Le Phare au Corbeau met en scène un duo atypique : en effet, Agathe et Isaïah sont exorcistes. Agathe voit les esprits mais est incapable de converser avec eux et par là de les apaiser. C’est donc Isaïah qui, sans même les voir, les pousse à quitter notre monde. Quand on les appelle pour un manoir hanté en Bretagne, rien ne laisse supposer que l’esprit du lieu se montrera plus récalcitrant que les autres (hormis le fait que, si c’était le cas, il n’y aurait pas de roman). Sauf que lorsqu’il s’y mêle une malédiction, de multiples morts, des secrets bien gardés par des locaux peu amènes et une histoire macabre qui s’étale sur plusieurs siècles, la partie ne s’annonce pas si facile.
Je dois dire tout d’abord que je suis ravie d’avoir enfin pu appréhender la plume de Rozenn Illiano. Je suis son blog « Onirography » depuis quelques mois et ses nombreux projets n’ont cessé d’attiser ma curiosité. Il y a eu Midnight City, le livre vagabond (ma chronique est ici), ses petites poupées qui offrent un visage à ses personnages, et puis ce fameux « Grand Projet » qui rassemble et lie tous ses romans (si Le Phare au corbeau est le premier qui passe entre les mains d’un éditeur, Rozenn Illiano n’en est pas à son premier coup d’essai et a déjà publié plusieurs livres en auto-édition). Mais la vie et ma PAL et mes finances font que ce désir de découvrir son œuvre a toujours été repoussé… jusqu’à aujourd’hui !
L’exorcisme fait partie de la culture populaire et tout le monde aura des images ou des formules en tête (« Vade Retro Satana » par exemple). Pourtant, je ne crois pas avoir regardé beaucoup de films sur le sujet (non, pas même L’exorciste dont je n’ai vu que des extraits) et encore moins de livres. Je n’ai même aucun doute là-dessus : Le Phare au Corbeau était mon premier roman mettant en scène des exorcistes.
Ce qui a, je pense, fortement accru mon enthousiasme en commençant ce roman (c’est comme si tu me donnes une histoire de pirates : j’aime beaucoup les pirates, mais j’en lis finalement très peu, donc je serais dès le début très excitée à l’idée même de la lecture à venir). J’ai adoré cette plongée dans le monde du hoodoo et des rituels mêlant sorcellerie africaine et saints catholiques que pratique Isaïah. Les vévés, les herbes, les huiles, les formules… et la rencontre de cet univers underground des sorciers où certain·es absorbent les émotions des autres, ont des « intuitions » leur permettant de connaître des événements en train de se dérouler ou sur le point d’advenir, perçoivent les malédictions et bien sûr voient les morts. Un univers enthousiasmant, bien construit et immédiatement crédible.
Le cadre du roman était aussi fascinant qu’inquiétant. Le domaine de Ker ar Bran est un lieu qui ne pouvait que me fasciner. Ce phare scellé, dressé face à la mer ; le vent, menaçant de vous pousser à bas de la falaise ; les cris des goélands mêlés à ceux du fameux corbeau ; cette grande demeure mi-rénovée, mi-abandonnée ; ce domaine isolé du reste du village ; les morts qui parsèment son histoire… Une Bretagne qui fait fantasmer, aux légendes séculaires porteuses d’émerveillement et d’inquiétude.
Un endroit qui ne pouvait qu’enfanter mille craintes et superstitions… et tout autant de questions. Autant pour nous qui lisons les mots de Rozenn Illiano que pour Agathe. D’où lui vient ce sentiment de familiarité avec ce petit coin de Bretagne ? Pourquoi ce phare l’appelle-t-il ainsi ?
Les personnages sont également l’un des grands points forts de ce récit. Si Isaïah semble parfois si parfait que l’on ne peut qu’approuver Agathe lorsqu’elle déclare qu’« il devrait y avoir des lois contre ça », il n’en est pas pour autant agaçant et fade, travers dans lequel l’autrice aurait pu tomber. Il est un personnage lumineux et rassurant, confiant en lui et en les autres ; il est le pendant d’une Agathe plus sombre, introvertie et torturée. Sensation de ne pas être à sa place, honte face à un don incomplet, peur d’être inutile, inconfort face à de nouvelles personnes, mille doutes tourbillonnant sous son crâne… Agathe est un personnage un peu paumé dans lequel je me suis malheureusement beaucoup trop reconnue. Isaïah est pour elle un ami d’exception et leur relation fonctionne à merveille d’un bout à l’autre du récit.
Ce sont des personnages qu’il me plairait beaucoup de voir évoluer. C’est un roman tout fait indépendant, avec un début, un milieu et une fin, mais qui a cependant la possibilité d’évoluer en série (c’est en tout cas le souhait de l’éditeur, semble-t-il). La fin du récit – dont je ne peux rien vous dire – laisse percevoir des changements à venir dans leur façon de travailler et je suis curieuse de voir comment Agathe s’adaptera aux révélations de cette enquête.
