Way Inn, de Will Wiles (2014)

Way Inn (couverture)Neil Double. Profession : doublure pour congrès. Particularités physiques : aucune, ce qui lui permet de se fondre dans la foule et d’être oublié aussitôt. Les hôtels des grandes chaînes sont sa maison, il les fréquente à travers le monde et y retrouve le même confort uniformisé. Il n’est personne et ça lui convient parfaitement. Jusqu’au jour où les choses dérapent. Un congrès pour organisateurs de congrès, un hôtel Way Inn, rien d’inhabituel à première vue. Sauf que toutes ses certitudes s’apprêtent à être bouleversées.

Je remercie mille fois Babelio et les éditions La Volte pour la découverte de ce roman à côté duquel je serais sans doute passée sans les fabuleuses Masses Critiques. Lors de la dernière en date, j’avais sélectionnée une dizaine de titres, mais Way Inn était celui qui me laissait la plus perplexe. Je ne savais vraiment pas quoi m’attendre avec ce roman, j’ai hésité à le cocher au moment fatidique, je me suis lancée… et j’ai été sélectionnée pour celui-là. Et quelle chance car ce fut vraiment une lecture atypique !

Je venais de finir la première partie (le livre est divisé en trois parties) quand on m’a demandé si c’était bien. La seule réponse que j’ai pu donner était « je n’en sais rien ». J’avais lu une petite centaine de pages, mais je ne savais absolument pas si j’aimais ou pas. La lecture était agréable, Neil Double venait de passer sa première journée au congrès, on sentait bien qu’il y avait un grain de sable dans cette machinerie conformiste et bien réglée, mais je ne savais pas où j’allais.
Et puis le grain de sable est devenu caillou. Et c’est devenu captivant. Je vous dirais bien, si vous êtes intéressé·e par ce roman, de vous lancer tête baissée dans l’inconnu et de vous laisser surprendre. Mais si vous voulez en savoir plus, je continue.

Le caillou dans la chaussure donc. Retour à l’hôtel. Endroit sûr, sans surprise, confortable et neutre. Sauf que des petites dissonances viennent perturber cet univers bien huilée, lisse et aseptisé. Viennent troubler Neil, et nous par la même occasion. Ce petit dérangement qu’engendrent une carte démagnétisée, un bug informatique, rien de bien dramatique en soi, simple contrariété face à un outil qui ne fonctionne pas comme il le devrait.
Peu à peu, les perturbations s’amplifient et la situation devient folle. A moins que ce ne soit Neil ? Pendant un certain temps, je me suis interrogée : était-ce de la science-fiction ou du fantastique ? Etais-je face à une bien réelle technologie ou entité supérieure, ou Neil perdait-il les pédales ?
Je ne dirais pas quelle est l’opinion qui a fini par prendre le dessus, mais si SF il y a, nous sommes face à un trip d’hôtel maléfique. Mix réussi du terrifiant hôtel Overlook de Shining et d’un HAL version 2001 : l’odyssée de l’espace, manipulateur, omniscient (si les souvenirs que j’ai de ce dernier sont corrects).
Au fil du livre se crée un véritable décalage. Tout d’abord, nous avons le Neil Double du début. Sûr de lui et de son anonymat dans un monde réglé comme du papier à musique. Une communauté de commerciaux et de costards-cravates, une routine proprette – check-in, petit-déjeuner à l’hôtel, congrès, rencontres, sourires, poignées de main, conversations creuses, réunions, douche et nuit à l’hôtel, check-out, et on recommence –, un monde sans surprise en somme. Un univers professionnel plutôt ennuyeux mais ordinaire. Puis les anomalies débarquent et ce qui était si lisse devient le théâtre des révélations les plus folles, ce qui était si sécurisant par sa familiarité devient un gouffre de perplexité et de terreur.

