Journal d’une traduction, de Marie-Hélène Dumas (2016)

Journal d'une traduction (couverture)Pendant trois saisons – hiver, printemps, été – Marie-Hélène Dumas a mené de front deux activités, habituellement incompatibles pour elle : écrire ce journal et traduire La République de l’imagination de Nazar Afisi.

La République de l’imagination, traite de littérature et d’exil, entre en résonnance avec le passé et le présent de Marie-Hélène Dumas et la pousse à écrire un journal. Ses réflexions portent sur la traduction, sur sa manière de procéder et d’aborder la traduction, mais surgit alors la question de la langue, des langues, parlées, apprises, maternelles. Elle revient alors sur l’histoire de ses parents et grands-parents. Le journal est également émaillé de souvenirs de sa famille, de son enfance, de certains épisodes de sa vie (notamment ceux passés sur des bateaux de port en port), etc.

Ce n’est pas un journal classique, avec des entrées pour chaque jour, avec des dates ; il s’agit plutôt d’une succession de réflexions sur divers sujets. Le résultat est parfois un peu décousu, ce qui fait que j’ai éprouvé quelques difficultés pour accrocher à ce texte (peut-être aussi car je n’ai lu que des romans ces derniers temps et que j’étais habituée à une certaine narration). Il m’est pour cette raison difficile d’en faire une critique : il s’agit d’une sensation diffuse, non de points précis qui m’auraient dérangée.

Le fond est pourtant profond, intelligent et pousse à la réflexion. Voyage parmi les mots, voyage de pays en pays, voyage entre les générations… J’ai été très intéressée par cette plongée dans son passé, ce passé russe auquel elle a tourné le dos, et par les interrogations sur ce que ses parents leur ont transmis, à sa sœur et elle, sur cette langue délaissée qui pourtant est revenue aux lèvres de sa mère dans ses derniers instants.

Journal d’une traduction n’a pas réussi à m’accrocher, à me passionner comme l’ont fait jusque-là tous les autres livres des éditions iXe, il fallait bien une première. Je pense qu’il s’agit d’un blocage lié davantage à la forme et à l’écriture de Marie-Hélène Dumas, et non au fond. Peut-être y reviendrai-je un jour pour en avoir une tout autre lecture, plus agréable.

« Cette histoire de traduire une langue qui n’est pas celle de ma mère et de ne pas traduire celle de ma mère, depuis quelques temps me turlupine vaguement. C’est comme ça. C’est une histoire qui n’a jamais commencé, le russe, les Russes, a, ont, toujours été à la fois là et pas là. »

« Traduire c’est, entre autres, laisser au lecteur les mêmes possibilités d’interprétation que l’auteur l’a fait. »

« On croit, traductrice, que je ne travaille que du ciboulot, c’est faux, j’ai dit, je travaille aussi avec mes deux mains, voire mes deux jambes quand je me lève et marche pour débloquer ce qui bloque, et quand de mon ciboulot à mes deux mains ça ne passe plus du tout, même après être allée me faire chauffer un café, je travaille avec ma voix. Mains, jambes, voix, corps, souffle. »

Journal d’une traduction, Marie-Hélène Dumas. Editions iXe, coll. Fonctions dérivées,  2016. 138 pages.

Alors je suis devenue une Indien d’Amérique, de Marie Docher (2014)

Alors je suis devenue une Indien d'Amérique (couverture)Préfacé par Elisabeth Lebovici.

A 50 ans, Marie Docher est en couple avec une femme et vit avec Mehdi, l’enfant que cette dernière a eu grâce à la PMA lors d’une précédente relation. Sa famille est montrée du doigt, marginalisée, insultée comme tant d’autres lorsque s’ouvrent les débats pour le mariage pour tous en 2012. D’un coup, on lui criait à la figure que ce n’était pas un bon environnement pour que Mehdi grandisse, qu’il aura des problèmes, que ci, que ça… tant de personnes qui ont un avis bien tranché sans connaître une seule famille homoparentale.

Alors elle écrit pour exorciser. Sans être chronologique, ce journal se souvient des stéréotypes sur les homos qu’on lui a jeté à la figure, des insultes, de l’homophobie ordinaire. Elle revient sur son enfance, quand elle portait uniquement des pantalons pour suivre et jouer avec ses cousins et ses copains, pour être intégrée parmi eux. Elle réfléchit sur l’homosexualité, sur la peur, sur l’attention constante portée à ce que l’on dit, à ce que l’on dévoile. Elle se souvient, elle raconte son expérience, son vécu de femme, de lesbienne.
En une centaine de pages, on revit la violence née des débats liés au mariage pour tous. Les propos infamants, les discours homophobes diffusés dans les médias, les cris des foules vêtues de bleu et de rose… Cette violence est d’ailleurs amplifiée par les quelques déclarations d’hommes politiques ou d’Eglise contre le mariage pour tous qui ponctuent les textes de Marie Docher. Ce déchaînement de haine fait écho à l’homophobie constante ressentie tout au long de sa vie qui, goutte après goutte, l’a amenée à une prise de conscience. Mais le choc de la Manif pour tous n’en a pas été moins fort.

