Nouveau contact, Bruno Duhamel. Editions Bamboo, coll. Grand Angle, 2019. 67 pages.

Challenge de l’imaginaire
Challenge de l'imaginaire (logo)

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Le patient, de Timothé Le Boucher (2019)

Le patient (couverture)Une nuit, la police arrête une jeune fille couverte de sang et découvre qu’elle laisse derrière elle sa famille massacrée. A une exception, son jeune frère qui sombre dans un coma pour les six prochaines années. A son réveil, il est pris en charge par une psychologue désireuse d’éclaircir cette affaire macabre. Si vous passez souvent par ici, vous avez sans doute remarqué les policiers et autres thrillers sont très rares, ce n’est pas un genre que je lis souvent et encore moins en BD. La plongée dans l’univers de Timothé Le Boucher a donc bousculé mes habitudes.

C’est un thriller psychologique plutôt efficace qui se met en place avec un basculement vers le milieu de l’ouvrage. Cependant, je dois avouer que je m’attendais à un rythme plus effréné et à une atmosphère plus oppressante et à plus de surprises aussi, bref, à un effet plus marqué. C’est le cas par moments mais ça ne reste pas sur la durée. Toutefois, je n’ai pas lâché ce roman graphique assez long avant de connaître le fin mot de l’histoire, embarquée par les thématiques d’identité et de mémoire. Les personnages intriguent, touchent, troublent, inquiètent – en d’autres mots, ils ne laissent pas indifférents. La fin laisse planer un doute que je peux parfois détester, mais que j’ai ici beaucoup apprécié, l’idée qu’on ne saura jamais si ce que l’on croit savoir est la vérité est aussi frustrant que troublant.
Visuellement, derrière cette couverture qui évoque irrésistiblement « Les oiseaux » hitchcockiens se trouve un graphisme réaliste qui, encore une fois, fait le job sans me toucher particulièrement. J’ai glissé sur les planches sans m’arrêter sur la beauté ou la laideur des dessins.

J’ai passé un bon moment, mais je ne partage pas pour autant le coup de cœur ou la révélation ou l’enthousiasme de nombreux lecteurs. (Mais je me dis que je devrais tenter l’ouvrage précédent de Le Boucher Ces jours qui disparaissent.)

Le début de l’histoire sur BD Gest’

Le patient, Timothé Le Boucher. Glénat, coll. 1000 feuilles, 2019. 292 pages.

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Le fils de l’Ursari, de Cyrille Pomès (scénario et dessin) et Isabelle Merlet (couleurs), d’après le roman de Xavier-Laurent Petit (2019)

Le fils de l'ursari (couverture)J’ai souvent croisé le chemin du roman de Xavier-Laurent Petit que ce soit en librairie, en bibliothèque ou autre, mais je ne l’ai jamais lu. J’ignorais même quel en était le sujet. La BD fut donc une entière découverte.

L’histoire m’a tout de suite embarquée sur les routes dans le sillage que cette famille d’Ursari, des montreurs d’ours, méprisée et détestée par tout le monde, d’abord dans leur pays natal, puis en France. C’est une épopée poignante, injuste. L’exploitation, le chantage et les menaces des passeurs qui poussent à la misère. Mendicité, vol, voilà le quotidien de la famille de Ciprian dans ce pays de cocagne. Toutefois, une lueur d’espoir surgit pour le jeune garçon… sous la forme d’un échiquier dans le jardin du « Lusquembourg ». Le rythme est dynamique, sans temps morts. L’histoire est profonde, poignante, violente. Une alternance d’ombres et de lumière, de malheurs et d’espoirs cimentés autour de nouveaux amis et d’une famille soudée. La vie du jeune Ciprian n’a rien d’une vie d’enfant, c’est une lutte, une survie qui peut se déliter à tout instant, mais il persévère, s’instruit, s’intéresse, se fait l’artisan de son destin.
Côté dessin, j’ai moins adhéré, je l’admets. Il a un côté « vite fait », comme hâtif, simple, brouillon, déformant les visages d’une façon qui m’a vraiment déplu. Ça n’a pas marché entre nous : j’ai fini par m’y habituer, mais pas par l’apprécier.

Une histoire de vie incroyable, terrifiante, mais malheureusement réaliste. Une histoire qui n’est pas sans rappeler celle du petit Tanitoluwa Adewumi, le prodige des échecs nigérian.

Le début de l’histoire sur BD Gest’

Le fils de l’Ursari, Cyrille Pomès (scénario et dessin) et Isabelle Merlet (couleurs), d’après le roman de Xavier-Laurent Petit. Rue de Sèvres, 2019. 130 pages.

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Speak, d’Emily Carroll, d’après le roman de Laurie Halse Anderson (2018)

Speak (couverture)Le premier vrai, énorme, coup de cœur de cette sélection. Voilà trois ans que j’ai lu le roman intitulé Vous parler de ça et, sans me souvenir de tous les détails, je ne l’ai jamais oublié (à l’instar d’un autre roman de Laurie Halse Anderson, Je suis une fille de l’hiver).
Ce roman graphique de plus de 350 pages nous plonge dans l’année de seconde de Melinda. Une année insoutenable, marquée par les humiliations et les rejets, enfermée dans son mutisme, traumatisée par un événement dont elle n’arrive pas à parler. Entre le texte et les illustrations, tout concourt à nous plonger dans l’intériorité torturée et déchiquetée de Melinda. Le trait d’Emily Carroll est évocateur, sensible et certaines planches sont vraiment dures tant elles paraissent à vif. Ce sont des dessins qui m’ont extrêmement touchée.
J’ai été happée par cette narration fluide qui fait de ce roman graphique un ouvrage impossible à lâcher, comme s’il nous était impensable d’abandonner Melinda. Et pourtant, comme dans le roman, certaines planches ont réussi à me faire (sou)rire. Moments de paix, de relâchement, de distance, pour Melinda et pour mes entrailles nouées.

