Mini-chroniques : René·e aux bois dormants, Le mari de mon frère et L’autre moitié du soleil

Je vous propose trois petites chroniques d’ouvrages ayant accompagné mon automne bien occupé par le déménagement et le nouveau travail. Je n’ai pas eu le temps ou le courage de détailler davantage, mais je souhaitais quand même vous toucher un mot de ces excellentes lectures.

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René·e aux bois dormants, d’Elene Usdin (Sarbacane, 2021)

René·e aux bois dormants (couverture)Un roman graphique étonnant. Tout d’abord, un peu dubitative quand j’ai entamé ses presque 370 pages face à cette débauche de couleurs, cette diversité de techniques de dessin, ces personnages étranges, ses transitions hallucinées… bref, face à ce rendu un peu psychédélique. Puis, je me suis prise au jeu, j’ai accepté le voyage, j’ai accepté de ne pas tout suivre.
Je me suis laissée portée par cet univers fluctuant, où rien – ni l’époque, ni le lieu, ni le genre – n’est acquis ; j’ai apprécié les rencontres surprenantes, les histoires un peu macabres et cruelles, les mythologies inconnues. Enfin, j’ai été touchée par cette histoire identitaire, par ce pan de l’Histoire canadienne, par le parcours tragique de ce petit garçon et de tant d’autres.
Une histoire non linéaire, onirique, colorée et bouleversante. Un roman graphique déroutant certes, mais véritablement atypique, tant dans ses illustrations que dans la construction narrative. Je n’étais pas sûre d’aimer, j’ai été hypnotisée.

Merci Alberte pour cette découverte !

(Quelques planches sur le site des éditions Sarbacane.)

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Le mari de mon frère, de Gengoroh Tagame (4 tomes) (Akata, 2016-2017)

Un manga en quatre tomes qui m’a vraiment attendrie.
Yaichi, père célibataire, voit sa vie bousculée par l’arrivée de Mike, le mari, le veuf de son frère jumeau expatrié depuis des années au Canada. Dans une société japonaise qui ne parle pas de l’homosexualité, Yaichi se voit confronté à ses préjugés, mais Kana, sa fille, est quant à elle plus qu’enchantée de cet « oncle du Canada ».
Je ne peux pas parler de la situation des LGBTQI+ au Japon, je ne suis pas du tout calée sur le sujet, je ne traiterai donc pas de la justesse du manga à ce niveau-là. Cependant, comme je le disais, j’ai été vraiment émue par les interactions entre ces trois personnages : elles constituent la grande force de ce manga. Kana est une fillette spontanée et totalement attachante ; vierge de tout préjugé, elle va sans le savoir aider son père à passer outre son éducation et à voir ce qui est vraiment important. Mike est ouvert et parfait dans son rôle de tonton tandis que Yaichi – personnage masculin sortant des clous également ! – tient le rôle le plus étoffé, celui qui connaît une véritable évolution (même si je précise qu’il n’était pas franchement homophobe, plutôt… ignorant et pudique). La compréhension de l’autre et la connaissance de la personne qu’est Mike au-delà d’une étiquette vont lui permettre de faire son deuil et tout ce cheminement intérieur est magnifiquement mené tout au long de ces quatre tomes.
Malgré cette dernière phrase qui pourrait laisser suggérer une lecture un peu pesante, ce n’est pas le cas du tout : la tonalité est plutôt légère et bienveillante. On ne tombe pas dans des schémas un peu classiques et le regard innocent de Kana est vraiment un angle d’attaque très doux et plaisant sans pour autant rendre le tout niais.
Je l’ai lu à une période où j’avais peu de temps à consacrer à la lecture, mais ça a été un plaisir de passer un peu de temps avec eux le temps de quelques soirées. C’est très intelligent, globalement attendrissant, parfois amusant, et la fin était totalement bouleversante, je dois bien l’avouer.

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L’autre moitié du soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie (Folio, 2016. 2006 pour l’édition originale)

L'autre moitié du soleil (couverture)

Après mon excellente lecture d’Americanah il y a presque trois ans, il était temps que je lise cet autre roman de la célèbre autrice nigériane qui raconte la guerre du Biafra et les années qui l’ont précédée, à travers le quotidien d’Olanna et Kainene, deux sœurs fraîchement rentrées d’Angleterre où elles avaient suivi leur cursus universitaire, d’Odenigbo, universitaire engagé, d’Ugwu, jeune boy de treize ans, de Richard, Anglais tombé fou amoureux de ce pays, de son histoire et de ses arts.

