Le complexe d’Eden Bellwether, de Benjamin Wood (2012)

Le complexe d'Eden Bellwether (couverture)Traversant un campus en rentrant du travail, Oscar est attiré dans une chapelle par la musique de l’orgue. Celle-ci, hypnotique, s’empare de lui. Ce soir-là, il rencontre Iris et son frère, Eden, le mystérieux organiste. En entrant dans leur cercle d’amis, Oscar va découvrir les étranges théories d’Eden sur les pouvoirs de guérison de l’orgue et de la musique baroque.

Avec ce premier roman, Benjamin Wood a su m’entraîner dans un domaine que j’apprécie, celui de la folie et des névroses. Surtout lorsque, comme dans ce roman, les choses ne sont pas si tranchées. L’aliénation flirte avec le génie (cela dit, à quel point sont-ils dissociables ?) dans ce récit qui se penche également sur le sujet de l’hypnose et de la musicothérapie. Tout cela crée une ambiance parfois trouble qui bouscule et interroge.
Arrivée à la fin du roman, je me disais que j’en attendais plus – sans réellement savoir ce que recouvre ce fameux plus, davantage de manipulation machiavélique peut-être – et, à la réflexion, j’en suis tout de même satisfaite. On reste à un niveau crédible, réaliste, à l’image des personnages. L’auteur ne s’est pas lancé dans un thriller effréné, mais dans une histoire humaine et touchante, avec des personnages bien construits aux caractères complexes et crédibles, fluctuants selon les moments, comme dans la vraie vie, un récit qui n’est pas exempt de suspense pour autant.

Au fil de ma lecture, j’ai énormément été poussée par la curiosité. L’auteur ouvre des portes et on attend de voir où elles vont mener. Je constate que les quelques notes prises pendant la lecture tiennent essentiellement en questions sur des détails apparemment anodins mais auxquels j’attendais une réponse.
La fin de l’histoire étant dévoilée dans le prélude, cela fait naître non pas l’envie de savoir comment les choses vont tourner – mal, on le sait dès la première page –, mais quel a été le chemin emprunté pour aboutir à cette tragédie.
C’est un livre que j’ai dévoré. Je l’ouvrais et, lorsque je m’arrêtais de lire, j’avais lu peu ou prou une centaine de pages.  C’est un roman qui m’a absorbée, m’attrapant par mon désir de réponses et par une plume qui, sans être exceptionnelle, est d’une grande fluidité.

Nous vivons cette histoire par les yeux d’Oscar, personnage auquel il est aisé de s’identifier. Gentil, humble, intelligent, simple, Oscar est relativement neutre parmi les fortes personnalités qui l’entourent. Deux mondes se rencontrent, s’apprivoisent, se choquent parfois. D’un côté, les Bellwether sont riches, cultivés, aristocratiques, pieux et, ayant suivi ou suivant actuellement de longues études payées par l’héritage familial dans de prestigieux établissements, ils sont loquaces, parlent bien, n’hésitent pas à exprimer leurs idées. De l’autre, Oscar vient d’un milieu plus modeste où l’on préférait la télévision aux livres, il est athée et, bien qu’il soit jeune, il travaille depuis quelques années déjà, poussé par la nécessité de gagner sa vie et le besoin d’indépendance.
L’histoire se déroule en 2003 (les dates sont mentionnées et des éléments, comme les téléphones, viennent rappeler que nous sommes dans les années 2000) et pourtant, il y a quelque chose de désuet dans l’atmosphère de ce roman. Cela s’explique sans doute par cette intrigue qui traverse de vieux colleges de Cambridge, une grande maison de maître, de jolis salons de thé distingués et une maison de retraite. Eden, Iris et leurs amis ont eux-mêmes un côté hors du monde moderne, que ce soit par leur langage, leur éducation, leur rapport détaché à l’argent.

Pour un premier roman, Le complexe d’Eden Bellwether est très réussi et prometteur. Ce n’est pas un coup de cœur, mais une lecture très sympathique. L’intrigue et les personnages sont intéressants et creusés, mais il y a un petit quelque chose dans le traitement de l’histoire qui pêche un peu. Je m’attendais probablement à être un peu plus captivée, à être davantage prise émotionnellement par le récit.
En fait, je me dis que ma critique doit sembler contradictoire, entre « j’ai été absorbée », « je n’ai pas été captivée »… Essayons de clarifier les choses. La lecture est facile et rapide, pas de problème de longueurs pour moi. La fin annoncée et les détails intrigants laissés ici et là poussent à lire plus pour savoir tout ce qui s’est passé. Mais il m’a manqué un soupçon de fascination pour en faire une lecture réellement marquante.