C’est puissant, c’est sombre, c’est viscéral, c’est révoltant, mais c’est aussi tout un espoir, toute une renaissance qui s’exprime au fil des pages, même si, des fois, il faut toucher le fond pour pouvoir donner un grand coup de pied et remonter à la surface…

Le début de l’histoire sur BD Gest’

Speak, Emily Carroll, d’après le roman de Laurie Halse Anderson. Rue de Sèvres, 2019  (2018 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Fanny Soubiran. 379 pages.

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Préférence système, d’Ugo Bienvenu (2019)

Préférence système (couverture)Dans un Paris futuriste, le cloud mondial est saturé et les internautes veulent absolument poster leurs photos de vacances, de hamburgers et de chatons. Pas le choix, il faut faire de la place. Les œuvres d’art les moins populaires sont donc condamnées à passer à la trappe : adieu 2001 : l’odyssée de l’espace, adieu Alfred de Musset… Parmi les employés chargés de l’élimination, l’un d’eux, en toute illégalité, sauve ses œuvres préférées pour les copier dans la mémoire de son robot… qui porte aussi son enfant.
Un roman graphique parfois glaçant, parfois tendre – pour des raisons que je ne peux pas vous révéler sans vous raconter toute l’histoire – qui interroge notre rapport à l’art, à l’utile et au beau. Confrontant êtres humains et robots, il questionne aussi notre sensibilité qui, opposée à leur logique mathématique, nous confère notre identité, notre particularité, notre unicité. C’est aussi une histoire autour de la mémoire, du progrès – bénéfice ou fléau ? – et de la transmission. Supprimer Kubrick, Hugo et moult artistes qui ont marqué leur époque, leur art, pour laisser la place à une Nabila du futur, à l’éphémère, à ce qui fait le buzz pendant un bref instant ? Quelle perspective réjouissante… Au fil des pages se dessine également une ode à la nature, une invitation à prendre son temps, à admirer les oiseaux et à regarder pousser les légumes (mais pourquoi épingler les papillons ?).
(En revanche, la fin ouverte m’a frustrée, on dirait qu’elle appelle une suite alors que l’ouvrage est bien présenté comme un one-shot.)
Si l’histoire m’a fort intéressée, ce n’est pas le cas du trait d’Ugo Bienvenu. Froids, lisses, avec quelque chose d’artificiel, ils s’accordent peut-être bien à l’histoire qu’ils racontent, mais je ne les ai pas du tout aimés (deviendrais-je exigeante ?). Les personnages m’ont beaucoup perturbée, entre leurs visages trop roses, leurs costumes qu’on dirait tirés d’un vieux film de science-fiction démodé et leur regard trop souvent dissimulé derrière des lunettes noires. Ils manquaient… d’âme, d’humanité. De sensibilité justement.

Un roman graphique vraiment intelligent et percutant (une fois accoutumée au style graphique de l’artiste).

Le début de l’histoire sur BD Gest’

Préférence système, Ugo Bienvenu. Denoël Graphic, 2019. 162 pages.

Challenge de l’imaginaire
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Au cœur des terres ensorcelées, de Maria Surducan (2013)

Au coeur des terres ensorcelées (couverture)Il y a bien longtemps, un oiseau-chapardeur dérobait chaque année les pommes d’or du roi. Furieux, ce dernier envoya ses trois fils à la poursuite du voleur… Vous l’aurez compris, cette bande dessinée est un conte, inspiré de ceux venus d’Europe de l’Est. Nous retrouvons donc le schéma narratif classique du conte : les trois frères, le cadet étant le plus gentil, sa générosité qui lui attache les services d’un puissant sorcier métamorphe, etc. Ce conte est porté par un très agréable dessin, joliment colorisé et ombré : portraits expressifs, petits détails soignés et petite touche steampunk surprenante. J’ai vraiment apprécié mon immersion dans le travail graphique – qui rappelle parfois les anciennes gravures – de Maria Surducan.
Il raconte la noirceur du cœur humain : la méchanceté, la cupidité, le désir de domination, notamment par le biais d’une technologie irréfléchie… Les hommes sont ici menteurs, voleurs et meurtriers… à l’exception évidemment de notre héros dont la bonté et le désintéressement lui fera rencontrer l’entraide, l’innocence, la magie bénéfique, bref, un autre visage de l’humanité.

Un conte ensorcelant, une fable inspirante qui semble parfois trouver quelques échos dans notre société moderne.

Le début de l’histoire sur le site des éditions Les Aventuriers de l’Étrange

Au cœur des terres ensorcelées, Maria Surducan, inspiré des contes répertoriés par Petre Ispirescu. Les Aventuriers de l’Étrange, 2019 (2013 pour l’édition originale). Traduit du roumain par Adrian Barbu et Marc-Antoine Fleuret. 90 pages.

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Si vous êtes parvenu·es jusque-là, bravo !
A samedi pour un article du même acabit !
(Je suis sans pitié…)