Fahrenheit 451, de Ray Bradbury (1953)

FahrenheitComme Le meilleur des mondes – relu – et 1984 – à relire –, Fahrenheit 451 fait partie de ces classiques de la SF lus adolescente que je souhaitais redécouvrir pour raviver mes souvenirs.

Ce qui m’a surprise, c’est que Fahrenheit 451 est plus poétique que scientifique. La technologie n’est pas absente évidemment, elle monte le décor de la société futuriste et joue parfois un rôle important dans l’histoire, à l’image des écrans qui envahissent les salons ou du Limier, terrifiant chien-robot apparemment infaillible. Mais Bradbury prend le temps de poser des atmosphères, donne corps aux sensations et aux réflexions intérieures qui tiraillent le personnage principal, se laisse aller au lyrisme ; il use de multiples métaphores et comparaisons, la plus fréquente associant les livres à des oiseaux blessés, leurs pages déchirées à des ailes qui ne voleront plus. De même, l’image délicate de ces hommes-livres qui portent en eux, dans le secret de leur boîte crânienne, les textes devenus interdits.

Ce que j’ai apprécié, c’est que Bradbury ne pointe pas du doigt un régime dictatorial comme seul responsable des autodafés. Certes, le système s’en est emparé, les a institutionnalisés en réinventant le corps des pompiers devenus incendiaires, s’appuie dessus pour éviter la réflexion chez les gens. Cependant, ce serait trop facile de faire porter tout le blâme au régime en place, car c’est avant tout le nivellement vers le bas et un goût pour la culture de masse qui a rendu les livres indésirables, ainsi que le silence des intellectuels, la retenue des uns puis la peur des autres. Ainsi, à l’origine, ce sont les gens ordinaires et non pas ceux de pouvoir qui se sont détournés des livres, jugés trop complexes, trop fatigants, trop contradictoires, au profit de versions abrégées, de résumés, d’émissions télévisées, etc., ce qui nous mène à…

Ce qui m’a effarée, c’est évidemment cette dictature des écrans. Écrans omniprésents, toujours plus grands, toujours plus chers, toujours plus immersifs. Personnages abrutissants, publicités oppressantes, bavardages ineptes. Des cris, de la musique assommante, des couleurs éblouissantes. Le murmure permanent des Coquillages radio enfoncés dans les oreilles. Le sensationnalisme au détriment de la réflexion, accrocher l’attention qui se fait de plus en plus brève. L’esprit saturé, plus la place pour penser. Plonger dans une autre réalité, se créer une famille pixelisée. Loisirs kleenex, surconsommation sans effort, immédiateté souhaitée.
Les relations humaines s’effacent, les gens ne se regardent plus, se parlent encore moins. Il n’y a plus d’histoires communes. Le couple devient simple cohabitation, les enfants sont ignorés, laissés à d’autres, abrutis par les écrans comme leurs parents (« On les fourre dans le salon et on appuie sur le bouton. C’est comme la lessive : on enfourne le linge dans la machine et on claque le couvercle. »). La nature est oubliée, toute contemplation paisible est morte. Chacun se répète qu’il est heureux et tente d’oublier la vacuité de sa vie ; chacun sa recette, des émissions consternantes de bêtises aux excès de vitesse qui, une nuit, seront peut-être mortels, et sinon, il y a toujours le suicide, devenu banal. Paradoxalement, en dépit de la grande solitude de chacun et de leur surdité aux autres, la délation va bon train : on s’observe et on redoute l’autre, toute conversation menant au questionnement et tout comportement différent sont jugés suspects. Et, pendant ce temps, la guerre gronde et les bombes menacent entre les grandes puissances.
Face à ce néant, face à ce constat pessimiste, des rencontres peuvent heureusement tout changer et raviver la flamme de l’imagination, du rêve et de l’espoir.

Ce que je regrette, un seul détail : parmi tous les auteurs, poètes, penseurs et autres philosophes cités, pas une seule femme…

Fahrenheit 451 est un de ces romans d’anticipation indémodables. Même s’il n’est pas strictement devenu réalité, il reste glaçant et attristant de constater qu’il sait encore résonner avec notre époque, soixante-dix ans après avoir été écrit.
J’arrive à la fin de ma chronique et je m’aperçois que je n’ai rien dit sur le déroulement de l’intrigue, les personnages… à vous de les découvrir.