(En plus, j’ai découvert le mot qui désigne l’odeur de la terre après la pluie. Pétrichor. Me voilà plus instruite et dispensée de toujours dire « l’odeur de la terre après la pluie ».)

« J’ai beaucoup écrit sur l’espoir. Ma théorie est que l’espoir est une forme de folie. Une folie bénigne, certes, mais une folie tout de même. En tant que superstition irrationnelle, miroirs brisés et compagnie, l’espoir ne se fonde sur aucune espèce de logique, ce n’est qu’un optimisme débridé dont le seul fondement est la foi en des phénomènes qui échappent à notre contrôle. »

« Plus la musique déferlait sur lui, plus il se sentait triste, car il pouvait aussi bien imaginer Eden tenir l’orgue dans une magnifique cathédrale comme Saint-Paul ou Notre-Dame, que l’imaginer interné dans un service psychiatrique aux murs blancs, pianotant des toccatas silencieuses sur l’appui d’une fenêtre. »

« Pour ceux qui ont la foi, aucune explication n’est nécessaire. Pour ceux qui ne l’ont pas, aucune explication n’est possible. »

Le complexe d’Eden Bellwether, Benjamin Wood. Le Livre de Poche, 2017 (2012 pour l’édition originale. Editions Zulma, 2014, pour la traduction française). Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Renaud Morin. 571 pages.

Shining, de Stephen King (1977)

Shining (couverture)L’Overlook est un hôtel de luxe nichée dans les Rocheuses. Mais la neige le rend inaccessible l’hiver et, fermant au public, il n’est habité plus que par le gardien. Jack Torrance, fraîchement engagé, s’y installe donc avec sa femme, Wendy, et son fils, Danny. Alcoolique et écrivain raté, il voit en cette retraite l’occasion d’un nouveau départ, mais Danny, détenteur d’un Don lui permettant de voir et comprendre ce qui est invisible pour les autres, pressent que cet hôtel est possédé par quelque chose de maléfique.

Depuis ma lecture de Ça, j’étais bien décidée à tenter d’autres Stephen King et, suite aux enthousiastes chroniques de Maned Wolf et d’Alec, nous avons décidé, Mimine et moi, de leur emboîter le pas à la découverte de l’Overlook. Je vous invite donc à aller vite vite lire la critique de Charmant petit monstre.

J’avais vu le film il y a des années, j’en gardais quelques images et un très mauvais souvenir. Après l’avoir revu suite à ma lecture, je tempère un peu : ce n’est pas un mauvais film en soi, mais il est nettement en deçà du roman et n’a parfois rien à voir avec ce dernier.
La psychologie des personnages passe globalement à la trappe (alors que, comme on va le voir, c’est l’un de mes principaux plaisirs du livre) et Stanley Kubrick semble avoir préféré imaginer des scènes plus sanglantes que celles décrites dans le roman. (En outre, avoir remplacé le maillet de roque par une hache est très décevant, le second n’ayant pas l’originalité du premier que je trouve, de plus, davantage impressionnant.) Enfin, les acteurs se complètent, Shelley Duvall étant aussi insupportable et cruche que Jack Nicholson est génial (avec la tête de fou qui convient).

