Le talent est une fiction : déconstruire les mythes de la réussite et du mérite, de Samah Karaki (2023)

Le talent est une fictionJuste après avoir découvert cet essai grâce à Guillaume Meurice, j’ai eu le plaisir de le voir dans la dernière Masse critique Babelio spéciale non-fiction, et le plaisir plus grand encore d’être choisie pour le lire.

Cet essai déboulonne les croyances liées au talent et aux réalisations apparemment sorties de nulle part des grands artistes, sportifs ou scientifiques : parmi les mythes les plus courants, ceux selon lesquels le talent et le succès se cacheraient dans un gène particulier, ou dans un travail individuel acharné, ou dans la maxime « quand on veut, on peut ». Mais ce que montre Samah Karaki au travers de multiples études interdisciplinaires et des évolutions des connaissances (notamment en générique ou en neurosciences) est le rôle crucial, l’impact capital, des déterminismes sociaux, économiques, culturels ou même géographiques.
Elle expose comment ces postulats ont permis – et permettent encore – de justifier la domination des riches, des hommes et des Blancs, comment la biologie a été instrumentalisée pour justifier des thèses racistes, sexistes, essentialistes. Au fil des décennies, les tests de QI ont été utilisé pour « prouver » des tests racistes, la méritocratie a facilité la culpabilisation des classes modestes en les mettant face à une supposé responsabilité dans leur place sociale, les biographies des « génies » ont été écrites de manière à atténuer l’importance d’avantages indéniables en terme d’accompagnement, d’exposition précoce, d’éducation, de ressources, d’opportunités. Et malgré des preuves scientifiques, certaines idées reçues ont la vie dure et continuent de nourrir le sexisme, le racisme ou les inégalités sociales et, par-là, des stéréotypes qui pèsent lourd dans la réalisation de soi et l’accès à la reconnaissance.

L’idée n’est pas de nier les succès, de dénigrer les performances impressionnantes, mais simplement de reconnaître ce qui a permis à leurs auteurs et autrices de les créer, de les accomplir, et de ne plus évaluer la valeur individuelle de chacun à l’aune de ses succès.
De même, l’autrice invite à repenser le système scolaire et universitaire pour valoriser les intelligences diverses et non seulement les parcours millimétrés au sein des grandes écoles, récompensés par certains diplômes plutôt que d’autres, qui reproduisent indéfiniment le même schéma. Elle prône ainsi des projets collectifs pour repenser notre rapport au succès et à la compétition perpétuelle au profit de l’apprentissage pour soi (et non pour battre et dominer) et du plaisir, autorisant ainsi la liberté de ne pas exceller. Elle souligne l’importance de reconnaître enfin la diversité des intelligences, des parcours, des chances et des ambitions personnelles.

Un essai passionnant, d’une fluidité qui le rend agréable à lire (étant donné que je lis peu d’essais, je reconnais que ça reste important pour moi). À titre personnel, j’y ai trouvé des pistes de réflexion qui ont amené des prises de conscience, ainsi qu’une forme de soulagement à lire ces propos intelligents et étonnamment libérateurs.

Pour celles et ceux qui voudront creuser le sujet, le livre s’appuie sur une riche bibliographie d’ouvrages et publications scientifiques.

« La mesure de l’intelligence devient dès lors une façon de convaincre une personne de sa propre valeur sociale, d’amener les gens à accepter la position particulière qu’ils occupent dans la société, de les convaincre que celle-ci est le reflet de leur mérite individuel. « Il n’y a pas de stabilisateur de classe sociale plus fort, au sein d’un système de classe sociale hiérarchiquement ordonné, que la croyance, de la part de la classe inférieure, que sa place dans la vie n’est vraiment pas arbitrairement déterminée par le privilège, le statut, la richesse et le pouvoir, mais est une conséquence du mérite, distribué de manière équitable », déclare [l’historien Clarence] Karier. »

« L’idée ici est que derrière ce qui peut nous apparaître comme un accomplissement mystique, il existe des déclencheurs, des inspirations, de petites avancées qui améliorent la réalisation d’une œuvre. Et que ces innovations sont tout aussi passionnantes que l’idée du génie des grands maîtres. »