« Seigneur ! s’exclama Montag. Tous ces engins qui n’arrêtent pas de tournoyer dans le ciel ! Qu’est-ce que ces bombardiers fichent là-haut à chaque seconde de notre existence ? Pourquoi tout le monde refuse d’en parler ? On a déclenché et gagné deux guerres nucléaires depuis 1960. Est-ce parce qu’on s’amuse tellement chez nous qu’on a oublié le reste du monde ? Est-ce parce que nous sommes si riches et tous les autres si pauvres que nous nous en fichons éperdument ? Des bruits courent ; le monde meurt de faim, mais nous, nous mangeons à satiété. Est-ce vrai que le monde trime tandis que nous prenons du bon temps ? Est-ce pour cette raison qu’on nous hait tellement ? J’ai entendu les bruits qui courent là-dessus aussi, de temps en temps, depuis des années et des années. Sais-tu pourquoi ? Moi pas, ça, c’est sûr. Peut-être que les livres peuvent nous sortir un peu de cette caverne. Peut-être y a-t-il une chance qu’ils nous empêchent de commettre les mêmes erreurs insensées ! Ces pauvres crétins dans ton salon, je ne les entends jamais en parler. Bon sang, Millie, tu ne te rends pas compte ? Une heure par jour, deux heures, avec ces bouquins, et peut-être… »

« Qu’est-ce qui vous a tourneboulé ? Qu’est-ce qui a fait tomber la torche de vos mains ?
– Je ne sais pas. On a tout ce qu’il faut pour être heureux, mais on ne l’est pas. Il manque quelque chose. J’ai regardé autour de moi. La seule chose dont je tenais la disparition pour certaine, c’étaient les livres que j’avais brûlés en dix ou douze ans. J’ai donc pensé que les livres pouvaient être de quelque secours.
– Quel incorrigible romantique vous faites ! Ce serait drôle si ce n’était pas si grave. Ce n’est pas de livres dont vous avez besoin, mais de ce qu’il avait autrefois dans les livres. »

« Beaucoup de choses seront perdues, naturellement. Mais on ne peut pas forcer les gens à écouter. Il faut qu’ils changent d’avis à leur heure, quand ils se demanderont ce qui s’est passé et pourquoi le monde a explosé sous leurs pieds. Ça ne peut pas durer éternellement. »

Fahrenheit 451, Ray Bradbury. Gallimard, coll. Folio SF, 2009 (1953 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Henri Robillot et Jacques Chambon. 213 pages.

Parenthèse 9ème art – Spéciale Groupes de femmes

Trois bandes-dessinées qui mettent à l’honneur des groupes de femmes, à la fois ordinaires et exceptionnelles. Trois lectures que j’ai adorées, à consommer sans modération !

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Bitch Planet (2 tomes),
de Kelly Sue Deconnick (scénario) et Valentine De Landro (dessin)
(2015-2017)

« L’espace est notre mère, la terre est notre père, et vous êtes si perverses que votre père vous a reniées. Vous vivrez le reste de votre vie dans la pénitence et le labeur sur Bitch Planet. »

La Terre est gouvernée par un Protectorat qui ne tolère pas de vagues… provenant des femmes. Celles qui sont jugées trop offensantes pour la société – parce qu’elles parlent trop fort, prennent trop de place, font un pas du mauvais côté de la ligne – sont envoyées dans un « établissement auxiliaire de conformité » sur une autre planète.

Ce comics me faisait de l’œil depuis fort longtemps et le moins que je puisse dire, c’est que je n’ai pas été déçue. Univers, personnages, tonalité, tout est une réussite.
Côté perso, je pourrais vous parler de Kam Kogo, sportive et secrète, de la génialissime Penny Rolle, si extravertie, si forte et ayant l’audace outrageuse d’aimer son corps en surpoids, de Meiko Maki, petit gabarit et grande intelligence, mais je préfère ne pas trop m’étendre et vous laisser le plaisir de la rencontre. Cependant, si vous voulez du courage, de la diversité, des femmes déterminées, vous avez toqué à la bonne porte. Et impossible de ne pas s’attacher à elles, sans parler que l’on est forcément de leur côté.

