Le talent est une fiction : déconstruire les mythes de la réussite et du mérite, de Samah Karaki (2023)

Le talent est une fictionJuste après avoir découvert cet essai grâce à Guillaume Meurice, j’ai eu le plaisir de le voir dans la dernière Masse critique Babelio spéciale non-fiction, et le plaisir plus grand encore d’être choisie pour le lire.

Cet essai déboulonne les croyances liées au talent et aux réalisations apparemment sorties de nulle part des grands artistes, sportifs ou scientifiques : parmi les mythes les plus courants, ceux selon lesquels le talent et le succès se cacheraient dans un gène particulier, ou dans un travail individuel acharné, ou dans la maxime « quand on veut, on peut ». Mais ce que montre Samah Karaki au travers de multiples études interdisciplinaires et des évolutions des connaissances (notamment en générique ou en neurosciences) est le rôle crucial, l’impact capital, des déterminismes sociaux, économiques, culturels ou même géographiques.
Elle expose comment ces postulats ont permis – et permettent encore – de justifier la domination des riches, des hommes et des Blancs, comment la biologie a été instrumentalisée pour justifier des thèses racistes, sexistes, essentialistes. Au fil des décennies, les tests de QI ont été utilisé pour « prouver » des tests racistes, la méritocratie a facilité la culpabilisation des classes modestes en les mettant face à une supposé responsabilité dans leur place sociale, les biographies des « génies » ont été écrites de manière à atténuer l’importance d’avantages indéniables en terme d’accompagnement, d’exposition précoce, d’éducation, de ressources, d’opportunités. Et malgré des preuves scientifiques, certaines idées reçues ont la vie dure et continuent de nourrir le sexisme, le racisme ou les inégalités sociales et, par-là, des stéréotypes qui pèsent lourd dans la réalisation de soi et l’accès à la reconnaissance.

L’idée n’est pas de nier les succès, de dénigrer les performances impressionnantes, mais simplement de reconnaître ce qui a permis à leurs auteurs et autrices de les créer, de les accomplir, et de ne plus évaluer la valeur individuelle de chacun à l’aune de ses succès.
De même, l’autrice invite à repenser le système scolaire et universitaire pour valoriser les intelligences diverses et non seulement les parcours millimétrés au sein des grandes écoles, récompensés par certains diplômes plutôt que d’autres, qui reproduisent indéfiniment le même schéma. Elle prône ainsi des projets collectifs pour repenser notre rapport au succès et à la compétition perpétuelle au profit de l’apprentissage pour soi (et non pour battre et dominer) et du plaisir, autorisant ainsi la liberté de ne pas exceller. Elle souligne l’importance de reconnaître enfin la diversité des intelligences, des parcours, des chances et des ambitions personnelles.

Un essai passionnant, d’une fluidité qui le rend agréable à lire (étant donné que je lis peu d’essais, je reconnais que ça reste important pour moi). À titre personnel, j’y ai trouvé des pistes de réflexion qui ont amené des prises de conscience, ainsi qu’une forme de soulagement à lire ces propos intelligents et étonnamment libérateurs.

Pour celles et ceux qui voudront creuser le sujet, le livre s’appuie sur une riche bibliographie d’ouvrages et publications scientifiques.

« La mesure de l’intelligence devient dès lors une façon de convaincre une personne de sa propre valeur sociale, d’amener les gens à accepter la position particulière qu’ils occupent dans la société, de les convaincre que celle-ci est le reflet de leur mérite individuel. « Il n’y a pas de stabilisateur de classe sociale plus fort, au sein d’un système de classe sociale hiérarchiquement ordonné, que la croyance, de la part de la classe inférieure, que sa place dans la vie n’est vraiment pas arbitrairement déterminée par le privilège, le statut, la richesse et le pouvoir, mais est une conséquence du mérite, distribué de manière équitable », déclare [l’historien Clarence] Karier. »

« L’idée ici est que derrière ce qui peut nous apparaître comme un accomplissement mystique, il existe des déclencheurs, des inspirations, de petites avancées qui améliorent la réalisation d’une œuvre. Et que ces innovations sont tout aussi passionnantes que l’idée du génie des grands maîtres. »

« Ce phénomène, consistant à blâmer l’individu plutôt que les structures, se détourne des problèmes politiques, économiques et sociaux plus larges et encourage les individus à se replier sur eux-mêmes et à travailler sur leurs mindsets comme moyen d’atteindre la meilleure version d’eux-mêmes. Cela renforce l’idée selon laquelle « le travail acharné est synonyme de succès », tout en ignorant tous les obstacles qui dictent où vous vous situez sur la ligne de départ vers le succès. L’état d’esprit, le mindset, le développement personnel renforcent ainsi de puissantes idéologies et mythes culturels sur le caractère individuel en supposant que le caractère et les comportements individuels sont principalement ou uniquement la source du succès et de l’échec. »

