Bel-Ami, de Guy de Maupassant (1885)

Bel-AmiCes derniers temps, j’ai eu une bonne envie de classiques et j’en profite pour tirer des reliques de ma PAL. D’où ma lecture de Bel-Ami. L’ascension sociale d’un homme de peu de talent et de peu de goût pour le travail grâce aux femmes qu’il rencontre et séduit et, à travers elles, à leur époux, leur influence, leur argent, leur cercle…

C’est un roman très agréable à lire, et, n’eussent été des vacances de Noël bien remplies, nul doute que j’aurais pu le dévorer au lieu de le traîner pendant deux semaines tant j’ai été séduite par l’intelligence et la fluidité de l’écriture de Maupassant. Si vous redoutez les classiques, Bel-Ami me semble tout à fait accessible !

J’ai eu peu de sympathie envers un George Duroy avide, manipulateur et perpétuellement insatisfait. Son infatuation face à son physique avantageux, son orgueil quant à ses effets sur les femmes et le dédain – voire la cruauté – dont il peut faire preuve envers celles qui ne lui sont plus assez utiles le rendent peu attachant. Néanmoins, son utilisation rusée des jeux de pouvoir et sa science de marionnettiste tirant les ficelles adéquates des relations et influences sont du début à la fin plaisantes à suivre avec cette question : jusqu’où ira-t-il, cet homme sans argent, ce journaliste dépourvu de talent pour l’écriture ? Les apparences (physiques et spirituelles), des recommandations, un choix judicieux de relations (féminines et masculines), voilà la recette du succès pour ce fat dont l’auteur semble se moquer tout au long du récit.
Cependant, j’en serais presque arrivée à ressentir un brin de compassion pour lui. Au départ, ses espoirs de gloire et de fortune restent assez modestes – certes, il les souhaite toujours faciles –, mais alors que se succèdent les réussites, que s’améliore sa situation, que s’anoblit le monde qu’il côtoie, il semble se perdre lui-même. Dévoré par la cupidité et la jalousie, il devient de plus en plus méprisant et détestable, de plus en plus lamentable et cruel. La malédiction de l’argent et du pouvoir – ce désir perpétuellement insatisfait qui rugit de plus en plus fort – enterre le fils des humbles aubergistes normands pour laisser la place à une créature puissante mais sans cœur.

En revanche, j’ai été particulièrement surprise – une bonne surprise – par le personnage de Madeleine Forestier. Les femmes dans les classiques n’ont pas toujours la meilleure place ou la psychologie la plus fouillée, mais Madeleine se distingue indubitablement. Femme de journaliste, elle fait preuve d’une incontestable intelligence, d’une grande finesse et d’un talent d’écrivaine qui assure un franc succès à chacun de ses articles. Sauf qu’étant femme et par là même exclue de la vie politique, elle est obligée de se servir de ces derniers pour donner libre cours à son esprit. Très cultivée, elle traite avec les hommes d’État sans frémir et sait gérer ses affaires tout en revendiquant sa liberté. Une femme libre, passionnante et clairement féministe, qui malheureusement succombera elle aussi à ce Bel-Ami à la moralité douteuse…

« Comprenez-moi bien. Le mariage pour moi n’est pas une chaîne, mais une association. J’entends être libre, tout à fait libre de mes actes, de mes démarches, de mes sorties, toujours. Je ne pourrais tolérer ni contrôle, ni jalousie, ni discussion sur ma conduite. Je m’engagerais, bien entendu, à ne jamais compromettre le nom de l’homme que j’aurais épousé, à ne jamais le rendre odieux ou ridicule. Mais il faudrait aussi que cet homme s’engageât à voir en moi une égale, une alliée, et non pas une inférieure ni une épouse obéissante et soumise. Mes idées, je le sais, ne sont pas celles de tout le monde, mais je n’en changerai point. Voilà. »

Maupassant peint aussi une époque, la Troisième République, et insère dans son roman des échos à des événements d’alors, tel que des magouilles coloniales au Maghreb, l’ascension et la chute d’hommes politiques. Il raconte l’influence de la presse, le pouvoir de l’argent, les racontant de manière peu flatteuse. Arnaques, oisiveté entre interviews fictives et séances de bilboquet dans les bureaux, relations entremêlées de l’information, du pouvoir et de l’argent, opportunisme…

Bel-Ami trace d’une plume acéré le portrait d’un arriviste sans scrupules dévoré par ses désirs de gloire et de reconnaissance. De nombreux protagonistes – bien plus attachants ou intéressants finalement que lui – feront les frais de son ambition. Manipulations, trahisons, ruses et scandales font le sel de ce roman réaliste qui aura su m’accrocher par les péripéties de cette irrésistible ascension dans la société bourgeoise du XIXe siècle et me surprendre par le personnage de Madeleine Forestier.

