Le thème du mois de juillet des classiques fantastiques nous invitait à des vacances littéraires en bord de mer ou au grand large. J’ai choisi le grand large avec ce titre de Jules Verne… et je doute que l’on puisse vraiment parler de vacances !
Ce « Journal du passager J.-R. Kazallon » raconte ce qui était censé être une paisible traversée de l’Atlantique entre Charleston et Liverpool et qui se transforme en cauchemar. Une route inappropriée, du mauvais temps, un incendie, un échouement, telles sont les premières péripéties qui mettront le courage et l’esprit de l’équipage et des passagers à rude épreuve. Ce récit, inspiré par le naufrage de la Méduse, m’a également rappelé les Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe (l’étrangeté finale en moins), roman pour lequel Jules Verne proposera d’ailleurs une suite (franchement pas terrible) en 1897. Tous deux proposent un enchaînement apparemment sans fin de calamités et d’épreuves, météorologiques, physiques ou psychologiques pour éprouver l’endurance des voyageurs.
Jules Verne étudie beaucoup la physionomie de ses personnages, présentant, du fait de de leur allure, leur parler ou leur regard, des indices sur leur comportement et leur réactivité. Ainsi, dès le début, le capitaine se révèle peu digne de confiance de par une certaine mollesse qui sera confirmé par sa faiblesse d’esprit par la suite. Il présente différents caractères, physionomies et aspirations, et c’est intéressant de découvrir leur évolution, leurs réactions face à l’adversité, leurs forces et leurs faiblesses, mais – avec un côté un peu moralisateur – Verne tombe rapidement dans une dichotomie entre ceux qui s’avéreront « bons/moraux en dépit de tout » et les « mauvais/immoraux », les seconds étant souvent présentés dès le départ comme des prodiges de sottise, de cupidité ou de malignité. Il n’y a pas de véritable surprise quant au véritable caractère des personnages, ce qui est un peu dommage.
(Peut-être est-ce aussi que je ne suis pas aussi sévère que Verne et Kazallon sur le fait d’avoir recours à des moyens expéditifs pour survivre (et je le dis en étant parfaitement conscience que dans des conditions aussi critiques, je ne ferai très probablement pas partie des survivants). Ou que, lisant une mésaventure/drame/tragédie que je n’expérimenterai très probablement jamais, j’ai envie de vivre les choses par procuration, quitte à plonger dans la sauvagerie, et sans avoir besoin pour le coup d’être rassurée par une certaine forme de rédemption.)
Et évidemment, comme souvent chez Jules Verne, nous n’échapperons pas aux réflexions racistes, le cuisinier étant immanquablement un « nègre de mauvaise figure, à l’air brutal et impudent, qui se mêle aux autres matelots plus qu’il ne convient ».
Le huis-clos devient de plus en plus infernal et oppressant et, alors que le décompte des morts augmente peu à peu (à la manière d’un Dix petits nègres), j’ai été totalement absorbée par cette succession atroce de malheurs conduisant inévitablement à la barbarie. L’immersion est totale, notamment grâce à la narration au présent. (La seule chose qui m’a fait ressortir du récit est liée à la forme du journal : quand la situation devient atroce, quand le narrateur perd toutes ses forces, on aura du mal à croire qu’écrire son journal soit toujours sa priorité…)
Fait à signaler pour les personnes allergiques aux digressions, la science est étonnamment absente de ce roman, à l’exception des mesures nécessaires pour la navigation et d’une brève étude de cailloux (il n’a pas pu s’en empêcher, je crois). Les personnages sont véritablement au cœur de ce roman, isolés de toute technique par un désert liquide.
Le Chancellor est un récit de mésaventures maritimes très efficace et dynamique, à la fois réaliste, dramatique et cruel. Il n’est pas exempt de défauts et sa fin « les bons seront sauvés » m’a un peu déçue (même si je ne m’attendais pas vraiment à autre chose), mais j’ai passé un très bon moment.
« L’homme, longtemps menacé d’un danger, finit par désirer qu’il se produise, car l’attente d’une catastrophe inévitable est plus horrible que la réalité ! »
« (…) nous contemplons ces préliminaires de l’orage qui sont comme un coup d’essai de la nature, et nous oublions la situation présente pour admirer ce sublime spectacle d’un combat de nuages électriques. On dirait des forts crénelés dont la crête se couronne de feux. L’âme des plus farouches est sensible à ces grandes scènes, et je vois les matelots regarder attentivement cette incessante déflagration des nues. Sans doute, ils observent d’un œil inquiet ces « épars », ainsi nommés vulgairement, parce qu’ils ne se fixent sur aucun point de l’espace, annonçant une prochaine lutte des éléments. En effet, que deviendrait le radeau au milieu des fureurs du ciel et de la mer ? »
« Or, nous en sommes arrivés là ! Pour tout avouer, quelques-uns de mes compagnons se regardent d’un œil avide. Que l’on comprenne sur quelle pente nos idées glissent, et à quelle sauvagerie la misère peut pousser des cerveaux obsédés par une préoccupation unique ! »
« La proposition a été faite. Tous l’ont entendue, et tous l’ont comprise. Depuis quelques jours, c’était devenu une idée fixe, que personne n’osait formuler. On va tirer au sort. »
« Robert Kurtis croit-il donc encore à la terre ? Je n’y crois pas, moi ! Il n’existe ni continents, ni îles. Le globe n’est plus qu’un sphéroïde liquide, comme il était dans la seconde période de sa formation ! »
Le Chancellor, de Jules Verne. Éditions Famot, 1979 (1874 pour la première édition). 251 pages.