« Ce phénomène, consistant à blâmer l’individu plutôt que les structures, se détourne des problèmes politiques, économiques et sociaux plus larges et encourage les individus à se replier sur eux-mêmes et à travailler sur leurs mindsets comme moyen d’atteindre la meilleure version d’eux-mêmes. Cela renforce l’idée selon laquelle « le travail acharné est synonyme de succès », tout en ignorant tous les obstacles qui dictent où vous vous situez sur la ligne de départ vers le succès. L’état d’esprit, le mindset, le développement personnel renforcent ainsi de puissantes idéologies et mythes culturels sur le caractère individuel en supposant que le caractère et les comportements individuels sont principalement ou uniquement la source du succès et de l’échec. »

« Clairement, croire à notre talent et à notre mérite ne semble pas nous rendre plus ouverts à la réalité des autres. Plus nous nous considérons comme autodidactes et autosuffisants, moins nous devenons susceptibles de nous soucier du sort de ceux qui ont moins de chance et de privilèges que nous. Cela finit par nous rendre largement aveugles aux barrières structurelles, scolaires, culturelles et sociales auxquelles se heurtent les personnes qui échouent. La hiérarchie de la réussite devient une hiérarchie du respect social n’accordant la dignité qu’à ceux qui sont au sommet en venant valider la toute-puissance de la volonté et du libre arbitre de ceux qui réussissent malgré les obstacles. La société méritocratique laisse peu de place à la distinction entre réussite et estime sociale. »

« La course au succès paraît plus une course de relais dans laquelle nous héritons des positions de départ de nos parents. »

Le talent est une fiction : déconstruire les mythes de la réussite et du mérite, Samah Karaki. Éditions JC Lattès, coll. Nouveaux jours, 2023. 305 pages.

Le père Goriot, d’Honoré de Balzac (1842)

Le père Goriot (couverture)Eugène Rastignac, issue d’une famille de province, noble mais peu fortunée, monte à Paris pour y faire son droit. Il vit dans une pension modeste, mais rêve de s’intégrer dans la grande société. Il s’attache à son vieux voisin de palier, le père Goriot, mais aspire à côtoyer ses filles à qui il a distribué l’essentiel de sa fortune.

Pour être exacte, ce n’était pas une vraie découverte dans le sens où je l’avais déjà lu il y a une quinzaine d’années. Cependant, mes souvenirs ont eu largement le temps de se troubler depuis et, désireuse de renouer avec Balzac, j’ai souhaité rafraîchir ma mémoire. Que j’ai bien fait ! Car je me suis régalée avec ce classique.

Difficile de le lâcher une fois prise dans le récit. Dans un récit cruel, il faut bien le dire. J’ai été émue – malgré l’irrésistible envie de le secouer pour lui faire ouvrir les yeux parfois – par cette figure de père qu’est le père Goriot : un homme aimant inconditionnellement ses filles et prêt à tout pour satisfaire leurs moindres désirs. Pourtant, il est par là même faillible car cet amour absolu qui l’aveugle ne lui sera nullement rendu et causera sa perte (« J’avais trop d’amour pour elles pour qu’elles en eussent pour moi. »). En effet, ses filles, Anastasie de Restaud et Delphine de Nucingen, toujours gâtées mais jamais comblées, sont devenues des monstres d’égoïsme. Elles sont révoltantes de cupidité et d’indifférence, parties prenantes d’une société cynique et impitoyable.
Cependant, la critique ne touche pas uniquement (et pas toutes) les femmes : en réalité, la plupart des personnages sont arrivistes, à la recherche de toujours plus de pouvoir conféré par l’argent et la position sociale, mais aussi menteurs, joueurs, infidèles… Dans cette société, on quête des faveurs auprès des personnalités en vue mais l’on n’hésitera pas une seconde à se délecter de leurs malheurs si elles chutent. Rastignac n’est pas (encore) détestable car il n’est pas totalement débarrassé de ses idées provinciales, car son cœur a parfois des mouvements généreux, car il se prend d’une réelle amitié pour Goriot, mais il n’en a pas moins des rêves de gloire qui le font parfois pencher vers un comportement moralement discutable et son action finale sera celle d’un ambitieux prêt à tout pour servir ses intérêts.