Comme dans Ça, l’auteur offre une vraie profondeur psychologique à ses personnages et c’est ce qui rend le roman passionnant. Les variations de comportement sont subtiles et progressives : une pointe de doute, un zeste de peur, un soupçon d’agacement envers les autres, une goutte de paranoïa… et l’ambiance devient peu à peu véritablement oppressante. De plus, les changements de points de vue nous permettent d’analyser la situation par les yeux des trois membres de la famille pour lesquels Stephen King ne montre d’ailleurs pas la moindre trace de jugement.
Il ne condamne pas Jack pour son alcoolisme ou ses accès de colère et nous le présente également comme un père et un mari très aimant, comme un homme qui tente désespérément de s’améliorer et préserver la part de bonté qui est en lui. Cette dualité le rend impossible à détester ou à mépriser totalement. Wendy, quant à elle, cette Wendy qui m’avait tant irritée dans le film, certes, elle peut paraître faible au premier abord, mais quand son fils sera en danger, elle fera tout pour le protéger. Les aperçus du passé familial brutal de Jack et de la manipulation que subit Wendy de la part de sa mère sont tant d’autres éléments qui enrichissent la psyché des personnages, nous offrant des pistes pour comprendre ces personnages brisés, usés. Enfin, il y a Danny, petit garçon de cinq ans, d’une maturité anormale. Son Don lui permet de connaître les êtres humains avec une acuité stupéfiante et son hypersensibilité lui fait appréhender le premier la malfaisance qui émane de l’hôtel. Certes, son sérieux est quelque fois inquiétant, d’autant plus quand il est soudainement contrasté par une réflexion toute enfantine, mais il n’en reste pas moins un être touchant.
Je me suis vraiment attachée aux Torrance, cette famille qui tente vainement de résister, de rester soudée, mais qui est condamnée à exploser dans la folie et le sang.

Dans le roman, le plus terrible des ennemis n’est pas vraiment Jack, mais l’hôtel. Certes, usant de Jack comme d’une marionnette, il en fait une arme effrayante, mais bien moins que ce palace aux chambres truffées de cadavres et aux couloirs résonnant d’un perpétuel bal masqué. Le suspense est distillé au compte-goutte : un ascenseur qui se met en marche tout seul, des buis en forme d’animaux qui se déplacent, une fête, des murmures… Le tout est très habile, tout comme l’apparition progressive de la folie. Il n’en fait pas des tonnes pour créer une tension. D’autre part, l’appréhension de ce qui va – peut-être ou peut-être pas – se passer se révèle beaucoup plus efficace que l’horreur de tel ou tel événement.

De même, savoir – plus ou moins car je n’avais plus tous les détails en tête – ce qu’il se passe à la fin n’a fait qu’amplifier l’atmosphère pesante du roman. Stephen King joue sur le contraste entre les parents Torrance qui espèrent que ce boulot sera un nouveau et heureux départ pour leur famille et les petits détails louches qui nous font douter que ce sera le cas (outre le fait qu’on est dans un Stephen King et qu’on a tous une certaine connaissance de l’histoire). Le quotidien se retrouve bousculé par des éclats de surnaturel, des détails dont on peut douter – paranoïa, hallucinations, petite fatigue ? –, des événements qui deviennent de plus en plus importants, de plus en plus fréquents, de plus en plus réels. De l’inquiétude à la peur paralysante en passant par la fascination morbide, Stephen King nous fait passer par tout un spectre d’appréhensions et de terreurs.

L’atmosphère angoissante, l’horreur psychologique, les personnages complexes, l’écriture à la fois prenante, visuelle et riche en petits détails qui la rendent si addictive, et surtout ce quatrième personnage du roman : l’Overlook. Demeure hantée, palace vivant, cette entité diabolique, cruelle et manipulatrice, dotée d’un immense potentiel horrifique, m’a totalement happée. Sans appeler ça de la peur, j’avoue que la tension m’a parfois gagnée, ce qui n’a fait qu’augmenter mon plaisir de lecture.

« (J’ai cru voir des choses, de vilaines choses… promets-moi de ne jamais y mettre les pieds.)
(Je te le promets.)
Une promesse, évidemment, ne se faisait pas à la légère. Mais il n’arrivait pas à contenir sa curiosité ; elle le tourmentait, le démangeait comme une urticaire mal placée qu’on n’arrive pas à gratter. C’était une curiosité morbide, celle qui nous pousse à regarder entre nos doigts pendant les scènes d’horreur au cinéma. Seulement ce qui se trouvait derrière cette porte n’était pas du cinéma. »

« En se glissant derrière le volant de la camionnette, Jack se dit que, malgré la fascination que l’Overlook exerçait sur lui, il ne l’aimait pas beaucoup. Il n’était pas sûr que cet endroit leur fît du bien, à aucun d’eux. C’était peut-être pour ça qu’il avait téléphoné à Ullman.
Pour qu’on le renvoie avant qu’il ne soit trop tard. »

« En tendant l’oreille il pouvait saisir les mille bruits à peine perceptibles qui commençaient à emplir l’Overlook, effrayant palais des mystères où toutes les attractions se terminaient par la mort, où les monstres de carton-pâte étaient bel et bien vivants, où les buis taillés se mettaient soudain à bouger, où une petite clef d’argent animait des marionnettes obscènes. Ses esprits, ses fantômes soupiraient, chuchotaient inlassablement, comme le vent d’hiver autour du toit. »

Shining, Stephen King. Le Livre de Poche, 2013 (1977 pour l’édition originale. Editions JC Lattès, 1979, pour la première édition française.). Traduit de l’anglais (Etats-Unis). 574 pages.

