Dix petits nègres & Dix

Dix personnes, une île déserte, des accusations et des meurtres, ça vous dit quelque chose ? Dans cet article, je vous invite de partir sur cette île peu à peu transformée en tombeau pour une justice assénée de manière bien originale à travers deux romans : l’original évidemment, Dix petits nègres, le classique signé Agatha Christie, et une version récente – et française – à savoir Dix de Marine Carteron

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Dix petits nègres, d’Agatha Christie (1939)

Dix petits nègresDix personnes – trois femmes et sept hommes – réunis sur une île étrange par un couple tout aussi mystérieux. Un enregistrement les accusant d’avoir commis un ou des meurtres. Une funeste comptine qu’un assassin invisible semble suivre pour les supprimer un à un.

Dix petits nègres est indubitablement l’un des titres les plus connus de la reine du crime et incontestablement l’un des plus aboutis. Il s’agissait pour d’une relecture en vue de découvrir le dernier titre de Marine Carteron intitulé Dix.

Forcément, l’effet de surprise n’est pas le même lorsqu’on connaît la fin. Bien que ma lecture remonte à plus de dix ans, je n’ai jamais oublié ni les crimes, ni le coupable tant l’histoire m’avait marquée – à l’instar du Crime de l’Orient-Express, Mort sur le Nil ou Le meurtre de Roger Ackroyd. La lecture perd un peu de son charme, mais j’ai pris plaisir à chercher tous les indices pouvant nous mettre sur la piste de la mystification. Cela m’a confirmé que ces derniers sont si subtils qu’il m’était impensable de découvrir le mystère à ma première lecture.
C’est un récit très efficace qui se laisse lire très rapidement. Les événements s’enchaînent sans temps mort tandis que la succession de chapitres courts et les changements de points de vue – puisque nous passons incessamment d’un personnage à l’autre – empêchent de décrocher de l’intrigue.
L’ambiance est savoureuse : île déserte battue par les vents et les embruns, invités à la conscience peu légère à la fois suspects et détectives dans un jeu macabre et crimes soigneusement mis en scène sur fond de chansonnette enfantine. Que demander de plus ?

Bref, pas étonnant que ce roman soit devenu un incontournable du genre tant il est réjouissant à lire, tant il est agréable de se laisser dupée pour avoir la surprise de découvrir dans les dernières pages seulement le fin mot de cette histoire

« Une île, ça avait quelque chose de magique ; le mot seul frappait l’imagination. On perdait contact avec son univers quotidien – une île, c’était un monde en soi. Un monde dont on risquait parfois – qui sait ? – de ne jamais revenir. »

Dix petits nègres, Agatha Christie. Le Livre de poche, 1997 (1939 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Gérard de Chergé. 222 pages.

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Dix, de Marine Carteron (2019)

Dix (couverture)Dix personnes – sept adolescents et trois adultes – réunis sur une île pour une émission de télé réalité. Sauf que le jeu n’est pas tout à fait celui auquel ils s’attendaient.

J’avais très envie de lire ce livre car Marine Carteron est l’autrice des géniaux Autodafeurs et Génération K, ce qui me semblait très prometteur. Cependant, j’étais malgré tout dubitative du fait de l’histoire très inspirée d’un autre livre. Si la quatrième de couverture parle d’un « clin d’œil sanglant à la reine du roman noir », je trouve qu’il s’agit ici de bien plus qu’un simple clin d’œil.

Bien que son nom ait été changé – sans surprise –, l’île présente une disposition similaire : falaises abruptes du côté orienté vers la côte ; une tempête vient déjouer l’espoir d’être secourus ; si le manoir est extérieurement ancien, il est entièrement rénové et modernisé comme l’était la maison d’Agatha Christie. Et forcément, l’on sait que toutes les personnes sur l’île sont coupables (sauf que l’une d’entre elles n’est coupable que des meurtres perpétrés dans ce jeu macabre). Certes, les crimes ont évolués pour cette version 2019. La guerre qui avait couvert le général Macarthur, la potence auquel Wargrave était soupçonné d’avoir joué avec un peu trop de légèreté ou le puritanisme de Miss Brent qui avait poussé une jeune servante enceinte hors mariage à se suicider ne sont plus d’actualité. A présent, les « participant·es » sont accusé·es de harcèlement scolaire, de viols et de rumeurs murmurées sur le Web. Les thématiques se sont modernisées pour dénoncer les vices de notre société.
Mais l’idée reste la même. Et sachant cela, identifier le coupable très rapidement n’avait rien de bien sorcier. Non seulement son lien avec une certaine personne décédée n’est jamais évoqué, mais en plus, il n’y a pas vraiment de passage dans sa tête, de moments où nous sommes plongés dans le tourbillon de ses pensées, ce qui, naturellement, le dénoncerait aussitôt. Je me suis demandé si c’était la même chose dans Dix petits nègres, je regrette de ne pas y avoir prêté attention. Connaissant d’avance le coupable, ce détail ne m’a pas choqué alors qu’il m’est apparu comme évident dans Dix. J’avoue que cela m’a un peu déçue de ne pas avoir été étonnée et trompée comme dans l’œuvre d’Agatha Christie : c’était ici un peu trop facile finalement.