Encore une fois, une excellente lecture pour laquelle je pourrais reprendre les mots de ma chronique d’Americanah bien que ces romans soient bien différents (ce qui serait plus simple car, le livre quelque part dans un carton et mes notes égarées dans le déménagement, j’avoue avoir du mal à poser des mots sur cette lecture vieille de plus de deux mois …).
Chimamanda Ngozi Adichie nous immerge dans le Nigeria des années 1960 et 1970 et m’a permis d’en savoir plus sur cette guerre dont je ne savais pas grand-chose, je l’avoue (à part la famine liée à ce conflit). En l’abordant par le prisme de l’intime – des histoires individuelles bouleversées par la guerre civile –, elle facilite l’entrée dans ce pan de l’Histoire nigériane (en tout cas, elle m’a immédiatement captivée) et le résultat est bouleversant grâce à ces personnages vivants et touchants, contradictoires, faillibles, humains, vrais. L’immersion dans la sauvagerie de la guerre – la brutalité, la famine, la peur et l’espoir qui se mêlent sans cesse, la perte, les inévitables exactions… – est intense et terrible.
La diversité d’âge, de situation, de nationalité, permet de tracer un riche portrait des interactions sociales : privilèges de classe, colonialisme, discrimination, préjugés et tensions entre ethnies, la lutte entre éducation et superstitions…  Avec les deux couples – non conventionnels – qui constituent le noyau des personnages, c’est également un récit sur le couple, ce qui le porte, ce qui le construit, ce qui le renforce ou le détruit. C’est enfin un roman sensoriel, porté par les bonnes odeurs des plats d’Ugwu, chauffé par la lumière brûlante du soleil dans laquelle flotte la poussière des chemins…
L’écriture de Chimamanda Ngozi Adichie est une nouvelle fois d’une grande efficacité : fluide, vibrante, précise, marquante. Grâce à elle et à ces personnages, plus qu’instructif, ce roman s’est révélé puissant, éloquent et déchirant.

« La famine était une arme de guerre nigériane. La famine a brisé le Biafra, a rendu le Biafra célèbre, a permis au Biafra de tenir si longtemps. La famine a attiré l’attention des gens dans le monde et suscité des protestations et des manifestations à Londres, à Moscou et en Tchécoslovaquie. La famine a poussé la Zambie, la Tanzanie, la Côte d’Ivoire et le Gabon à reconnaître le Biafra, la famine a introduit l’Afrique dans la campagne américaine de Nixon et fait dire à tous les parents du monde qu’il fallait finir son assiette. »

« C’était comme s’il saupoudrait du piment sur sa plaie : des milliers de Biafrais étaient morts et cet homme voulait savoir s’il y avait du nouveau sur la mort d’un Blanc. Richard écrirait là-dessus, sur cette règle du journalisme occidental : cent Noirs morts égalent un Blanc mort. »

Prochaine lecture (dans deux-trois ans probablement…) : L’hibiscus pourpre !

Quelques mots sur… Scrops !, Le héron de Guernica et Bonjour tristesse

Thématique involontaire, je vous présente aujourd’hui trois courts romans français qui font tous entre 150 et 160 pages.
De la SF, de l’histoire et un petit classique, il y en aura pour tous les goûts.

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Scrops !, de Maëlig Duval (2019)

Scrops ! (couverture)Physis, jeune planète artificielle aux tréfonds de la galaxie. Les humains y vivent en harmonie avec leur petit univers jusqu’à ce que Madeline disparaisse. Certains accusent les scrops, mignonnes créatures monotrèmes à poils et à bec, d’en être responsable. La planète-fille voudrait-elle se débarrasser de ses créateurs et créatrices ?

Je me dois de remercier Babelio et les éditions Gephyre – que je découvre en cette même occasion – de m’avoir envoyé ce livre qui me serait sans doute resté méconnu sans eux.

L’idée de base est extrêmement poétique. Imaginez une planète qui aurait très très envie de naître et de grandir ; imaginez un homme qui rêve de cette planète ; imaginez qu’il réunisse les meilleurs scientifiques, hommes et femmes, et que tous partent dans l’espace soigner leur planète comme on soigne une plante jusqu’à ce que celle-ci soit prête à les accueillir. L’introduction m’a embarqué directement dans un autre univers et les premières pages m’ont tout simplement fascinée. Les mots, le rythme, le concept… en quelques lignes, me voilà partie.
J’ai beaucoup aimé également le côté un peu dingue des créatures inventées par Maëlig Duval : les scrops sont les bestioles les plus loufoques qu’il soit. A vrai dire, cela m’a rappelé les bêtes qu’on inventait et dessinait étant enfants : souvent improbables, souvent bancals, souvent très colorés, visualisez-vous ?