Publié aux éditions iXe, c’est un texte vraiment poignant et je me suis très vite identifiée aux propos de Marie Docher. Ce qu’elle raconte dans ce livre, c’est ce que vivent les homos, mais aussi tous ceux qui sont différents, qui ont un mode de vie qui sorte de la norme, qui sont stigmatisés par les bien-pensants.

L’auteure est photographe et certains de ses clichés sont insérés dans ce journal ainsi que des photos de famille : son enfance, ses déguisements, le fils de sa compagne…

Un récit lucide sur la violence du conservatisme et de l’ignorance, sur une prise de conscience, sur les mots blessants qui s’accumulent… Un livre qui m’a fait revivre comme un coup de poing la véhémence de certains à refuser l’égalité à ceux qui ne rentrent pas dans leur moule hétéronormé et l’horreur des mots qui ont été criés si fort.

 « Il existerait donc un matrice idéale qui devrait contenir tous les enfants dans un même moule ? Pour des gens qui accusent les homos d’aimer le « même », leur reprocher de construire du « différent » ne manque pas de piquant. Si ces enfants sont différents, et il y a de grandes chances qu’ils aient effectivement d’autres conceptions du monde, n’est-ce pas plutôt une bonne nouvelle ? Notre société est-elle si parfaitement structurée qu’elle ne puisse s’ouvrir à de nouvelles perspectives ? »

« Mais au fond, c’est ce qui se passe en moi qui me surprend. C’est que je me sens intégrer une « communauté », non par choix mais par discrimination, par déclassement, par colère. »

« Je n’ai jamais eu envie de faire des enfants.
Je n’ai pas peur de vivre seule.
Le sexe des personnes qui peuvent me séduire n’est pas un critère de choix.
Ça dégage pas mal le terrain, je trouve.
Mais c’est socialement peu accepté.
Alors progressivement, par petites touches, par petits choix forcés, j’ai glissé de la sensation d’être au cœur de tous les possibles à la certitude d’être à la marge d’un monde étroit. »

 « Je n’ai jamais voulu de l’étiquette « subversive » ou « marginale » parce que je ne le suis pas, tout simplement.
Et puis soudain, plus rien n’a été pareil.
Je me suis rendue compte que ma vie était à peine tolérée par une partie de mon entourage. J’ai commencé à lire, à m’informer, à participer aux débats. J’ai eu la sensation de me réveiller d’une longue nuit. J’ai beaucoup pleuré aussi, des larmes de colère et de dépit. Je pleure encore.
J’ai aussi beaucoup discuté avec des homos et compris que ce qui nous unissait n’était pas notre sexualité mais la peine que nous partagions, la colère, ces insultes et mensonges qu’il nous fallait encore entendre, ad nauseam.
Plus rien n’a été pareil. Je n’étais plus seule. Il y avait un enfant dans ma vie et il était maltraité par des bien-pensants.
Mon privé est devenu politique. »

« L’homosexualité n’est pas un  problème en soi, c’est d’avoir à le dire qui en devient un, c’est d’avoir à se définir. Et rien que pour cet immense effort, cette peur qui nous tient éveillé•es à chercher des mots pour le dire, ce travail de conscience qui nous est demandé, souvent jeune, nous devrions recevoir autre chose que de la consternation, des jugements et aussi souvent de la haine.
Si les hétéros se demandaient avec autant de curiosité, de nécessité et d’énergie quand et pourquoi ils sont devenus hétéros, j’ai la sensation qu’il y aurait beaucoup moins de violence. »

« Il y a tellement d’autres raisons et déraisons que son sexe pour aimer quelqu’un ! »

Alors je suis devenue une Indien d’Amérique, Marie Docher. Editions iXe, collection Fonctions dérivées, 2014. 107 pages.