J’ai été fascinée par les personnages racontés par Balzac. Or, il y a de nombreux protagonistes à rencontrer dans ce roman, que ce soit du côté de la riche société ou de la pension Vauquer, au fil de l’intrigue et de descriptions passionnantes. Je me suis délectée de cette pluralité de portraits, tant physiques que psychologiques.
D’autant que ces portraits s’assemblent pour dessiner une vaste peinture sociale. Dans sa Comédie humaine, Balzac raconte la société sous la Restauration à travers un réseau de personnages qui rejoignent et se retrouvent de romans en romans. Un procédé vis-à-vis duquel je suis toujours enthousiaste, désireuses de creuser l’histoire des personnages que j’ai aimé. Notamment, je me réjouis de retrouver le forçat captivant Vautrin – j’ai d’ailleurs été agréablement étonnée de trouver un personnage homosexuel chez Balzac, je l’avoue – dans Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes ou la vicomtesse de Beauséant – rare figure aimable et touchante – dans La femme abandonnée.

Un roman réaliste et ardent, riche en sentiments, peinture d’une société sans pitié.

 Et vous, quels sont vos romans préférés de Balzac ?

« Madame, j’ai, sans le savoir, plongé un poignard dans le cœur de madame de Restaud. Sans le savoir, voilà ma faute, dit l’étudiant que son génie avait assez bien servi et qui avait découvert les mordantes épigrammes cachées sous les phrases affectueuses de ces deux femmes. Vous continuez à voir, et vous craignez peut-être les gens qui sont dans le secret du mal qu’ils vous font, tandis que celui qui blesse en ignorant la profondeur de sa blessure est regardé comme un sot, un maladroit qui ne sait profiter de rien, et chacun le méprise. »

« Ce qui arrive à ce père peut arriver à la plus jolie femme avec l’homme qu’elle aimera le mieux : si elle l’ennuie de son amour, il s’en va, il fait des lâchetés pour la fuir. Tous les sentiments en sont là. Notre cœur est un trésor, videz-le d’un coup, vous êtes ruinés. Nous ne pardonnons pas plus à un sentiment de s’être montré tout entier qu’à un homme de ne pas avoir un sou à lui. Ce père avait tout donné. Il avait donné, pendant vingt ans, ses entrailles, son amour ; il avait donné sa fortune en un jour. Le citron bien pressé, ses filles ont laissé le zeste au coin des rues. »

« Eh  bien ! monsieur de Rastignac, traitez ce monde comme il mérite de l’être. Vous voulez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combien est profonde la corruption féminine, vous toiserez la largeur de la misérable vanité des hommes. Quoique j’aie bien lu dans ce livre du monde, il y avait des pages qui cependant m’étaient inconnues. Maintenant je sais tout. Plus froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous serez craint. »

Le père Goriot, Honoré de Balzac. Gallimard, coll. Folio classique, 2001 (1842 pour la première édition). 436 pages.

L’Homme qui rit, de Victor Hugo (1869)

Lu dans le cadre du rendez-vous « Les fantastiques classiques » qui voyait s’affronter ce mois-ci Marcel Proust et Victor Hugo : choix évident pour moi, car Victor m’attire toujours plus que ce terrifiant Marcel et je n’avais pas le temps pour deux auteurs de cette envergure.

Les classiques, c'est fantastique - Hugo VS Proust

Angleterre, 1690. Un enfant défiguré et abandonné et une jeune orpheline sont recueillis par un saltimbanque philosophe et solitaire et son loup. Quinze ans plus tard, « L’Homme qui rit » attire tous les succès mais se forge un esprit de révolte envers les injustices sociales qui éclatera quand sera révélé un étonnant secret.

L'Homme qui rit (couverture)Je pensais avoir le temps de lire en octobre ; de toute évidence, pas vraiment car j’ai passé le mois avec Gwynplaine, Ursus, Dea, Homo et Victor. Heureuse compagnie, il faut bien l’avouer. J’attendais avec impatience cette nouvelle lecture hugolienne après les chocs littéraires que furent Les Misérables et Notre-Dame de Paris.

Dès les premières pages, j’ai été chamboulée par la poésie des descriptions. La rencontre avec Ursus et Homo fut juste sublime et m’apporta dès les premières pages cette réconfortante sensation de plonger à nouveau dans un roman d’exception.