Sur Physis, les humains tentent de mettre en place une nouvelle société, plus juste, plus équitable, mais le principe de toute utopie semble d’être dévoyée ou en tout cas d’abriter en son sein des éléments perturbateurs. Le roman de science-fiction s’en trouve mâtiné de polar avec cette enquête pour élucider le mystère de la disparition de la première femme – la première à avoir réussi à mettre au monde un enfant viable qui a survécu jusqu’à l’âge adulte. Nous suivons les différents personnages – Sab, Hugo, Geneviève, Victor… – pour comprendre peu à peu le dessous de ce complot.  Si le reste de l’histoire est tout aussi prenante que le début, la suite perd en onirisme… pour les retrouver dans les dernières pages.

 De très belles idées, un voyage dans l’espace, des créatures aux motivations floues, une enquête qui questionne notamment les relations familiales et l’évolution nécessaire (ou pas) pour vivre sur une autre planète. Poétique et original, c’est une très jolie découverte !

« Imaginons tout d’abord un homme fou. Mesurément fou, comme peuvent l’être les visionnaires. Un homme avec une certitude qui s’imposa à lui alors qu’il atteignait ses cinq ans, deux semaines et trois jours : une planète erre, dans les limbes, sans croûte, sans gaz ni noyau, et cette idée de planète veut exister si fort qu’elle lui demande, à lui, Will Puckman, Terrien âgé de cinq ans, deux semaines et presque trois jours, d’être son père, sa mère, son créateur.
Imaginons ensuite un homme immensément riche. Un homme dont l’argent peut acheter tout ce qui existe, et créer ce qui n’existe pas.
Songeons à présent, ne serait-ce qu’un instant, à la possibilité qu’il s’agisse du même homme.
Suspendons cet instant fugace et chuchotons à l’oreille du vieillard somnolent, de l’enfant assoupi, de l’adulte fatigué, chuchotons tout bas : si cet homme avait existé, cette histoire aurait été vraie. »

Scrops !, Maëlig Duval. Editions Gephyre, 2019. 158 pages.

Challenge Voix d’autrices : un roman publié dans l’année

Challenge de l’imaginaire
Challenge de l'imaginaire (logo)

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Le héron de Guernica, d’Antoine Choplin (2011)

Le héron de Guernica (couverture)26 avril 1937, le jour où Guernica fut bombardée. Avec Picasso, il y a eu Basilio, ce jeune peintre qui représente inlassablement les hérons cendrés. Il sera notre guide au cours de cette journée fatale, ce point de rupture pour la paisible cité de Guernica. Et comme Picasso, il interroge, du bout de son pinceau, la nécessité de témoigner de l’Histoire par le biais des arts.

Basilio et Pablo. Le jeune peintre amateur et le peintre célèbre dans plusieurs pays. Tous deux tenteront de représenter l’horreur des événements de Guernica. Le premier à travers sa fascination pour les hérons cendrés qui vivent non loin de la ville ; le second à travers l’immense tableau que tout le monde connaît.
Basilio ne cesse jamais vraiment de songer à ses toiles et ce qui le perturbe le plus est la question de la vie : comment représenter l’étincelle de vie qui parcourt chaque être vivant, même ceux qui, à l’instar des hérons, affectent une immobilité presque parfaite ? Son œuvre trouvera son aboutissement après les bombardements, après les morts et les blessures, après la perte et la souffrance.
Son personnage m’a plu. Il a quelque chose de très naïf, voire d’un peu simplet parfois, mais il est aussi d’une très grande sensibilité, ce qui transparaît tout particulièrement lorsqu’il est question de sa peinture.
On retrouve dans ce texte des éléments qui évoqueront irrésistiblement l’œuvre de Picasso : le cheval, le taureau, les flammes. Ici et là, le tableau saute aux yeux au travers des mots d’Antoine Choplin. Pourtant, celui-ci ne se complaît pas dans les scènes de corps démembrés, de sang, mais exprime néanmoins clairement l’horreur de la guerre et la destruction de la vie.