« La vie est une côte. Tant qu’on monte, on regarde le sommet, et on se sent heureux ; mais, lorsqu’on arrive en haut, on aperçoit tout d’un coup la descente, et la fin, qui est la mort. Ça va lentement quand on monte, mais ça va vite quand on descend. À votre âge, on est joyeux. On espère tant de choses, qui n’arrivent jamais d’ailleurs. Au mien, on n’attend plus rien… que la mort. »

« Il s’arrêta en face d’elle ; et ils demeurèrent de nouveau quelques instants les yeux dans les yeux, s’efforçant d’aller jusqu’à l’impénétrable secret de leur cœurs, de se sonder jusqu’au vif de la pensée. Ils tâchaient de se voir à nu la conscience en une interrogation ardente et muette : lutte intime de deux êtres qui, vivant côte à côte, s’ignorent toujours, se soupçonnent, se flairent, se guettent, mais ne se connaissent pas jusqu’au fond vaseux de l’âme. »

Bel-Ami, Guy de Maupassant. Folio classique, 2014 (1885). 435 pages.

Le journal d’une femme de chambre, de Benoît Jacquot, avec Léa Seydoux, Vincent Lindon (France, 2015)

Journal d'une femme de chambre (affiche)J’avais tellement aimé le roman de Mirbeau, ce Journal d’une femme de chambre si immoral, si vif, si impertinent ! Pourquoi suis-je allée voir ce film que je pressentais plutôt mal, avec une actrice qui me hérisse le poil ? La réponse est simple : j’accompagnais quelqu’un. En tout cas, il n’a pas déçu mes attentes : c’est une catastrophe.

Le pitch du film en deux mots : Célestine, une jeune bonne, quitte Paris pour aller servir un couple de provinciaux. Madame est sèche et méprisante, Monsieur est faible et coureur de jupon. Il y a aussi Joseph, un vieux domestique bourru. Quelques autres protagonistes autour et l’histoire du film s’arrête là. (Attention, je parle bien du film ! Le film est autrement plus fouillé !)

Tout d’abord, les acteurs. Léa Seydoux mérite d’être félicitée pour son exploit. Elle est tout de même parvenue à rendre la piquante Célestine fade et insipide. L’inexpressive Léa Seydoux est égale à elle-même : un seul jeu, une seule expression quel que soit le film. (Quand je pense que le génial Dolan va réaliser un film avec elle et Marion Cotillard, j’ai envie de fuir les salles obscures.)

Vincent Lindon retrouve un rôle de bourru qu’il semble affectionner et est plus inaudible que jamais. Jacquot semble avoir eu un souci de direction d’acteurs car les autres ne sont pas beaucoup mieux, notamment le jeune Vincent Lacoste.

L’histoire ensuite (et je terminerais là). Le livre était une critique des bourgeois comme des domestiques car le portrait que Célestine faisait de ses « collègues » n’était pas particulièrement flatteur. Ici, quelques phrases du livre jetées de temps à autre ne suffisent pas à rendre ce caractère irrévérencieux du chef-d’œuvre de Mirbeau. Loin de la vivacité de Célestine, le film est lent et mou.

Rien de l’impertinence du livre, de sa verve qui nous plonge avec passion dans ce monde de bourgeois et de domestiques. Lisez le livre de Mirbeau et oubliez le film de Jacquot !

Le Journal d’une femme de chambre, par Octave Mirbeau (1900)

« C’est si joli les mots justes ! Mirbeau aime la beauté, et il se heurte à chaque pas à la laideur, il rêve de justice et il rencontre partout l’iniquité, il est fou de liberté et il ne voit autour de lui que servitude et oppression. Mirbeau – on attend ce mot de Jules Renard – se lève triste et se couche furieux. »

(Noël Arnaud, préfacier)

Journal d'une femme de chambre (couverture)Quelle découverte que ce journal !

Célestine est une domestique, une femme de chambre, de cette fin du XIXe siècle. Habituée à Paris et au tumulte de cette vie urbaine, elle découvre une nouvelle place… en Normandie. A travers son journal, elle narre son quotidien, ses maîtres, ses voisins, et de nombreux regards par-dessus son épaule sont autant d’occasion de nous dévoiler son passé.