La critique est féroce et les échos au sexisme, au racisme, à la grossophobie et à la transphobie de nos sociétés sont nombreux. C’est un comics qui parlera à la plupart d’entre nous tant le pas hors de la conformité peut être minime. Trop mince, trop grosse, trop frisée ou trop blonde, trop extravertie ou pas assez souriante, tout peut être prétexte à être montrée du doigt et détaillée du regard.
Je ne vous dévoile rien de l’intrigue, autant avoir la surprise, mais je peux vous dire qu’il est impossible de décrocher face aux nombreuses péripéties. Le rythme est bien dosé entre action, réflexion et flash-backs sur le passé de nos héroïnes.

Bitch Planet T1 2

Autre détail jubilatoire : des pages publicitaires humoristiques remplies de produits destinés à aider les femmes à être jolie ou de conseils pour tenir efficacement leur maison sans jamais oublier de se dévaloriser. Un côté vintage qui rappelle d’anciens magazines féminins, mais un ton ironique qui rappelle que les injonctions d’être belle et jeune et performante restent d’actualité. De quoi rire, quoiqu’un peu jaune parfois.

Bitch Planet T1 3

Un mot sur les illustrations. Elles ne sont pas particulièrement ma tasse de thé, notamment au niveau de la colorisation parfois trop franche, trop nette. De même pour les visages qui ne m’ont pas toujours séduite (même si certaines expressions ont parfois fait mouche). Néanmoins, c’est un aspect auquel je me suis habituée, qui ne m’a pas ralentie dans ma lecture et qui ne vous freinera pas plus que moi, je l’espère.

Pour son monde futuriste qui fait furieusement écho au nôtre, pour son ironie mordante, pour sa dénonciation d’injustices flagrantes, je vous conseille donc vigoureusement ces deux tomes énergiques et critiques (même si ma chronique est particulièrement foutraque…).

Je dois tout de même soulever une question : aurons-nous la suite ? Parce que les deux premiers volumes sont sortis à deux ans d’intervalle, sauf que le second date de 2017… Et je dois admettre qu’en rester là va être assez frustrant.

Bitch Planet, Kelly Sue Deconnick (scénario) et Valentine De Landro (dessin). Glénat, coll. Comics :
– Tome 1, Extraordinary Machine, 2016 (2015 pour l’édition originale), 176 pages ;
– Tome 2, President Bitch, 2017 (2017 pour l’édition originale), 139 pages.

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Radium Girls, de Cy (2020)

Radium Girls (couverture)États-Unis, années 1920. Le radium illumine le pays et les cadrans de montre. Edna, Mollie, Grace et les autres sont chargés de les peindre avec une peinture spéciale. Lissant le pinceau entre leurs lèvres, elles signent leur arrêt de mort.

A travers cette bande-dessinée historique, Cy nous fait découvrir l’histoire des Radium Girls, des ouvrières à qui l’on avait assuré que la peinture au radium était inoffensive. On suit une bande de copines, avec leurs rires, leurs sorties, leurs différends ; on les regarde vivre et s’amuser, jouer de ce surnom de « Ghost Girls » du fait de cette substance qui les rend phosphorescentes… jusqu’à ce que les premiers signes de l’empoisonnement se révèlent. Et en emportent une. Puis deux. Puis… Le contraste est terrible, le changement de ton glaçant alors que les rires s’éteignent.

 Le point de vue adopté est celui de l’intime, focalisé sur un groupe de filles, et, si l’époque se dessine à travers quelques propos (droit de vote, Prohibition…) et les vêtements, c’est surtout un zoom sur une histoire de vie.
C’est un choix intéressant et non déplaisant, offrant des visages et des personnalités à ses victimes oubliées, augmentant l’implication, mais j’aurais aimé en savoir plus parfois. Par exemple sur ce fameux procès qui, comme précisé dans l’interview de Cy qui complète la BD, a connu beaucoup de rebondissements et qui est ici à peine évoqué. Quelques recherches supplémentaires s’imposeront pour creuser le sujet.

Entièrement dessinée au crayon de couleur, Radium Girls propose une palette de couleur restreinte que je trouve très chouette. Le vert et le violet sont prédominants et se marient à merveille tant dans les planches sombres que dans celles – plus rares – lumineuses. Petit point négatif, j’admets avoir eu un peu de mal à différencier les différentes Radium Girls (à l’exception de quelques-unes, plus marquantes, comme Mollie ou Edna), ce qui m’a parfois freiné dans ma lecture.