Guernica, Picasso

Je n’ai pas mille choses à en dire, j’ai beaucoup apprécié ce court roman entremêlant histoire et art ainsi que l’écriture, minimaliste, étonnement paisible, d’Antoine Choplin.

« Doucement, Basilio a relevé le torse, puis la nuque. Comme pour emprunter au héron quelque chose de son allure, de sa droiture, de son élégance hiératique.
Comme chaque fois, il s’émerveille de la dignité de sa posture. C’est ce mot qui lui vient à Basilio. C’est d’abord ça qu’il voudrait rendre par la peinture. Cette sorte de dignité, qui tient aussi du vulnérable, du frêle, de la possibilité du chancelant. »

« T’as vu ça, fait Basilio, le regard toujours tendu vers la trouée par laquelle s’est envolé le héron.
Hein, t’as vu ça, il répète et cette fois, il se retourne vers Rafael et voit son air maussade.
Tu me fais marrer, grogne Rafael.
Pourquoi ?
Et tu me demandes pourquoi. Alors celle-là.
Il force un éclat de rire.
T’as l’aviation allemande qui nous passe à ras la casquette et qui balance des bombes sur nos maisons et tu voudrais qu’on s’émerveille devant un héron qui s’envole.
Basilio, bouche bée.
T’es vraiment dingue, continue Rafael.
Basilio, silencieux, le regard fixe. »

Le héron de Guernica, Antoine Choplin. Editions du Rouergue, coll. La brune, 2011. 158 pages.

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Bonjour tristesse, de Françoise Sagan (1954)

Bonjour tristesse (couverture)L’été, une villa, le soleil, la mer. Des vacances parfaites pour Cécile, dix-sept ans, son père et la jeune maîtresse de ce dernier. Sauf que tout bascule lorsque le père – Raymond de son petit nom – invite Anne, femme cultivée, subtile, l’antithèse des adeptes des plaisirs faciles que sont ses trois hôtes.

Bonjour tristesse est un roman que j’avais déjà lu il y a quelques années – quand j’étais au lycée, je pense – mais dont je n’avais aucun souvenir. A la faveur de mon dernier déménagement, il s’est retrouvé rangé dans ma PAL car j’étais bien décidée à lui offrir une nouvelle chance (et à me rafraîchir la mémoire). Surprise, cette seconde lecture a été un vrai plaisir ! (Quant à savoir le souvenir qu’elle me laissera, il faudra m’en reparler dans quelques mois.) (Je parierais sur un souvenir confus quoique agréable.)

Je l’ai lu une après-midi en lézardant sous le soleil agréable car supportable de ce début avril et je me suis retrouvée dans cette atmosphère un peu alanguie, dans cette torpeur qu’évoque parfois l’autrice.
J’ai redécouvert un tout petit roman très fin, très psychologique. A travers Cécile, Françoise raconte l’amour, la sensualité, le désir, mais aussi la jalousie qui pousse aux intrigues et engendre des souffrances insoupçonnées, puis la culpabilité, les hésitations, le jeu de manipulation. Sous l’apparence d’une histoire banale de vacances au bord de la mer, Sagan vient distiller quelques gouttes malsaines avec un jeu de « mise en scène » qui prendra des proportions très tristes (sans surprise).

L’histoire est prenante et, bien que les personnages ne soient pas les plus sympathiques qui soient – les préoccupations de ces petits bourgeois me passent un peu au-dessus de la tête –, bien qu’il se dégage de ce récit quelque chose de désuet – ce qui était osé à sa parution est plutôt dépassé aujourd’hui –, on les comprend car leurs émotions restent humaines et immuables. J’avoue m’être passionnée pour les habitants de cette villa de la Côte d’Azur : ils m’ont souvent insupportée (certaines par leur légèreté, unetelle par son mépris, etc.), me faisant prendre parti tantôt pour Cécile, tantôt pour Anne, tantôt les vouant tous et toutes aux gémonies. J’ai aimé le contraste entre les bons vivants que sont Cécile et son père et Anne incarnation de la classe et de l’intelligence cultivée. J’ai aimé les portraits tracés par les mots de Sagan. J’ai aimé les doutes et les revirements de Cécile.

Un roman certes à replacer dans son contexte, mais une tranche de vie dont le côté dramatique se révèle dans les dernières pages, une analyse plutôt fine des sentiments humains et un récit étonnant lorsque l’on songe que l’autrice n’avait que dix-huit ans lors de sa parution.