« L’on va, l’on va, et c’est toujours la même chose. Voyez cet horizon poudroyant là-bas… c’est bleu, c’est rose, c’est frais, c’est lumineux et léger comme un rêve… Il doit faire bon vivre là-bas… Vous approchez… vous arrivez… Il n’y a rien… Il n’y a rien… rien de ce qu’on est venu chercher… »

Ecrit en 1900, Mirbeau donne la parole à une soubrette, à une fille sans condition. Célestine est tellement attachante par sa vivacité, sa drôlerie, sa perspicacité et son impertinence. Et malgré ses travers. Car les domestiques ne sont pas mieux que leurs employeurs. L’immoralité est partout. Maîtresses jalouses et avares, maîtres voyeurs et tripoteurs, domestiques manipulateurs et médisants, pays antisémite. La critique de la société est acide et tout le monde en prend pour son grade. Célestine est féroce dans ses portraits des domestiques comme elle l’est pour les maîtres. Pas de manichéisme, l’être humain est compliqué et connaît de nombreux tourments, de nombreux doutes, de nombreuses joies, quel que soit son statut social. Les domestiques ne sont pas idéalisés ou simplement présentés comme des victimes des méchants maîtres et c’est ce qui confère énormément d’intérêt au livre.

« Les grandes dames, disait William, c’est comme les sauces des meilleures cuisines, il ne faut pas voir comment ça se fabrique… Ça vous empêcherait de coucher avec… »

« Quand je pense qu’il est des domestiques qui passent leur vie à débiner leurs maîtres, à les embêter, à les menacer… Quelles brutes !… Quand je pense qu’il en est qui voudraient les tuer… Les tuer !… Et puis après ?… Est-ce qu’on tue la vache qui nous donne du lait, et le mouton de la laine… On trait la vache… on tond le mouton… adroitement… en douceur… »

Et la description de ces milieux bourgeois est terrible. Ça pue dans ces belles maisons, il y flotte un parfum nauséabond de suffisance, de secrets, de pratiques tordues. On y parade, on y est riche, on y est spirituel, on y est honorable, on y est condescendant… Belles dames et élégants messieurs. Et pourtant…

« Je connais ces types de femmes et je ne me trompe point à l’éclat de leur teint. C’est rose dessus, oui, et dedans, c’est pourri… Ça ne tient debout, ça ne marche, ça ne vit qu’au moyen de ceintures, de bandages hypogastriques, de pessaires, un tas d’horreurs secrètes et de mécanismes compliqués… Ce qui ne les empêche pas de faire leur poire dans le monde… Mais oui ! C’est coquet, s’il vous plaît… ça flirte dans les coins, ça étale des chairs peintes, ça joue de la prunelle, ça se trémousse du derrière ; et ça n’est bon qu’à mettre dans des bocaux d’esprit de vin… Ah ! malheur !… On n’a guère d’agrément avec elles, je vous assure, et ça n’est pas toujours ragoûtant de les servir… »

« Si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens. » 

L’écriture est fluide et simple. Pas mal écrit, non, simplement Mirbeau ne fait pas dans la fioriture et va droit au but. Il nous plonge dans cette période, dans cet univers de la domesticité, tout en restant très actuel. Les portraits qui se dessinent sous la plume acérée de Célestine n’ont rien de datés même s’ils prennent place dans ce contexte de relations maîtres/domestiques, dans une année très marquée par l’affaire Dreyfus.

Un livre particulièrement fin et perspicace, immoral et profondément humain.

« Les pauvres sont l’engrais humain où passent les moissons de vie, les moissons de joie que récoltent les riches, et dont ils mésusent si cruellement, contre nous… » 

« Il y a des moments où c’est en moi comme un besoin, comme une folie d’outrage… une perversité qui me pousse à rendre irréparables des riens… Je n’y résiste pas, même quand j’ai conscience que j’agis contre mes intérêts, et que j’accomplis mon propre malheur… » 

« Ce qu’il y a de sublime, vois-tu, dans les vers, c’est qu’il n’est point besoin d’être un savant pour les aimer… au contraire… Les savants ne les comprennent pas et, la plupart du temps, ils les méprisent, parce qu’ils ont trop d’orgueil… Pour aimer les vers, il suffit d’avoir une âme… une petite âme toute nue, comme une fleur… Les poètes parlent aux âmes des simples, des tristes, des malades… Et c’est en cela qu’ils sont éternels… Sais-tu bien que, lorsqu’on a de la sensibilité, on est toujours un peu poète ? » 

« Je vous demande en quoi consiste la Foi ?… Ah !… vous ne le savez pas non plus ?… Eh bien, la Foi consiste à croire ce que vous dit votre bon curé… et à ne pas croire un mot de tout ce que vous dit votre instituteur… Car il ne sait rien, votre instituteur… et ce qu’il vous raconte, ce n’est jamais arrivé… »

Le Journal d’une femme de chambre, Octave Mirbeau. Le Livre de Poche, 2012 (1900 pour l’édition originale). 502 pages.