Challenge Les 4 éléments – L’eau :
un récit dans le froid

K-Cendres, d’Antoine Dole (2011)

K-Cendres (couverture)Après des années passées enfermée dans un hôpital psychiatrique, Alexandra est devenue une star du rap. Utilisant son corps comme percussions, elle crache ses paroles devant des fans fascinés. Parfois, une chanson improvisée sort de sa bouche, prophétie annonçant la mort. K-Cendres est incontrôlable, ce qui ne laisse pas d’inquiéter les membres de son label, 3fall.

Jusque-là, tout ce que j’avais lu d’Antoine Dole était l’album Le monstre du placard existe et je vais vous le prouver. Avec ce roman, ce qui m’a tout de suite saisie, c’est la plume nerveuse de son auteur. La voix brûlante et meurtrie de K-Cendres. Une prose torturée, enragée. Le texte est musical, rythmé par une sombre musique. Parfois morbide, parfois démente, elle nous emporte. Les seules butées à ma lecture, les mots de verlan, un langage que je ne maîtrise pas et qui me bloque toujours.

Des mots qui épousent la personnalité brisée d’Alexandra. Enfant de l’HP élevée dans les médocs, elle est sans cesse au bord du gouffre, scarifications, hallucinations, creuset de toutes les psychoses et les névroses du monde. L’écriture est vivante et nous fait ressentir la douleur d’Alexandra, douleur psychique qu’elle tente souvent de faire disparaître sous la douleur physique. On s’interroge parfois : est-elle prophète ou folle ou les deux ? Quoi qu’il en soit, comme la prophétesse grecque Cassandre, elle semble condamnée à ne jamais être crue.

Les personnages qui gravitent autour de la chanteuse sont manipulateurs et antipathiques – à l’exception de Marcus, le garde du corps déchiré entre son inquiétude pour Alexandra et le besoin d’argent. Pour eux, Alexandra, la personne en miettes n’existe pas, elle n’est que K-Cendres, la poule aux œufs d’or qu’il faut exploiter au maximum quitte à recourir aux pires stratagèmes. Aux commandes, Jaz le boss et Karine la chargée de communication… Avides de pouvoir, d’argent et de reconnaissance, tous deux se révèlent pathétiques sous le déguisement de gros durs.

En dépit de quelques longueurs et répétitions qui donnent parfois l’impression de tourner en rond, ce texte dans lequel souffrance et aliénation résonnent en chœur m’a bien malmenée, m’entraînant par sa poésie démente et captivante. C’est avant tout un livre qui se vit, qui se ressent plus qu’il ne s’explique et se dissèque.

« Alexandra, son père Noël est mort très tôt. La vie de famille, douce ou dure ou cotonneuse ou bordélique, elle ne l’a pas connue : seule la chimie lui a fabriqué une mémoire, par flashes furtifs. Alexandra, elle a craché ses premières règles au fond des futes en toile bleu ciel de l’HP, et ses premiers baisers ont valu à un gardien de nuit un licenciement pour faute grave.
Ce moment de déglingue où l’enfance bascule dans une jeunesse incandescente et douloureuse, elle est née dedans. N’en est jamais sortie. »

« Elle a travaillé son phrasé sans aucune idée de ce qu’elle faisait, à l’instinct et à la rage, en s’acharnant à poser un calque verbal sur ses flashes, à agencer dans l’air toutes ses solitudes. Les percussions corporelles amplifiaient son timbre et modulaient l’harmonie de sa voix. Les mots se sont cassés dans sa bouche, ont fait saigner ses lèvres, les mots lui ont entaillé le palais, si profondément qu’il fallait les cracher, question de vie ou de mort. Les phrases formées n’apaisaient rien, alors elle a scandé plus fort, sacrifié la douceur de sa voix, scarifié les nuances de ses pensées, elle a fracturé les syllabes, piétiné le langage, elle a tout brisé, tout ce que les profs bénévoles de l’hôpital lui avaient enseigné, pour que les mots épousent purement et seulement la douleur, la peine et la souffrance. Elle a tout recréé. Son flow s’est construit à partir des fracas du monde tel qu’elle le connaissait depuis toujours. »