« La liberté de penser, et de mal penser et de penser peu, la liberté de choisir moi-même ma vie, de me choisir moi-même. Je ne peux pas dire « d’être moi-même » puisque je n’étais rien qu’une pâte modelable, mais celle de refuser les moules. »

« Je me rendais compte que l’insouciance est le seul sentiment qui puisse inspirer notre vie et ne pas disposer d’arguments pour se défendre. »

Bonjour tristesse, Françoise Sagan. Pocket, 2009 (Julliard, 1954, pour la première édition). 153 pages.

Challenge Voix d’autrices : un roman écrit à la première personne

Toutes les vagues de l’océan, de Victor del Arbol (2015)

Toutes les vagues de l'océan (couverture)Gonzalo Gil, petit avocat vivant sous l’égide de son puissant beau-père, trompé par sa femme, éloigné – bien que vivant sous le même toit – de son fils, menait une existence plutôt banale, plutôt triste jusqu’au jour où un inspecteur l’informe du suicide de sa sœur, qu’il ne voyait plus depuis des années, et de l’accusation de meurtre qui pèse sur elle. Elle aurait vengé la mort de son fils en assassinant le mafieux russe responsable.

Certes, ce livre est publié dans la collection Actes noirs ; certes, il a reçu le Grand prix de littérature policière 2015 ; certes, la couverture est noire. Mais ce n’est pas un polar classique avec un inspecteur qui mène une enquête et qui cherche un tueur. Certes, il y a deux morts liées à un meurtre pour l’un, à un suicide pour l’autre, mais c’est bien plus qu’un polar. C’est avant tout le prétexte à une incroyable fresque historique qui traverse 70 ans d’Histoire.

Parallèlement aux recherches, aux questions et aux doutes de Gonzalo, on revit l’Histoire aux côtés d’Elias Gil, son père. Dans les années 1930, Elias, la vingtaine, est un jeune ingénieur espagnol plein d’enthousiasme et de confiance envers le régime communiste. Toutefois, pour quelques doutes exprimés dans ses lettres à son père, il est déporté à Nazino avec plus de 6 000 personnes. Nazino où ils furent abandonnés sans nourriture et sans outils. Nazino ou « l’île des cannibales ». Nazino ou l’enfer sur Terre. Nazino dont je n’avais jamais entendu parler. Entre la cruauté sans limite d’Igor et l’amour désespéré d’Irina, Nazino marque à jamais ceux qui y sont envoyés et transforme les caractères. Le destin d’Elias, d’Irina, d’Igor et de leurs descendants aurait sans doute été différent sans Nazino.

Le rythme ne faiblit pas. Après Nazino, c’est le régime de Franco et la guerre civile espagnole, c’est l’Occupation française par les nazis.

Les personnages sont denses et travaillés : ils ont tous de multiples facettes. Il n’y a pas de bonnes et de mauvaises personnes (même s’il y a évidemment des actions que l’on désapprouve avec nos yeux détachés). Les protagonistes de Toutes les vagues de l’océan ont été jetés dans les vagues de l’Histoire et ont été contraint de faire des choix dans des conditions extrêmes pour ne pas être totalement broyés. Certains se battent pour ne pas se laisser envahir par leur part d’ombre, toujours grandissante face aux horreurs dont ils ont été témoins. Ceux qui furent adulés sous un régime deviennent les pestiférés du suivant, les criminels peuvent devenir les héros du jour, celui qui était victime devient bourreau, rien n’est définitivement acquis.

Victor del Arbol tisse sa toile et, en même temps que Gonzalo, le lecteur découvre le passé familial, les rancœurs, les secrets enfouis, les hontes trop longtemps tues, les pièces du puzzle qui, lentement, se mettent en place.

Toutes les vagues de l’océan est un ouvrage incroyable et terrible. Tout en entremêlant les destins de tous ses protagonistes, Victor del Arbol prend son lecteur et le jette au milieu des guerres, des idéologies et des résistances qui ont marqué le XXe siècle. 600 pages d’une écriture magistrale pour revivre ce siècle dans toute son atrocité.

Un très gros coup de cœur que je ne peux que conseiller chaleureusement.

« L’esclave le plus fidèle est celui qui se sent libre. »

« La première goutte qi tombe est celle qui commence à briser la pierre.

La première goutte qui tombe est celle qui commence à être océan. »

Toutes les vagues de l’océan, Victor del Arbol. Actes Sud, coll. Actes noirs, 2015 (2014 pour l’édition originale). Traduit de l’espagnol par Claude Bleton. 608 pages.