Source des images : BD Gest’

Une histoire révoltante, un scandale si bien étouffé que bon nombre d’entre nous n’en avait sans doute jamais entendu parler, une technique qui change, Radium Girls est une BD passionnante et réussie, même si je l’aurais souhaitée plus approfondie parfois.

Radium Girls, Cy. Glénat, coll. Karma, 2020. 122 pages.

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Ama : le souffle des femmes,
de Franck Manguin (scénario) et Cécile Becq (dessin)
(2020)

Ama, le souffle des femmes (couverture)Partons à présent dans le Japon des années 1960. Sur l’île d’Hegura, Nagisa, jeune Tokyoïte, rejoint sa tante pour devenir une Ama. Les Ama, cheffes de famille incontestées, plongent en apnée à la recherche des ormeaux qui font vivre le village.

J’ai été totalement séduite par cette bande-dessinée. J’ai adoré découvrir les Ama et leur force de caractère. Ces femmes sont tout simplement fascinantes et leur indépendance fait plaisir à lire : elles n’ont pas la langue dans leur poche et ne se laissent pas diriger par les hommes. Elles qui vivent presque nues sont d’une incroyable liberté de paroles et de comportement. De plus, l’arrivée de Nagisa est l’occasion de nous présenter leur pratique ancestrale, leurs traditions et leur façon de vivre. C’est tout simplement captivant et enthousiasmant.
Parallèlement, j’ai été touchée par Nagisa, son passé, sa réserve au milieu de ces femmes extraverties, son histoire familiale, ses choix. C’est l’histoire de la confrontation entre deux mondes, dans laquelle la jeune citadine devra faire ses preuves pour se faire accepter.

La fin était parfaite, dans le genre triste et douce-amère. La dernière page tournée m’a plongée dans une douce mélancolie de ce qui aurait pu être et de ce qui fut. Il ne se passe pas grand-chose dans cette histoire, mais on se laisse bercer dans cette tranche de vie.

Le dessin de Cécile Becq m’a totalement convaincue. Ses visages transmettent à merveille les expressions des personnages tandis que les postures donnent à voir la détermination et la fierté des Ama ainsi que leur grâce lorsqu’elles plongent. Sa colorisation sobre, toute de bleu et de noir, est un excellent choix pour cette histoire baignée par la mer.

Source des images : BD Gest’

Une lecture tranquille et touchante qui nous emmène sur cette île hors du monde. Loin de la modernité de la capitale, c’est une ode à la nature et au respect de la mer ainsi qu’un questionnement sur la place de chacun·e dans le monde. Évidemment, elle se révèlera également très féministe tant grâce aux Amas que par les choix de Nagisa. Une bande-dessinée absolument sublime, poétique et dépaysante.

Ama : le souffle des femmes, Franck Manguin (scénario) et Cécile Becq (dessin). Sarbacane, 2020. 107 pages.

Upside Down, de Richard Canal (2020)

Upside DownL’humanité est divisée en deux. D’un part, la masse – les travailleurs exploités, drogués de loisirs illusoires – survit sur une Terre asphyxiée où l’air brûle et où les océans sont invisibles sous une couche impénétrable de déchets. D’autre part,  les élus, les riches, les héritiers, qui vivent une vie de confort et de loisirs sur des atolls en orbite basse. Si tous ceux du bas rêvent de monter, rares sont les personnes à vouloir descendre. C’est pourtant le cas d’une jeune femme, une clone, qui sera l’étincelle qui allumera le feu du changement.

C’est dans une période assez peu propice à la lecture, mâtinée d’angoisses et de pensées dispersées, que j’ai reçu ce livre grâce à Babelio. Ma lecture, hachurée, distraite, dans les transports en commun ou lors de ma pause méridienne, une partie de mon esprit gardant un œil sur les arrêts ou l’heure, a sans nul doute influencé ma réception de ce roman.
Cela a joué sur mes difficultés à rentrer dans l’histoire. Je ressentais une distance avec les personnages, un certain désintérêt pour ce qui m’était raconté. Il faut signaler toutefois une légère confusion due au fait que l’auteur nous laisse découvrir son monde, et le comprendre, par nous-mêmes. Assez peu d’explications fournies, à nous de comprendre qui sont les keïnos ou les C-losers. Comme si ce monde de papier était déjà le nôtre et qu’il n’était pas nécessaire de le présenter. Heureusement, notre Terre n’est encore dans un état si catastrophique (pas encore…).
En outre, j’étais un peu rebutée par l’utilisation de noms de personnalités réelles (présentes ici sous forme de clones), comme Bill Gates, Elizabeth Taylor ou Maggie Cheung.