En revanche, il y a bel et bien ce que j’appellerais des clins d’œil, mais aux contes et à la mythologie. Chaque invité·e se voit attribuer une chambre décorée sur une histoire bien précise : le Petit Chaperon rouge, le garçon qui criait au loup, Peau d’âne, Icare, Narcisse, Sisyphe, etc. Aimant tant les contes que la mythologie, j’avoue que j’ai beaucoup apprécié cet aspect du récit. Je me suis amusée à tenter de deviner – avant que l’on nous en confie les détails – quel était le lien entre le protagoniste du roman et le héros ou héroïne du conte ou de la mythologie. Car ces derniers font en effet le lien avec leur crime et leur châtiment. C’est morbide, mais assez réjouissant à lire, je dois avouer.

Je suis donc un peu mitigée sur ce roman. D’un côté, c’est un huis-clos efficace, c’est prenant, la lecture est fluide et agréable, les thématiques sont très actuelles, et, comme je l’ai dit, j’ai particulièrement apprécié les références mythologiques et relative aux contes. De l’autre, je trouve le procédé de s’inspirer autant d’une autre œuvre un peu « facile ». Je mets entre guillemets car je ne pense pas que s’inspirer de l’un des chefs-d’œuvre d’Agatha Christie soit particulièrement évident – c’est indubitablement audacieux –, mais en même temps, il me semble que la charpente de l’intrigue est déjà construite et qu’il n’y a qu’un travail de rénovation, de rafraîchissement à faire par-dessus. Sans compter que je m’attendais à me faire avoir d’une aussi belle façon que par son ancêtre anglais et que ça n’a pas vraiment été le cas. Par conséquent, en dépit de ses qualités, je pense qu’il s’agit d’un roman que j’oublierai dans quelques temps à l’inverse du classique qu’est Dix petits nègres.

« Son plan était parfait à l’exception d’une chose : les gens n’étaient pas des pièces d’échec et réagissaient parfois de façon étrange. »

« Rien à part le hurlement d’un infirme qui venait de comprendre que, finalement, il y avait bien pire torture que ne pas savoir.
Le pire, c’était de savoir… et de ne pas pouvoir le prouver. »

Dix, Marine Carteron. Editions du Rouergue, coll. Doado noir, 2019. 302 pages.

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Petite parenthèse qui n’a rien à voir avec l’article ci-dessus. Il n’y aura pas de bilan mensuel ce mois-ci ; à l’heure où cet article paraît, je suis en plein état lieu avant de migrer vers le sud pour m’installer dans ma nouvelle région. Je ne sais pas quand j’aurai à nouveau internet, donc ne vous étonnez si je ne réponds pas très rapidement à d’éventuels commentaires. (J’ai un autre article programmé, mais le blog risque de tourner au ralenti ces prochaines semaines.) Je vous souhaite un beau mois de mars et vous dis à bientôt !

Billie H., de Louis Atangana (2014)

Billie H. (couverture)Années 1920, Baltimore. Avant Billie Holiday, il y a eu Eleanora. Une jolie gamine un peu bagarreuse et rebelle qui refusait que son seul destin soit de servir les Blancs. Qui avait des rêves plein la tête : retrouver son père, un musicien sillonnant les routes américaines depuis son retour de la guerre, et chanter ! Mais la vie n’est pas facile pour une jeune Noire sans argent et Eleanora devra affronter de nombreuses épreuves et désillusions avant de réaliser son rêve.