K-Cendres, Antoine Dole. Sarbacane, coll. Exprim’, 2011. 185 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – Son Dernier Coup d’Archer :
lire un livre dans lequel la musique a une place importante

Blast, tomes 1 à 4, de Manu Larcenet (2009-2014)

Polza Mancini est en garde-vue, interrogé pour ce qu’il a fait à une dénommée Carole Oudinot. Il commence à dérouler le fil de son histoire à partir de la mort de son père pour que les deux policiers chargés de l’enquête puissent le comprendre. Et comprendre le blast. Les quatre tomes mélangent ainsi les souvenirs de Polza et les échanges au cours de l’interrogatoire.

Comment parler de Blast ? Une chose est sûre : j’en parlerai mal. Il n’y a qu’une chose que vous pouvez faire (devez faire ?) : vous procurer ces BD et les lire.
Voilà, fin de la chronique !
Bon, je vais quand même essayer de vous dire deux-trois choses.

Blast, c’est…

C’est humain. Le regard sensible porté sur tous ceux qui sont à la marge de la société, sur leur difficulté, leur incapacité à se fondre dans une normalité qui, tout bien considéré, ne veut rien dire. Le cheminement de Polza qui ne peut que toucher et émouvoir. La réflexion passionnante sur une vie délivrée des règles de la communauté.

C’est violent. Psychologiquement. La souffrance humaine – le deuil, la haine de soi, la maladie – nous est projetée dans la figure. La psychologie de Polza est vraiment fouillée même s’il nous reste toujours inaccessible. Sans aucun doute, cette lecture est une bonne grosse claque dont on ne sort pas vraiment le cœur joyeux.

C’est violent (bis). Physiquement. Entre les meurtres et les autres agressions, c’est parfois un peu glauque. Et ça peut mettre mal à l’aise, même si, finalement, peu de choses sont montrées frontalement.

C’est oppressant. Polza m’a étouffée. J’étais à la fois curieuse, intéressée, compatissante et rebutée par ce personnage atypique et perturbant. Est-il fou ? Est-il génial ? Expérimente-t-il de véritables transes ou n’est-il qu’un psychopathe ? Comme le dit l’un des policiers à la fin, une chose est sûre : il est intelligent. Et fascinant.

C’est organique. Comme la grasse carcasse de Polza, comme les fluides qui s’écoulent hors des corps, comme la forêt bruissante et grouillante, comme la souffrance, comme la liberté.

C’est beau. Les dessins, sombres. Les visages, fermés. Les gros plans. Le trait de Larcenet parfois flou, parfois criant de réalisme. Tout cela me parle, me touche, me transperce.

C’est innovant. Le mélange des styles. Aux illustrations noires de Larcenet se mêlent des dessins d’enfants et des collages. Les dessins d’enfants sont les seules touches de couleurs dans cet océan de noir et blanc. Figurant le blast, ils offrent une légèreté rafraîchissante, une originalité unique, une imagination folle comme seuls les enfants savent le faire. Les utiliser de cette façon est une idée géniale. Quant aux collages, sortis de l’esprit malade de Roland, ils sont d’un ridicule qui va jusqu’au dérangeant.

C’est malin. La fin du quatrième tome nous pousse à refeuilleter les trois premiers. Pas parce qu’un retournement de situation bouleverse toute notre vision des choses. Juste parce que les deux policiers nous proposent la leur. Une autre manière de considérer l’histoire de Polza.

C’est aussi poétique, contemplatif, viscéral, unique. Bref, en deux mots comme en cent, c’est une tuerie ! Polza était soufflé par le blast et moi, j’ai été pulvérisée par Blast.

« Il faut se méfier de la chose écrite. Au-delà de sa noblesse, elle ne reflète toujours que la vérité de celui qui tient le crayon. »

Blast, tome 1 : Grasse Carcasse, Manu Larcenet. Dargaud, 2009. 204 pages.
Blast, tome 2 : L’Apocalypse selon Saint Jacky, Manu Larcenet. Dargaud, 2011. 204 pages.
Blast, tome 3 : La tête la première, Manu Larcenet. Dargaud, 2012. 204 pages.
Blast, tome 4 : Pourvu que les bouddhistes se trompent, Manu Larcenet. Dargaud, 2014. 204 pages.