J’ai tout de même fini par me prendre au jeu et à lire sans déplaisir. Dès lors, ces clones me sont apparus comme inscrivant cet univers dans la continuité du nôtre et je les ai alors détachés de leurs illustres originaux pour les voir comme des personnages à part entière.
Les personnages de ce roman choral sont intéressants bien qu’un peu lisses. Ils ne m’ont finalement réservé aucune surprise, ce que je déplore vivement. Je me suis attachée à Maggie ou à Stany, le keïnochien, mais je ne peux pas dire qu’ils m’aient étonnée ou amenée sur des chemins inattendus. Le portrait de Bill Gates qui connaît une esquisse de nuancement dans la dernière partie qui lui est consacrée est aussitôt noirci à nouveau par une « révélation » venant de Maggie dans le chapitre suivant. Les protagonistes semblent parfois davantage les symboles, les représentants des différentes classes, se faisant les porte-paroles d’une espèce, d’un statut social. Lui les keïnos, lui les Flottants, elle les clones, lui les maîtres des Domaines…

Cependant, l’auteur développe un discours plutôt réjouissant de révolte, de reprise en main de son destin, de têtes qui se relèvent, d’yeux qui s’ouvrent, de combats sociaux contre la domination des quelques-uns dont la fortune autoriserait la destruction de la planète. Ceci vient compléter la prise de conscience que la Terre est tout ce que nous avons, que déménager sur une autre planète est fort loin de nos capacités et qu’il vaudrait mieux prendre soin de ce que l’on a plutôt que de rêver de détruire recommencer ailleurs. Des propos intelligemment menés qui semblent s’adresser aussi bien aux protagonistes qu’aux lecteur·rices du roman.
Heureusement des bulles d’espoir persistent tant pour la planète que pour la société. Alors que les privilégiés d’Up Above paraissent enfermés dans le passé avec leurs clones, leurs remakes de films et autres œuvres d’art des siècles précédents, les rêves et les espérances, ainsi que les moyens de les concrétiser, continuent de vibrer, notamment avec quelques artistes de Down Below, capables d’inventer de nouvelles formes d’art, utilisant des dons nouveaux et des technologies innovantes, et de faire vivre un univers qui leur est propre. De véritables bouffées d’air frais, dans une société qui se sclérose dans le déjà-fait (Up Above) ou s’abrutit dans le travail (Down Below).

Porté par une plume agréable et poétique, sachant rendre compte aussi bien des beautés des mondes d’en-haut et d’en-bas ou des paysages les plus apocalyptiques, Upside Down est un roman de SF intéressant, quoique principalement desservi par le manichéisme inébranlable des voix qui racontent cette histoire.

« La Terre se déréglait, Gaïa perdait la boule, et nous, du haut de notre inconscience, nous regardions le spectacle avec des mines d’enfants attardés, trop préoccupés par la quête infinie du bonheur pour sentir le vent tourner. Car il y a une beauté intolérable dans les désastres. »

« Une hirondelle épuisée s’est posée au pied d’une tour de refroidissement éventrée, de l’autre côté de la cour. De son bec, elle fouille les taches laissées par les pluies amères sur son plumage. Elle doit bien être la seule à ignorer qu’il n’y a plus de printemps, Down Below, plus de saisons, sinon un automne éternel, de suie et de rouille. »

Upside Down, Richard Canal. Editions Mnémos, 2020. 360 pages.

Silo, trilogie, d’Hugh Howey (2012-2013)

J’avais écrit une chronique détaillée du premier tome lors de ma première lecture en 2017, je vais donc faire bref, mais je voulais malgré tout dire un mot sur les deux autres tomes qui complètent la trilogie Silo.