Un tout petit roman, mais quelle énergie ! Ce court récit extrêmement vivant nous emporte dans la vie à mille à l’heure de la future Billie Holiday. Ce roman est comme une musique au rythme et au ton particulièrement entraînants. Il y a notamment beaucoup de dynamisme dans la retranscription que fait l’auteur de la façon de parler des Afro-Américains.
La joie succède au chagrin, les coups durs aux petites victoires… Ce qui est vécu est vécu, le passé est le passé, Eleanora, avec sa fougue, continue d’avancer, continue de rêver quoi qu’il advienne. Elle fascine, mais reste toujours accessible, on se sent rapidement très proche de cette jeune fille pleine d’espoir en dépit des injustices qui sillonnent son adolescence. On la laissera d’ailleurs à la signature de son premier disque lorsque le rêve sera enfin devenu réalité.

Billie H. retrace l’enfance de la chanteuse et permet d’en apprendre davantage sur cette grande artiste, mais dessine aussi le tableau de cette société encore très ségrégationniste. La misère, l’alcool, la prostitution et la prison ne sont jamais loin pour Eleanora, sa mère et leurs voisins. Un roman très instructif donc.

Juste, énergique, vivant, sensuel, Billie H. est un très joli petit roman qui donne envie de (re)découvrir un peu plus l’œuvre de Billie Holiday.

« Cette cohue, dehors ! Ce quartier était un cœur qui bat. Vendeurs ambulants, rires et cris, agitations d’hommes et de femmes. Elle fila tout droit chez le marchand de beignets et choisit le gâteau qui lui parut le plus gros. Dès sa première bouchée, les saveurs s’épanouirent dans sa bouche. Elle était toute entière dans la réalité de ce beignet. Plus rien n’existait autour d’elle. Le ciel avait le cœur gros pourtant. Il neigerait bientôt. Aucune importance. Rien ne pourrait ternir ce bonheur de manger. »

« Chanson ! Dès les premières paroles, il se passa quelque chose dans la salle. Comme une vibration agréable. Douce et chaude. Un couple qui s’apprêtait à partir s’arrêta et se retourna pour voir qui chantait avec cette voix. Un souffle sensuel, nonchalant et cabotin. Entre caresse et taquinerie. Joie et mélancolie. Les musiciens se jetaient des coups d’œil. Pas de doute. Cette gamine, elle avait de l’âme dans la voix. Quelque chose dans le ventre. »

Billie H., Louis Atangana. Rouergue, coll. Doado, 2014. 121 pages.

Billie Holiday

Plus de morts que de vivants, de Guillaume Guéraud (2015)

Plus de morts que de vivantsPlus de morts que de vivants. Une lecture éclair, moins de deux heures. Je suis encore scotchée. Ce sera une critique vraiment à chaud pour le coup.
Mais reprenons.
Vendredi 17 février, veille de vacances, les élèves du collège Rosa Parks de Marseille se rendent en classe sans se douter que leur vie va basculer. Que les craintes adolescentes qui les étreignaient jusqu’alors deviendront ridicules face à la peur inimaginable qu’ils connaîtront bientôt. Qu’en moins de 24 heures, dans les locaux si familiers, ils seront plus de morts que de vivants.
Car un virus inconnu et fulgurant va se propager dans les locaux, n’épargnant ni les élèves, ni les professeurs, ni les médecins ou les pompiers venus les aider. Les symptômes sont multiples, tous plus inventifs et plus horribles les uns que les autres.

Je savais que cette histoire était un huis-clos, que cela avait quelque chose à voir avec un virus, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi… gore. Je pense que cette succession d’artères explosées, d’ongles arrachés, de faces violacées, de corps entassés, de litres de sang jaillissant, etc., peuvent rebuter et déplaire à certains. Mais dans mon cas, ce n’est pas un reproche, j’ai totalement accroché. Pourtant, je déteste les films gore et je ne ressens pas grand-chose devant un film d’horreur. (Mais je doute que l’effet obtenu avec ce livre ne soit le même qu’avec un film.)
Ici, les descriptions sont tellement visuelles que j’ai été vraiment saisie. J’ai vu les victimes s’effondrer devant moi. Les mots sont toujours très évocateurs, très bien choisis. Par-dessus les mots, l’imagination travaille et le résultat est saisissant. On se fout les jetons les yeux exorbités sur son bouquin.
Les premières morts sont violentes certes, mais ce sont celles de la fin qui m’ont le plus marquée car, au fil des pages, on s’attache aux personnages. Et, à l’instar de George R.R. Martin, Guillaume Guéraud n’épargne personne.