Conformisme devient surréalisme. Certitudes deviennent énigmes. Transformer un hôtel de chaîne en jungle sauvage aux frontières impalpables, Will Wiles y parvient à merveille et remet en question nos habitudes machinales de consommateurs et consommatrices dans une société mondialisée. Car, au final, on peut s’interroger. Qu’est-ce qui est le plus absurde, le plus cauchemardesque ? Un hôtel vivant et tentaculaire ou notre société de consommation ?

« Depuis toujours, je crois que les hôtels sont des endroits particuliers, des endroits importants. Puissants. Dans un hôtel, on devient une personne différente. On reste soi, mais avec de nouvelles possibilités, un nouveau potentiel. Et j’ai cherché des carrières qui me permettraient de passer le plus de temps possible à l’hôtel, afin de vivre dans la peau de cet homme hôtelisé, amélioré, libre. (…) Ce monde dans lequel je vis, c’est comme une ville immense peuplée uniquement de passants, de gens qui y restent quelques jours avant de rentrer chez eux. Cette ville, ce monde, j’y vis. Je ne suis pas un passant. J’habite ici. »

« Ma stupeur refluait, mais j’avais du mal à former des phrases capables de décrire ma nouvelle réalité sans paraître délirantes. Les mots étaient là : hôtel, couloir, reliés ; distordu, courbe, infini. Mais les assembler… ça ne marchait pas. J’avais peur de ce que j’allais dire, d’articuler ce que je n’aurais jamais voulu croire. »

Way Inn, Will Wiles. Editions La Volte, 2018 (2014 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Marie Surgers. 279 pages.

Seul contre Osbourne, de Joey Goebel (2015)

Seul contre Osbourne (couverture)Une journée d’avril 1999, au lycée de Valandia, Kentucky (mais peu importe car « tous les lycées américains se ressemblent »). C’est sans le moindre plaisir que James, 17 ans, retourne en cours après les vacances de printemps. Ces camarades sont des brutes, sans classe, sans goût, obsédé par le sexe. Seule Chloe se détache du lot… jusqu’à ce qu’elle passe ses vacances à Panama City Beach en Floride, « une ville aussi chaude et puante qu’un tampon hygiénique » où vont tous les autres lycéens pour faire la fête et pour « choper ». La journée commence mal et le pire arrive lorsque toute la classe de création littéraire descend en flammes son roman. Alors, quand on lui offre la possibilité de se venger de ces idiots, James n’hésite pas et fait annuler le bal de fin d’année, événement vénéré par tous les terminales.

James n’aime pas grand-chose dans sa génération dont il fait une critique acerbe. Le monde vit à présent dans ce qu’il appelle la Grande Puterie débile, « le système dans lequel nous vivons, qui transforme chacun de nous en un corps sans cervelle ». Le corps semble avoir pris le pas sur le cerveau et il le regrette. Il soupire après la classe des générations passées, après la musique des décennies précédentes. Il méprise ces adolescents aux préoccupations limitées : s’amuser, occuper leur soirée, sortir avec quelqu’un, etc.

Mais ce n’est pas une diatribe haineuse de 400 pages contre les moins de 20 ans. James évolue au cours de cette journée chaotique. Il s’aperçoit que les apparences peuvent cacher des bonnes personnes – comme les populaires Hamilton Sweeney ou Stephanie Schnuckin qui se révèlent être intelligents et bons élèves – ou parfois des souffrances qu’ils taisent. Il voudrait les aimer, mais il n’y arrive pas car ils lui claquent la porte au nez. Ils refusent d’être aimés, ils parlent pour ne rien dire, taisant l’important : « On ne parle jamais de ce qui nous dérange le plus. Personne ne veut parler de rien. C’est ce qu’il y a de plus dur au monde à communiquer. Peut-être encore plus pour les adolescents. »