« Clairement, croire à notre talent et à notre mérite ne semble pas nous rendre plus ouverts à la réalité des autres. Plus nous nous considérons comme autodidactes et autosuffisants, moins nous devenons susceptibles de nous soucier du sort de ceux qui ont moins de chance et de privilèges que nous. Cela finit par nous rendre largement aveugles aux barrières structurelles, scolaires, culturelles et sociales auxquelles se heurtent les personnes qui échouent. La hiérarchie de la réussite devient une hiérarchie du respect social n’accordant la dignité qu’à ceux qui sont au sommet en venant valider la toute-puissance de la volonté et du libre arbitre de ceux qui réussissent malgré les obstacles. La société méritocratique laisse peu de place à la distinction entre réussite et estime sociale. »

« La course au succès paraît plus une course de relais dans laquelle nous héritons des positions de départ de nos parents. »

Le talent est une fiction : déconstruire les mythes de la réussite et du mérite, Samah Karaki. Éditions JC Lattès, coll. Nouveaux jours, 2023. 305 pages.

Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe, de Chimamanda Ngozi Adichie (2017)

Chère IjeaweleSecond essai de l’autrice nigériane, Chère Ijeawele est la réponse de Chimamanda Ngozi Adichie à une amie qui lui demande quelques conseils pour donner une éducation féministe à sa fille. Elle aborde la question sous divers angles, du rôle du père aux termes utilisés en passant par les jouets proposés, le mariage et le rapport au corps.

Dans Nous sommes tous des féministes, Chimamanda Ngozi Adichie conseillait déjà d’offrir aux enfants une éducation non sexiste qui serait positive et plus juste pour les filles comme pour les garçons. Elle creuse ici le sujet et nous offre quinze suggestions pleines de bon sens.

Evidemment, elle prêche une convaincue. Les vêtements bleus pour les uns, roses pour les autres, les jouets classés par sexe, les horripilants « parce que tu es une fille » comptent déjà parmi mes sujets de bataille et d’exaspération quotidienne. Mais il n’empêche, c’est tellement rassurant et plaisant de lire des ouvrages comme celui-ci, de se dire que des personnes vont le lire et peut-être changer de point de vue sur les femmes et sur l’éducation différenciée que reçoivent les filles et les garçons. Je me répète par rapport à ce que j’ai dit de Nous sommes tous des féministes, mais il faut que ce livre tombe entre le plus de mains possibles ! Il faut le faire lire à tout le monde, femmes et hommes, parents, futurs parents ou non car nous pouvons tous y trouver des idées pour améliorer la condition féminine.

En abordant la question du mariage, souvent présenté comme le plus grand achèvement de la vie d’une femme, elle aborde aussi les changements qu’il implique pour l’épouse et non pour le mari : le changement de nom de famille et de titre. Et elle m’a fait réfléchir sur le fameux débat « Madame/Mademoiselle ». J’avoue ne m’être jamais vraiment penchée sur la question, acceptant l’un comme l’autre sans trop réfléchir. Le Madame me donne un coup de vieux, mais le Mademoiselle – parfois entendu avec un ton bien condescendant et paternaliste au travail par ailleurs – me dit « Tu n’as pas atteint la sacro-sainte condition de femme mariée » (que je ne prévois d’ailleurs pas vraiment de connaître, cela signifie-t-il que je serais une Mademoiselle – sous-entendu une vieille fille, une pas-tout-à-fait-femme – toute ma vie ?). Pourquoi le statut marital d’une femme doit être connu de tous tandis qu’un homme sera appelé Monsieur toute sa vie ? C’est finalement très intrusif. Je n’en ferai peut-être pas mon cheval de bataille principal, mais les mots ont une importance et celui-là aussi.
Désolée pour ce pavé, mais il me permet de souligner le fait que ce petit livre amène à réfléchir, que l’on se considère déjà comme féministe ou pas, que l’on soit déjà informée ou pas.

S’exprimant avec un ton clair et enjoué, l’autrice utilise beaucoup d’exemples concrets tirés de son expérience personnelle. Si je les trouve passionnant car ils ancrent son manifeste dans le réel, j’apprécie également l’aperçu – très rapide évidemment – qu’ils donnent de la société nigériane et de la culture igbo, sujets auxquels je ne connais rien. Elle met en outre dans son livre beaucoup de bienveillance et d’optimisme : une véritable bouffée d’air frais.

Un petit livre percutant et inspirant qui devrait être offert et lu par tous et toutes pour voir le monde changer un peu.

« Je suis convaincue de l’urgence morale qu’il y a à nous atteler à imaginer ensemble une éducation différente pour nos enfants, pour tenter de créer un monde plus juste à l’égard des femmes et des hommes. »

 « En refusant d’imposer le carcan des rôles de genre aux jeunes enfants, nous leur laissons la latitude nécessaire pour se réaliser pleinement. Considère Chizalum comme une personne. Pas comme une fille qui devrait se comporter comme ci ou comme ça. Apprécie ses points forts ou ses faiblesses en tant qu’individu. Ne la compare pas à ce qu’une fille devrait être. Compare-la à ce qu’elle devrait être en donnant le meilleur d’elle-même. »

Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe, Chimamanda Ngozi Adichie. Gallimard, 2017 (2017 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Nigeria) par Marguerite Capelle. 77 pages.