Je n’ai rien à changer sur ma première critique, si ce n’est que je suis tout de suite rentrée dans l’histoire cette fois et que j’ai adoré les parties tournant autour d’Holston puis de Jahns et Marnes. La longue descente et la plus interminable encore remontée du silo par la mairesse Jahns et l’adjoint Marnes m’ont vraiment touchée tant par la tendresse entre ces deux protagonistes que par les pensées qu’elles font naître chez Jahns. Étant du genre à cogiter en marchant, c’est une expérience que je connais bien (sauf que je n’ai jamais descendu les 144 étages d’un silo enterré) (et que je ne suis pas mairesse) (et que je ne suis pas une personne âgée) (mais l’idée est là). Un excellent tome, fascinant et intelligent.

En revanche, j’ai été davantage mitigée sur le second volume, un préquel qui retrace les siècles entre la conception du silo et les événements du tome 1. Je l’ai trouvé souvent répétitif, un peu confus, avec beaucoup de longueurs. D’une part, cela fait sens car c’est un peu ce que ressent notre nouveau personnage principal, Donald, plongé dans un système qu’il ne comprend pas pleinement, qu’il découvre en même temps que nous, qui le maintient souvent volontairement dans l’ignorance. Mais d’autre part, qu’est-ce que c’est long parfois ! On tourne trop souvent, trop longtemps autour des mêmes émotions encore et encore. Sans compter que je n’ai jamais réellement su m’attacher à Donald.
Ce qui m’avait plu dans le premier volet – à savoir rester focalisé sur les personnages et découvrir le silo par petits bouts au fil de leurs pérégrinations – m’a parfois frustrée. J’aurais aimé plus de détails techniques cette fois. Donald dessine les plans du silo, mais c’est à peu près tout ce que l’on sait, on ne le voit quasiment jamais faire, se heurter à des problèmes pratiques, s’interroger sur des détails techniques, sur la disposition des fermes, des espaces de travail, sur le fonctionnement des lampes de croissances et des Machines, sur des petits détails qui auraient rendu la chose plus précise, plus réelle. Les découvertes fracassantes, les révélations révoltantes, la tension sont finalement noyées dans un amoncellement de mots parfois inutile.
La dernière partie sauve un peu le reste : j’ai davantage accroché aux actions et questionnements de Donald, sans compter que le personnage de Solo (rencontré dans le premier opus) m’a totalement enchantée tant ce personnage me touche, m’amuse et m’émeut. Ce n’était pas un mauvais livre, mais une déception tout de même, mise en regard des autres tomes (malheureusement, pour celles et ceux qui auraient cette idée, on ne peut pas en faire l’impasse pour lire le troisième !).

La lecture du troisième tome s’est bien mieux déroulée – ouf ! On raccroche les wagons avec la fin du premier tome, on retrouve Juliette – est une héroïne plus fascinante que Donald – et l’action est beaucoup mieux régulière avec cette balance équilibrée entre mouvement et réflexion, malgré quelques défauts qui ont su se faire oublier le temps de la lecture (intrigues évoquées mais non creusées, silos voisins délaissés, récit plus prévisible parfois…). On alterne les points de vue entre les silos, on tremble pour les personnages, on veut en savoir plus, on lit un chapitre puis un autre et, oh, allez, juste un autre, bref, ce tome plus court s’est révélé parfaitement prenant et réussi, générant en moi le même enthousiasme que le premier qui reste néanmoins, sans aucun doute possible, le meilleur des trois.

 En dépit d’un second tome non exempt de défauts, cela reste une bonne trilogie avec un huis-clos maîtrisé, avec des interrogations pertinentes sur la vérité, la sécurité, le libre arbitre, les révoltes et leurs conséquences. J’ai aimé les révélations au compte-gouttes tout au long des trois tomes, certaines m’ayant bien surprise ou fait pester contre tel ou tel personnage. J’ai aimé que les « méchants » soient plus que ça, évitant l’écueil du manichéisme, car leurs raisons de mal agir sont souvent, non pas excusables – en aucun cas –, mais presque compréhensibles : si les romans étaient racontés avec leur point de vue, sans doute les rébellions ne sembleraient-elles pas si légitimes. J’ai aimé que Juliette « Jules » soit machiniste et que son père soit pédiatre, que d’autres femmes soient ingénieur (ingénieuse ?) en cheffe ou pilote de drones.

Une trilogie, certes imparfaite, mais qui mérite qu’on lui laisse une chance.