L’étrange disparition d’Esme Lennox, de Maggie O’Farrell (2006)

L_étrange disparition d_Esme Lennox (couverture)Quand Iris apprend qu’elle est responsable d’une vieille dame enfermée depuis plus de soixante ans dans un asile qui ferme ses portes, c’est un choc. Jamais le nom de cette grand-tante oubliée n’avait été prononcé devant elle. Sa mère, son frère adoptif, personne n’est au courant. Quant à sa grand-mère, Kitty, difficile de parler de quoi que ce soit avec cette vieille dame ravagée par la maladie d’Alzheimer. Avec Iris, Esme va découvrir une Ecosse qui a avancé sans elle et faire éclater de sombres secrets familiaux.

Voyage dans l’espace entre l’Inde et l’Angleterre, voyage dans le temps entre les années 1930 et 2010, c’est finalement un roman assez court, tout en flash-back et en souvenirs. Roman polyphonique aussi qui nous fait cheminer dans l’esprit indécis d’Iris, celui fixé sur le passé d’Esme et celui, fluctuant, de Kitty. La construction du roman fonctionne, la plume de l’autrice est agréable et l’on est rapidement pris par ces pages.

L’étrange disparition d’Esme Lennox est une histoire de famille avec ses secrets et ses conflits. Pas de grosse surprise cependant, l’intrigue est assez simple et les fameux secrets se devinent en moins de cinquante pages. Toutefois, la psychologie fouillée des personnages permet à la sauce de prendre en dépit de la tournure prévisible rapidement adoptée par le récit.
La modernité d’Iris et de son frère offre un contraste saisissant avec la mentalité prude et stricte ayant dominé l’enfance d’Esme et Kitty.
Quant à Esme, elle est un personnage fascinant. Petite fille rebelle, jeune femme recherchant la liberté et l’indépendance, notamment à travers les études, fuyant la bonne société, les bonnes manières et les politesses que sa mère tente désespérément de lui inculquer (ayant écrit les deux critiques avec peu d’intervalle, elle se confondait d’ailleurs un peu dans mon esprit avec la petite Charity aussi sauvage qu’elle). C’est un personnage qui m’a été rapidement sympathique. Comme Charity, elle aurait sans doute pu faire de belles choses de sa vie si on ne lui avait pas coupé les ailes avant ces dix-ans en l’enfermant dans une cage.

L’autrice cite deux livres qui lui ont été utiles pour forger le destin d’Esme : The Female Malady : Women, Madness and English Culture et Sanity, Madness and the Family. Probablement deux ouvrages forts intéressants, mais révoltants. J’ai été indignée du sort d’Esme, or ce type d’internement totalement abusif et injustifié est basé sur des histoires vraies. Une simple demande de la famille et hop, une vie volée ! Une vie volée à laquelle s’ajoutent diverses tortures, pour la seule raison qu’elles ne rentraient pas dans la norme, qu’elles n’étaient pas celles dont leurs parents rêvaient, qu’elles dérangeaient.

Un drame familial sombre, sensible et triste, mais traitée avec sobriété. La solitude, le souvenir, la folie, la famille, tout cela se mêle dans une histoire pleine d’humanité qui se dévore d’une seule traite.

« Un œil clairvoyant voit dans une grande Folie
Une divine Raison
Trop de Raison – et c’est l’extrême Folie –
Cette Règle prévaut
Dans ce domaine comme en Tout –
Consentez – et vous êtes sain d’esprit –
Contestez – et aussitôt vous êtes dangereux –
Et mis aux fers – »

Emily Dickinson, exergue du roman

« Nous ne sommes que des vaisseaux par lesquels circulent nos identités, songe Esme : on nous transmet des traits, des gestes, des habitudes, et nous les transmettons à notre tour. Rien ne nous appartient en propre. Nous venons au monde en tant qu’anagrammes de nos ancêtres. »

L’étrange disparition d’Esme Lennox, Maggie O’Farrell. Editions 10/18, 2009 (2006 pour l’édition originale. Editions Belfond, 2008, pour l’édition française en grand format). Traduit de l’anglais (Royaume-Unis) par Michèle Valencia. 231 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – Charles August Milverton :
lire un livre dont le titre comporte un nom et un prénom