Ensuite, il n’est pas forcément aussi détaché qu’il aimerait l’être, qu’il aimerait le faire croire. Il pense autant que les autres à son apparence. Même s’il l’utilise pour se distinguer et non pour se rapprocher et se fondre dans la masse, elle lui donne le rôle du rebelle qui n’a rien à voir avec les idioties des lycéens. Son anticonformisme est un costume au même titre que certains adoptent celui du gangsta ou du mec cool. Hamilton Sweeney le lui d’ailleurs fait remarquer : « Tu sais quoi ? Je suis intelligent. Et vous devriez comprendre pourquoi je dois le cacher. Tu sais qu’il faut maintenir son image ici. Putain, tu fais la même chose. Tu es sûrement plus obsédé par ton image que moi. Cette histoire de bal – un mec comme toi n’avouera jamais qu’il veut y aller. Tu suis la partition autant que les autres. »

Et alors qu’il se moque de leur manière de se toucher sans cesse, de leur obsession d’avoir un.e petit.e ami.e, de leur fascination pour le sexe, il ressent la même envie d’être aimé et de ne pas être seul. Il se déclare à Chloe au cours de dessin et laisse échapper son désespoir auprès d’un autre élève : « Je n’aurai jamais d’enfants. Aucun être humain ne m’apprécie. Tu parles si je trouverai quelqu’un qui voudra m’épouser. »

Ce livre évoque bien les pensées, les prises de tête que l’on peut avoir quand on dans la situation de James : on est mal à son établissement, on ne s’y sent pas à sa place, on s’entend mieux avec les professeurs qu’avec les élèves, on ne comprend pas les autres personnes du même âge car ils semblent immatures. J’ai vraiment apprécié les nuances, les évolutions de James. Il n’est pas seulement intelligent, il est aussi attachant malgré son intransigeance. Lui-même reconnaît que des personnes trouvent grâce à ses yeux, que d’autres que lui parviennent à conserver leur originalité et leur identité.

J’ai également retrouvé des éléments qui m’ont rappelés mon lycée, comme la scène de la cantine : « Les gens devaient toujours aller à une table et demander s’ils pouvaient s’asseoir. C’était comme si le conseil d’administration s’était rassemblé pour dire : « Comment est-ce qu’on pourrait rendre la vie de nos élèves encore plus difficile ?… Je sais. Mettons-leur un nombre insuffisant de chaises pour déjeuner. » » C’était amusant.

J’ajouterais enfin que le livre se dévore. Le déroulement sur une seule journée de cours évite les longueurs ou les atermoiements sur des mois et rythme ainsi le récit.

Une journée dans un lycée banal pour une plongée intense dans les pensées torturées d’un adolescent. Une critique satirique de la société et de l’adolescence, âge cruel où la masse est reine.

« Je portais le deuil de l’enfant que j’avais été comme s’il s’agissait d’un être cher décédé. »

« Si on ne faisait pas attention, la notion même de progrès risquait de se résumer à un rêve charmant de nos ancêtres. »

La Grande Puterie débile :

« Elle écrase, oppresse et déshumanise, mais elle est plus efficace que Big Brother car nous nous surveillons tous mutuellement, nous sommes nos propres autorités, il n’y a pas d’échappatoire. Je n’insisterai jamais assez sur un point : la Grande Puterie débile met le monde en état de décomposition, mais l’espoir réside dans l’individu qui parvient à vivre dans la Prostitution tout en pensant par lui-même. »

« J’avais l’impression que chaque personne que j’avais connue m’avait hurlé « non » au visage. Mon cœur avait déjà été brisé tant de fois qu’il devait être méconnaissable. Il devait plutôt ressembler à une protubérance desséchée, calcifiée de désir, mais qui continuait de battre malgré elle au rythme de cette névrose romantique que je pourrais bien appeler comme tout le monde : l’amour. »

« Une personne a plus de manières de devenir mauvaise que le contraire. »

Seul contre Osbourne, Joey Goebel. Editions Héloïse d’Ormesson, 2015 (2013 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Samuel Sfez. 384 pages.