Mon traître (2008) et Retour à Killybegs (2011), Sorj Chalandon

Deux livres pour parler de l’amitié d’Antoine, luthier parisien, avec Tyrone Meehan, membre respecté de l’IRA (Irish Republican Army) jusqu’à la révélation de près de vingt ans de traîtrise auprès des services britanniques. Antoine et Tyrone, alter ego de Sorj Chalandon et Denis Donaldson.

Mon traître, en 2008, épouse le point de vue d’Antoine. Sa découverte de l’Irlande, sa fascination pour l’IRA, son amitié avec certains de ses soldats, son admiration sans bornes pour Tyrone… et finalement, la déception et surtout l’incompréhension lorsque l’inconcevable est révélé.

Trois ans plus tard, Retour à Killybegs nous place du côté de Tyrone. Son enfance, son chemin au sein de Sinn Féin et de l’IRA jusqu’à son assassinat. Et entre les deux, les raisons de sa collaboration avec l’ennemi de toujours.

Le premier apporte un regard extérieur à Tyrone, mais aussi à l’IRA ou aux Anglais. Certes, Antoine est un sympathisant, un homme captivé et impliqué, mais le regard ainsi porté sur Tyrone, le regard qui devient celui du lecteur, est à la fois tendre et profondément admiratif. Dans le second, on passe de l’autre côté du regard, vers celui qui les reçoit. Et on comprend comment il les reçoit.

 

Retour à Killybegs est plus approfondi, plus nuancé, plus ambigu encore que Mon traître. Dans ce dernier, Sorj Chalandon s’interrogeait surtout sur sa place dans ce pays, dans ce contexte, parmi ces gens-là. Antoine n’était pas quelqu’un de forcément objectif. Désirant se sentir Irlandais, il n’avait pas l’expérience de la guerre, de la détention, des privations, que Tyrone apporte. Son traître, son ancien ami n’ayant apporté aucune justification, il ne fait que des suppositions. Dans Retour à Killybegs – qui, de même, n’est finalement que des hypothèses –, il propose une compréhension de cet acte, des pistes pour comprendre comment un héros devient un « salaud » aux yeux du monde. Chantage, fatigue, volonté d’aider le processus de paix… comment savoir ?

Le résultat apparaît comme un travail de journaliste avec dates, lieux et chronologie des événements combiné avec une véritable œuvre littéraire. Histoire irlandaise et récit intime entremêlés. Le résultat m’a transportée. L’écriture puissante m’a promenée parmi ces mâchoires serrées, cette violence de la résistance, cette fraternité. Odeurs de poudre, de bière, de crasse et de fumée. Chants guerriers et violons mélancoliques.

Deux livres, deux points de vue. Le premier raconte un héros, le second raconte un homme. Une vie, des épreuves, une détresse. Et en réalité, pas de héros, pas de salaud, rien que des hommes pris dans le maelstrom de la guerre qui déchire tout.

 

Mon traître (couverture)« Quelque chose de plomb dans les yeux, dans le front, dans la voix, même. Une dureté infinie. Ces visages, j’apprendrais à les connaître, d’année en année et de colères en drames. Je les verrais partout. Je les reconnaitrais. Devant moi, chaque Irlandais portera un jour ce masque de guerre. »

 

« J’étais différent. J’étais quelqu’un en plus. J’avais un autre monde, une autre vie, d’autres espoirs. J’avais un goût de briques, un goût de guerre, un goût de tristesse et de colère aussi. J’ai quitté les musiques inutiles pour ne plus jouer que celles de mon nouveau pays. »

(Mon traître)

Retour à Killybegs (couverture)« Toute ma vie, j’avais recherché les traîtres, et voilà que le pire de tous était caché dans mon ventre. Je ne l’avais pas vu venir celui-là. »

 

« Il était pour moi à la fois l’étranger et mon peuple. Celui qui m’avait vu et celui qui ne me verrait plus jamais. Il était le petit Français et toute cette Irlande qu’il suivait pas à pas. Il était un peu de Belfast, un peu de Killybegs, un peu de nos vieux prisonniers, de nos marches, de nos colères. Il était le regard de Mickey, le sourire de Jim. Il était de nos victoires et de nos défaites. Il avait tant et tant aimé cette terre qu’il en était. »

(Retour à Killybegs)

Mon traître, Sorj Chalandon. Grasset, 2008. 288 pages.

Retour à Killybegs, Sorj Chalandon. Grasset, 2011. 333 pages.