Le rythme est dément, l’écriture nous tient en haleine. Deux éléments y participent, amplifient cette frénésie de lecture.
Tout d’abord, les phrases nominales et celles qui sont en fait des successions de phrases courtes, séparées par de virgules. Absence de points sur plusieurs lignes, donc absence de pause dans la lecture. Ce qui fait que l’on ressent parfaitement la rapidité avec laquelle s’enchaînent les événements. On les voit se dérouler sous nos yeux à vitesse grand V.
Ensuite, Guillaume Guéraud utilise souvent des suites de trois verbes, trois adjectifs, trois adverbes. Ces drôles de constructions nous font ressentir les sentiments qui se bousculent sous le crâne des élèves. La peur, la confusion, l’incompréhension, l’incrédulité deviennent plus concrètes, plus prégnantes pour le lecteur.

 « Tous assommés-déboussolés-bouleversés. Sous le choc. Ils n’avaient encore jamais vu la mort frapper aussi violemment. »

« Quelque chose semblait avoir changé dans la cantine. Il mit ça sur le compte des drames de la matinée. Qui chamboulaient-chaviraient-chagrinaient forcément l’ambiance habituelle. »

« La peur inaltérable-inébranlable-indéboulonnable. Qui détruisait les bases du rationnel pour ne creuser que des gouffres. Engloutissant la moindre pensée positive. »

« Peut-être que… Tu parles, il ne s’agissait pas de « peut-être », « peut-être » n’était qu’une façon de dresser une fine cloison entre les certitudes de la réalité et les gouffres de la peur. Il s’agissait de « sûrement-certainement-évidemment. »

La multiplication des points de vue joue également. L’auteur nous fait passer de la tête de Slimane à celle de Matt, de Nico, de Cess, de Lila ou encore de Zak. Tantôt on est dans une classe de 6e, puis de 3e, de 4e ou bien de 5e. De tout côté, simultanément, on voit ce virus indomptable frapper à chaque coin du collège.
Pendant 24 heures, depuis l’arrivée des élèves au bahut, vendredi, dans ce froid mordant jusqu’au lendemain matin, non seulement on connaît l’état d’esprit de plusieurs élèves – états d’esprit par conséquent différents de l’un à l’autre car tous n’ont pas toujours les mêmes réactions –, non seulement on assiste aux multiples manifestations brutales et stupéfiantes du virus, mais on écoute également les conversations de plusieurs adultes : médecins, responsable du pôle « Maladies infectieuses » de l’Hôpital Nord, M. Brieu le proviseur, le Recteur, le capitaine de police présent sur les lieux et ses supérieurs. Le tout est également ponctué de bulletins de France Info qui informent, au compte-goutte et avec beaucoup de retard, de la situation à l’intérieur du collège.

Soutenu par une construction parfaite, Plus de morts que de vivants est un huis-clos haletant, terrifiant. Tout simplement glaçant.

« Aucune menace dans l’air. Juste le froid coupant de février. Qui glaçait les mains. Qui gelait les oreilles jusqu’à les rendre cassantes. Et qui tailladait les poumons à chaque inspiration. »

 « Personne ne connaissait le nom de ce truc-là mais tous l’appelaient « la foudre ». »

« Déjà une centaine de versions différentes traversait la cour à propos des mêmes scènes. Plus ou moins claires. Plus ou moins parcellaires. Plus ou moins aléatoires. Mais tout se recoupait. Rapidement. Et tout s’assemblait. Pièce par pièce. »

 « Les délires, les inventions, les éclats de rire, tout ça disparut. D’un seul coup. En même temps que les hésitations, les incertitudes, les perplexités.
A 10 h 05, dans la cour, pour que tous puissent être sûrs de la gravité de la situation, pour que plus aucun doute ne soit permis, pour que les fondations de la peur s’imposent à chacun, la mort frappa l’un d’entre eux, sous leurs yeux, de façon injustifiable mais irréfutable, implacable et définitive. »

« Un nouveau mot circulait. « Coronavirus. » Un mot effrayant. Aucun élève ne savait ce qu’il signifiait mais ses sonorités carnassières résonnaient avec cruauté. Ce mot contenait pour les survivants davantage de menaces et de douleurs que tout le reste.
Davantage de douleurs dans les respirations et davantage de menaces dans les secondes.
Et davantage de peur. Partout. Davantage de peur. »

« Certains pleurnichaient. Certains grelottaient. Certains déliraient.
Tous sûrs que le monde dont ils avaient l’habitude, le monde qu’il croyait connaître, le monde qui les avait maintenus debout jusque-là, n’existait plus. »

Plus de morts que de vivants, Guillaume Guéraud. Rouergue, coll. Doado noir, 2015. 256 pages.