« Le sommeil était un véhicule qui permettait de faire passer le temps, d’éviter le présent. Un tramway pour les déprimés, les impatients, et les mourants. Donald était un peu les trois. »

Silo, trilogie, Hugh Howey. Le Livre de Poche. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Yoann Gentric (tome 1) et Laure Manceau (tomes 1, 2 et 3).
– Tome 1, 2016 (2012 pour l’édition originale), 739 pages ;
– Tome 2, Origines, 2016 (2012 pour l’édition originale), 699 pages ;
– Tome 3, Générations, 2017 (2013 pour l’édition originale), 539 pages.

Trademark, tome 2, Vie TM, de Jean Baret (2019)

(VieTM est le second tome d’une trilogie, mais ils peuvent se lire indépendement car les tomes présentent des personnages et des univers différents.)

Vie TM (couverture)« Sylvester Staline, citoyen X23T800S13E616, tourne des cubes colorés. Un boulot qui en vaut bien un autre, au fond, et qui a ses avantages. Son compte en banque affiche un solde créditeur de 4632 unités. Et si son temps de loisirs mensuel est débiteur de huit heures, son temps d’amitié restant à acheter est dans le vert. Sans même parler de son temps d’amour : plus de quarante-trois heures ! Une petite anomalie, c’est sûr ; il va falloir qu’il envisage de dépenser quelques heures de sexe… Mais de là à ce qu’un algorithme du bonheur intervienne ? Merde ! À moins que cela ait à voir avec cette curieuse habitude qu’il a de se suicider tous les soirs ? Il n’y a jamais trop songé, à vrai dire… Sylvester ne le sait pas encore, mais il pourrait bien être le grain de sable, le V de la vendetta dans l’horlogerie sociale du monde et ses dizaines de milliards d’entités. D’ailleurs, les algorithmes Bouddha et Jésus veillent déjà sur lui… » (Quatrième de couverture)

Cette lecture m’a laissée un peu perplexe. Je ne sais pas vraiment ce que j’en ai pensé. Ou en tout cas, j’ignore si je l’ai vraiment apprécié ou pas. Il faut dire que l’éditeur place la barre haute lorsqu’il dit, concluant un « mot » précédant le roman, qu’il s’agit d’« un colossal uppercut à l’estomac doublé d’un coup de talon là où ça fait mal ; le projet de SF politique du XXIe siècle ». Le genre d’éloge qui, chez moi, conduit généralement à une déception. Je préfère éviter d’avoir des attentes trop élevées car, si je suis globalement bon public, trop me vanter un roman (ou un film) a souvent l’effet inverse. Je n’irais pas juste à dire que je suis déçue en ce qui concerne VieTM, mais je n’ai pas l’impression non plus que les promesses mirobolantes de l’éditeur aient été tenues.

Il y a toutefois quelque chose de particulièrement déprimant dans ce livre. Un écho de la vacuité de ma propre vie, ce qui est une thématique que je remâche régulièrement (je suis quelqu’un de tellement positif…). Evidemment, le futur décrit est loin d’être un copié-collé de nos existences et nous n’en sommes pas au point de l’humanité décrite dans le livre : isolé·es dans des appartements, maintenus en vie presque éternellement grâce à un « TedTM » (un lit nutritif qui régénère les cellules et capable de ressusciter un macchabée), absolument incapables de survivre sans la technologie avancée qui emprisonnent les personnages du roman, partageant notre vie entre le travail, les loisirs, l’amitié et l’amour selon des temps chronométrés et surveillés par des algorithmes, ignorant ce qu’est un véritable contact entre être humain hors réalité virtuelle. Mais quand même. Tous nos emplois sont-ils parfaitement intelligents et utiles à la société ? Les algorithmes n’ont-ils pas pris une place non négligeable dans nos existences ? Nos survols des articles Wikipédia sont-ils si éloignés des « infomercials », résumés en trois minutes sur tous les sujets possibles et imaginables, qui envahissent le champ visuel de Sylvester ? Les absurdités des discours algorithmiques sont-ils plus fous que notre paperasserie administrative qui se révèle parfois parfaitement absconse et sans fin ?

