La figurante, d’Avraham B. Yehoshua (2016)

La figurante (couverture)A 42 ans, Noga – prénom qui signifie Vénus en hébreu – est une harpiste de l’Orchestre municipal d’Arnhem aux Pays-Bas. Un jour, un mail de son frère la prie de revenir dans son pays natal, Israël, pendant trois mois. Sa mère, veuve depuis peu, doit faire un essai dans une maison de retraite de Tel-Aviv et quelqu’un doit garder l’appartement de Jérusalem pendant ce temps. Pour l’occuper au cours de ces semaines loin de son instrument adoré, son frère lui propose des petits rôles de figurante dans des films, des séries et même dans un opéra.

De nombreux personnages entourent Noga et peuplent son nouveau quotidien : sa mère et son frère bien sûr, mais aussi Eléazar, un « éternel figurant » bègue dont tout le monde connaît le visage, un ancien juge de paix à la silhouette débonnaire et deux enfants qui ne cessent de s’introduire chez elle pour regarder la télévision, interdite chez eux : Youda Tsvi, fils d’un copain d’enfance depuis longtemps perdu de vue, et le petit Tsadik, descendant d’une dynastie hassidique.

Mais l’essai de sa mère se transforme vite en essai pour Noga aussi. En retournant dans l’appartement de son enfance, elle se retrouve confrontée à son passé, à ses choix. Ce passé se matérialisera de plus en plus jusqu’à l’apparition d’Ourya, son ex-mari qui l’a quittée plusieurs années auparavant car elle ne voulait pas d’enfant.

Face à ce pays qui évolue, à ce quartier hiérosolymitain à présent fortement habité par les orthodoxes (« une majorité » qui « affichait les exigences d’une majorité »), une certaine curiosité renaît en elle et la pousse à redécouvrir ce qu’elle avait oublié dans son exil.

J’ai beaucoup aimé Noga, ses doutes, ses certitudes, ses désirs. Elle n’a pas quitté son pays pour des raisons politiques, mais pour trouver une place de harpiste dans un véritable orchestre. Elle est aussi très secrète. Mais trop longtemps, elle semble en retrait, comme si elle n’était qu’une figurante dans sa propre vie. Il lui faut mettre un point final à son histoire inachevée avec Ourya pour qu’elle puisse enfin devenir pleinement elle-même. C’est un beau portrait que trace Avraham B. Yehoshua : Noga éclipse tous les autres personnages jusqu’à la fin du roman où, au son de La Mer de Debussy, elle brille enfin comme la planète dont elle porte le nom.

Un beau roman, très sensible, portée par une belle héroïne.

 

« Concentrée sur les cordes bleues et rouges, elle s’étonne de la manière dont l’œuvre naît avec précision sous ses doigts, sans une fausse note, sans un oubli. De temps à autre, elle lève le regard, par habitude, vers le pupitre vide du chef d’orchestre, comme si elle oubliait qu’il ne s’agissait pas d’une œuvre pour orchestre et qu’aucun orchestre ne jouait avec elle. »

« Chaque minute passée ici est un donc du Ciel : elle songe déjà à la manière dont elle divertira ses camarades de l’orchestre par le récit des incidents piquants de cette figuration merveilleuse mais, entre-temps, elle presse son âne pour qu’il tire la charrette des enfants jusque sur la butte et, là, malgré le tonnerre de la musique et l’écho des percussions, elle réussit à distinguer la modeste partition de la harpe dans l’ensemble orchestral. »

« Repousser Ourya avec une telle énergie mêlée d’affolement dans la chambre d’hôpital ne l’a-t-il pas définitivement découragé ? Ou alors, serait-ce sa propre présomption qui lui fait croire que son ex-époux rumine encore cet « amour d’antan qui saigne toujours » ? Et même si, de son côté, Ourya s’obstinait, comment pourrait-il savoir que son temps est compté et que, dans quelques jours, elle sera hors de portée ? Saisie d’une brusque frayeur, elle veut appeler son frère qui l’a entraînée dans une telle tourmente, tout en étant consciente que ce dernier est capable de la déstabiliser encore plus. »

« C’est ainsi que ton amour me séduisait et commençait à m’emprisonner tout à la fois. Et ce n’était pas par jalousie, même si, parfois, elle éclatait : cela t’était naturel, comme ma propre jalousie l’était, car sans elle aucun amour n’est authentique. Mais, toi, avec ta délicatesse et ta tendresse – et ma propre complicité –, tu commençais à m’avaler. »

La figurante, Avraham B. Yehoshua. Grasset, 2016 (2014 pour la version originale). Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche. 398 pages.

 

Liens de sang, de Yves H. (scénario) et Hermann (dessins) (2000)

Liens de sang (couverture)Sam Leighton quitte sa campagne pour la métropole et travaille à la criminelle. Meurtres en série, mystérieuse chanteuse, parrain de la mafia, il se met en tête de découvrir faire tomber le big boss, Joe Beaumont que personne n’a vu depuis vingt ans. Pour cela, il se lie avec un détective privé du nom de Philip Meadows (Philip Meadows Taylor, romancier et administrateur de l’Inde au XIXe siècle, a travaillé dans un bureau d’investigation criminelle luttant contre une puissante société secrète, les Thugs. Anecdote en passant…).

 

Liens de sang emprunte beaucoup au film noir américain. Dans une ville des années 1950 gangrenée par le crime et la corruption évolue des détectives et flics au passé sombre ou au comportement trouble. Silhouette au coin des rues, imper, visage dissimulé sous les larges bords d’un chapeau, clope rougeoyante au bec. Mais le tableau ne serait pas complet sans la femme fatale pour leur faire perdre la tête… La nuit et la pluie enveloppe l’album d’un rideau noir de violence et de mort.

Qui est-il ? Telle est la question que le lecteur peut se poser à propos de chaque personnage. Quelle est leur relation ? Entre complexe d’Œdipe et mensonges familiaux, cette BD se complexifie à chaque page. Quant à Joe Beaumont, qui est-il ? Existe-t-il vraiment ? Est-il le Diable ?

 

Je suis toutefois restée perplexe par moments et, par deux fois, j’ai fini par décrocher de ce scénario un peu trop tarabiscoté. Cinquante-six pages est peut-être un format trop court pour ce type d’histoire.

Nouvelle collaboration pour Hermann et Yves Huppen, les dessins du père sont une excellente mise en scène pour le scénario du fils. Sans fioriture, il plante efficacement décors et protagonistes. Pourtant, je n’accroche décidément pas au style d’Hermann même si je peux comprendre ce qui peut plaire.

Difficile de qualifier Liens de sang de bon ou mauvais, mais il s’agit sans nul doute la plus complexe des BD « Signé » lues et critiquées jusqu’à présent.

« Joe… c’est l’homme le plus riche et puissant de la ville et même au-delà. Il se fait que personne ne l’a vu depuis vingt ans. Un vrai mystère. Alors, il se raconte des choses. Rumeurs ou vérités ? Il est devenu un mythe. »

Liens de sang, Yves H. (scénario) et Hermann (dessins). Le Lombard, coll. Signé, 2012 (2000 pour la première édition). 56 pages.

Les autres BD « Signé » :