Women’s Lands : construction d’une utopie : Oregon, USA 1970-2010, de Françoise Flamant (2015)

Women’s Lands retrace l’aventure de Women's Lands (couverture)lesbiennes et féministes qui ont eu le rêve, dans les années 1970, de créer des terres de femmes dans les régions boisées de l’Oregon. Fatiguées et révoltées face à la domination masculine, ces femmes découvrirent le bonheur d’être ensemble, notamment dans des groupes de parole : de là naquit le projet de proposer une autre forme de société, des îlots isolés où les femmes pourraient vivre en paix et s’exprimer librement. Ceux-ci portent les jolis noms de WomanShare, Rootworks, Cabbage Lane, Mountaingrove, Fly Away Home, OWL Farm, Rainbow’s End, Rainbow’s Other End…
Leurs valeurs étaient l’entraide, la solidarité, le partage et la discussion. Elles rendirent leurs terres accueillantes, prirent tronçonneuse, clous et marteaux pour bâtir de leurs mains leurs demeures. Elles organisaient des concerts, des ateliers et des fêtes, elles se découvrirent des talents artistiques pour la peinture, la sculpture ou la photographie tandis que bon nombre d’entre elles pratiquaient une spiritualité autour de la Déesse, la Terre, la Nature.

Toutefois, elles rencontrèrent de nombreuses difficultés. L’aménagement des Lands ne fut pas toujours aisé : apprendre à utiliser les outils habituellement « réservés » aux hommes, vivre sans eau courante et sans électricité, affronter les hivers froids et les étés caniculaires, etc. Puis d’autres dissensions apparurent au sein des groupes, liées à l’argent, aux relations amoureuses, au travail fourni, aux décisions à prendre… De plus, certaines femmes ont souligné combien il était compliqué d’exprimer son individualité dans la communauté et d’être acceptée par celle-ci.
Toutes ne restèrent pas et, à partir des années 1980, la plupart des Lands connurent un certains déclin. Aujourd’hui, certaines sont abandonnées, d’autres perdurent avec plus ou moins de succès et ont parfois changé d’objectifs pour répondre aux attentes des nouvelles générations de femmes.

Françoise Flamant s’est penchée sur les documents laissés derrière elles il y a quarante ans (journaux, production artistique, etc.), a visité leurs terres et les a rencontrées pour écouter leur témoignage.
L’écriture est vraiment agréable, ce qui rend la lecture très fluide. On se plonge facilement dans le quotidien de ces terres de femmes, dans leurs difficultés. J’ai ressenti les espoirs qu’elles plaçaient dans leurs projets et, comme elles, j’ai rêvé de les voir aboutir. Cela est amplifié par la place importante laissée aux paroles de Billie, Carol, Hawk Madrone, Janice La Verne Baker et bien d’autres habitantes des Lands.
Les explications sont suffisantes. J’entends par là que ce livre n’exige pas de connaissances particulières au préalable sur le féminisme, sur la situation politique et/ou sociale aux Etats-Unis pendant les décennies concernées, les mouvements féminismes et lesbiens existants alors, etc. Les événements sont remis dans leur contexte.
Les illustrations, documents d’archives, témoignent de leur ingéniosité et de la manière dont elles se sont adaptées à un mode de vie pas toujours facile. Photographies, croquis et dessins permettent de découvrir les fondatrices dans leur vie quotidienne ainsi que leurs terres.

J’ai eu un gros coup de cœur pour ce livre. J’ignorais totalement l’existence de telles terres de femmes dans le monde. Le sujet m’a captivée et ces femmes m’ont fascinée. Le travail de Françoise Flamant est vraiment très complet.

Ce livre nous raconte la démarche passionnante menée par ces femmes dans les années 1970 et pousse à la réflexion sur notre quotidien ou nos propres combats. Bienvenue sur les traces d’une utopie.

« Les plus radicales [féministes] estimèrent toutefois assez vite que se mobiliser pour obtenir des mesures réformistes et l’abrogation de certains privilèges masculins avait tout d’un combat de Sisyphe éternellement recommencé. D’où ce rêve qu’une autre vie était souhaitable et possible, ailleurs et maintenant. L’option séparatiste marquait une rupture dans le temps historique et patriarcal. Celles qui s’y engagèrent tenaient un même discours : « Stop au monde tel qu’il est, à son évolution, à ces jeux politiques et sociaux. Nous n’y participons plus ; nous lâchons le cours de l’histoire, car quelque chose ne va pas, quelque chose manque : nous. » »

« Cette identification fusionnelle avec la nature devint passion. Jean [Mountaingrove] écrivait dans le premier numéro de WomanSpirit :

— « La nature est devenue mon aimée. Je veux m’accorder à ses rythmes et à ses chemins. Je me vois évoluer comme un arbre, avec ses racines et ses cimes. Je me tiens ferme à l’extérieur, délicate à l’intérieur. Quand j’embrasse l’arbre, je m’embrasse. » »

 

Women’s Lands : construction d’une utopie : Oregon, USA 1970-2010, Françoise Flamant. Editions iXe, coll. Fonctions dérivées, 2015. 253 pages.