Si la majeure partie de l’histoire se déroule en 2014, des chapitres ici et là nous ramènent quelques siècles en arrière en 1921 et 1839 à la rencontre du passé de Ker ar Bran, personnage à part entière dont l’ombre pèse sur chacun des protagonistes, mais aussi de Nenoga, Théophile de Saint-Amand ou encore Gwennyn. Des personnages aussi fragilisés par la vie que l’est Agathe. Des êtres craints, rejetés, car jugés trop différents. Leur indépendance, leurs savoirs, leurs croyances, leurs pouvoirs choquent et heurtent la petite communauté et les voilà bientôt livrés à la vindicte populaire.
Ma seule « déception » – je le mets entre guillemets car le mot est trop dur pour le sentiment réellement éprouvé – tient au résumé qui m’a induite en erreur. Je n’en blâme donc pas l’autrice, mais plutôt l’éditeur. En disant « il leur faudra ébranler le mutisme des locaux et creuser dans un passé que certains aimeraient bien garder enfoui », ce n’est pas faux, c’est même totalement ce qu’il se passe, mais dans des proportions bien moindres que ce que j’imaginais. L’enquête dans le village n’est pas le cœur du récit et se révèle finalement assez brève et vite expédiée (une fois que les personnages se lancent) alors que j’imaginais bien plus de rencontres, de mensonges et de répugnances à parler. Ce n’est pas une déception à proprement parler car je ne suis pas amère de ne pas avoir trouvé une plus longue enquête, mais ça m’a déstabilisé (c’est ça le sentiment réellement éprouvé) : je me demandais quand les locaux interviendraient dans cette affaire (comme quoi, je devrais toujours m’en tenir à mes lectures incomplètes des résumés, cela ne me réussit jamais).
Les dessins de Xavier Collette – à savoir la couverture du livre et son portrait d’Agathe – ont énormément influencé la manière dont je visualisais cette histoire. Je suis souvent totalement fan de son travail (il a notamment illustré un de mes jeux préférés, Abyss) et cette tendance se confirme avec Le Phare au Corbeau. Ses ambiances ont marqué mon imagination et toutes les images nées dans mon esprit (celle du domaine envahi par une sombre aura par exemple). Je trouve qu’il a parfaitement capturé l’atmosphère de la Bretagne que raconte Rozenn Illiano et le caractère d’Agathe, toutes deux fières, indomptables, uniques.

Agathe, par Xavier Collette
Que vous croyez ou non aux esprits, je vous invite à découvrir Le Phare au Corbeau et son envoûtante histoire de fantômes. Pour ses personnages humains et attachants, pour ses paysages de côtes bretonnes battues par les vents et les vagues, pour son ambiance de magie, de superstitions et de légendes, pour ce mélange de fantastique, de douce frayeur et de croyances populaires, pour la magnifique couverture de Xavier Collette… pour bien d’autres raisons qu’il vous faudra découvrir par vous-mêmes.
« Que le spectacle commence, répète toujours Isaïah. Lui se considère en représentation ; moi, j’ai l’impression de jouer ma vie au point de sentir sur mon âme comme un trait gravé avec la pointe d’une pierre, un pour chaque mort que je fixe dans les yeux. Leurs regards me brûlent. Leurs regards me brûlent parce qu’ils me voient, et ils me voient parce que moi je les vois. »
« La jeune femme comprit que tout était perdu pour elle. Personne ne lui viendrait en aide, et surtout pas sa famille. Lorsqu’elle leva les yeux vers sa mère, s’arrachant au poignant spectacle de Lug et d’Enora terrorisés dans leur coin, elle la vit telle qu’elle était : une femme vieillie trop tôt qui n’avait jamais pu accepter les chaînes qu’elle portait, qui avait dû subir sa vie puisqu’elle ne pouvait pas faire autrement. Comme toutes les femmes du village, comme toutes celles qui vivaient dans la région ou ailleurs, condamnées à se marier et à devenir mère parce que leur famille en avait décidé ainsi, à endurer les assauts pressants de leur mari, la terrible douleur de l’enfantement, le travail aux champs ou au lavoir, l’esprit et le corps enfermés dans une cage en fer. L’on traitait de sorcières celles qui s’échappaient de cette geôle, qu’elles possèdent véritablement des pouvoirs ou non… Comment Gwennyn pouvait-elle espérer sans sortir ? »
Magie grise, T1, Le Phare au Corbeau, Rozenn Illiano. Critic, 2019. 382 pages.
Challenge Voix d’autrice : un livre dont le personnage principal est une femme
Challenge de l’imaginaire