« Ses AgfariensTM vous entourent et vous suivent, garantissant votre interactivité avec le monde. Les données vous concernant sont à l’abri, sauvegardées pour l’éternité dans notre vault, librement accessibles par tous. »

Sylvester Staline ressent un mal-être, indéfini mais bien présent. Et tous les soirs, il se suicide. Lorsque des algorithmes, des « codes-stars cravates », se penchent sur son cas, ajoutant des antidépresseurs dans son TedTM, le poussant à suivre un séminaire nihiliste (ça aurait pu être religieux, scientifique, ésotérique, agnostique, mais il a choisi au hasard et c’est tombé sur nihiliste), il ne va cesser de se démarquer de ses concitoyens car il s’interroge. Quel est le but de sa vie ? Quelle est sa vie ? A-t-il déjà rencontré, réellement, physiquement, d’autres êtres humains ou sa vie entière a-t-elle été bercée par des algorithmes ? Que signifie cette époque où tout est à portée de main, mais où l’on ne crée plus rien, où l’on ne fait que recycler un passé révolu ?
Dans le roman, il y a des dizaines voire des centaines de milliards d’êtres humains sur la planète. Ils peuvent se rencontrer n’importe quand dans leurs hubs virtuels, les relations amicales sont tarifées, les relations sexuelles se font à distance. Ils portent des pseudonymes qui tournent en dérision (même si ce n’est pas mon genre d’humour, ça a un peu fait un plat avec moi) des célébrités réelles ou imaginaires du passé comme Nabot Léon, Baraque Obama, Jean-Paul Tartre, Harry Poppers ou Zara Foutra. Sauf que, pour eux, il n’y a aucune notion d’humour, c’est simplement que ces noms ne veulent plus rien dire. Il n’y a plus de respect, d’admiration envers quiconque (sauf quelqu’un ayant énormément de contacts – tiens, ça me rappelle quelque chose – ou possédant de jolis et coûteux trucs virtuels) car les sentiments sincères ont disparus. Il n’y a plus de croyances, il n’y a plus de morale – la mort, les viols, la zoophilie deviennent des loisirs parfaitement ordinaires –, il n’y a plus de vie privée – on partage des sexfies avec tout le monde –, bref, cela donne lieu à des passages très crus et répugnants (ouf, il y a quand même un certain gouffre entre eux et moi !). Tout est virtuel donc rien ne porte à conséquence. On ne peut plus tuer, on ne peut plus faire souffrir et on ne peut plus déranger le système.
Un univers aberrant, improbable, excessif et outrancier qui parvient tout de même à interroger les absurdités de notre propre monde, à refléter un peu du vide de nos propres vies.

Cette chronique est extrêmement brouillonne et confuse, j’ignore si vous parviendrez à y comprendre quelque chose, mais c’est bien la preuve que ce roman me laisse perplexe. Je l’ai trouvé exagéré, poussé à l’extrême – dans ses descriptions de sexe ou de massacre, dans ses insultes ou expressions vulgaires (raah, ce « à plus on se suce », je n’en pouvais plus de lire !) – et parfois long dans ses répétitions – néanmoins très utiles car on ressent à merveille l’aliénation et la routine assommante dans lesquelles le protagoniste est enfermé –, mais il éveille indubitablement des questionnements et j’ai été enthousiasmée par cette fin percutante et parfaite.

Une découverte pour laquelle je peux remercier Babelio et les éditions du Bélial’ car, même si j’ai très envie de découvrir davantage cette maison d’édition, je n’aurais probablement pas choisi ce livre insolite. Et je suis tout de même intriguée par le premier tome de la trilogie Trademark, BonheurTM.

Bonheur TM (couverture)

« Dans son état médicamenteux semi-méditatif, une grande vérité lui apparaît. Ces cubes sont une parabole sur sa vie. Chacun fait partie d’un immense complexe, entouré de millions d’autres cubes. Aucun ne sait pourquoi il est là, ni quelle est son utilité. Tous sont connectés et pourtant perdus dans un univers incompréhensible. N’est-ce pas à cela que sa vie ressemble ? »

« V dit :
« La société moderne a aspiré vos esprits. Vos corps sont emprisonnés entre quelques murs, régénérés, certes, mais vos esprits sont éparpillés en mille rêveries numériques. Vous êtes des milliards, des dizaines de milliards, des centaines de milliards dans des zones similaires, dans des buildings similaires, dans des pièces similaires, des corps immobiles, inutiles, piégés dans la prison de l’esprit que les algorithmes ont construite pour vous. » »

Trademark, tome 2, VieTM, Jean Baret. Le Bélial’, 2019. 301 pages.

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