« Ursus était remarquable dans le soliloque. D’une complexion farouche et bavarde, ayant le désir de ne voir personne et le besoin de parler à quelqu’un, il se tirait d’affaire en se parlant à lui-même. Quiconque a vécu solitaire sait à quel point le monologue est dans la nature. La parole intérieure démange. Haranguer l’espace est un exutoire. Parler tout haut et tout seul, cela fait l’effet d’un dialogue avec le dieu qu’on a en soi. C’était, on ne l’ignore point, l’habitude de Socrate. Il se pérorait. Luther aussi. Ursus tenait de ces grands hommes. Il avait cette faculté hermaphrodite d’être son propre auditoire. Il s’interrogeait et se répondait ; il se glorifiait et s’insultait. On l’entendait de la rue monologuer dans sa cahute. Les passants, qui ont leur manière à eux d’apprécier les gens d’esprit, disaient : c’est un idiot. »

Par la suite, chapitre après chapitre se déroule un ouvrage grandiose, parfois grandiloquent certes mais extraordinaire. Car, au-delà de l’intrigue résumée, avec Hugo, tout est prétexte à digressions qui viennent servir l’histoire. Ainsi, outre le fait qu’il prend son temps pour poser le cadre et développer ses personnages, il sublime également la nature et ses affres, ses beautés et ses violences tout en exaltant en parallèle l’intériorité des personnages, les émotions et les dilemmes qui les traversent. Le récit s’ouvre sur les pièges de la mer, de la neige et de la nuit avant de raconter ceux – cruels et révoltants – des hommes. Oreilles bouchées et cœurs fermés.
Au cœur des injustices, des pauses, à l’instar de la rencontre poignante d’Ursus et des enfants Gwynplaine et Dea. Misanthropie bougonne immédiatement emplie de tendresse. Après le silence au milieu des éléments, un dialogue, un échange. Après la solitude, des âmes qui se trouvent et s’adoptent.
Ce quatuor est tout simplement magnifique. Autant j’avais bien souvent entendu parler de Gwynplaine et Dea, autant j’ai pu découvrir – et quelle rencontre ! – Ursus et Homo. S’ils sont souvent archétypes, ils sont aussi sincérité, poésie et émotion. La luminosité protectrice de Dea, les tirades d’Ursus et ses marmonnements attendris, la présence réconfortante d’Homo, Gwynplaine tiraillé, tenté, furieux, majestueux…

« Dea avait un voile, la nuit, et Gwynplaine avait un masque, sa face. Chose inexprimable, c’était avec sa propre chair que Gwynplaine était masqué. Quel était son visage, il l’ignorait. Sa figure était dans l’évanouissement. On avait mis sur lui un faux lui-même. Il avait pour face une disparition. Sa tête vivait et son visage était mort. Il ne se souvenait pas de l’avoir vu. »

Retrouver la verve d’Hugo fut à nouveau un plaisir immense et jamais démenti. Sa plume, précise, foisonnante, éclatante, érudite, recherche constante d’un vocabulaire parfait. Ses portraits tout de vie, d’images, de fureur et d’émotions. Ses parenthèses, ses développements d’une richesse inouïe. Son intelligence, qui va bien au-delà des références historiques, mythologiques, bibliques que je ne peux prétendre toutes saisir. Ses apostrophes au lecteur. Ses touches d’ironie qui critiquent une société, une injustice, ce cynisme s’opposant aux personnages romantiques et idéalistes.

« Funèbre rentrée de l’ombre dans une âme. Ainsi s’opérait, en ce Gwynplaine qui avait été un héros, et qui, disons-le, n’avait peut-être pas cessé de l’être, le remplacement de la grandeur morale par la grandeur matérielle. Transition lugubre. Effraction d’une vertu par une troupe de démons qui passe. Surprise faite au côté faible de l’homme. Toutes les choses inférieures qu’on appelle supérieures, les ambitions, les volontés louches de l’instinct, les passions, les convoitises, chassées loin de Gwynplaine par l’assainissement du malheur, reprenaient tumultueusement possession de ce généreux cœur. Et à quoi cela avait-il tenu ? à la trouvaille d’un parchemin dans une épave charriée par la mer. Le viol d’une conscience par un hasard, cela se voit. »

Hugo, à travers ses protagonistes, dénonce la roulette du pouvoir, la justice dévoyée, la peur des petits constamment écrasés, l’oisiveté immorale de l’aristocratie, le gouffre entre ceux qui ont tous et ceux qui ne sont rien. En ces temps d’instabilité politique où l’Angleterre oscille entre république et monarchie, Gwynplaine affute son esprit critique, constate les inégalités et la toute-puissance écœurante des lords jusqu’à cet aboutissement : un discours déchirant et éclairant, criant de vérité. De là un drame : l’impossibilité pour cette voix sensible, intelligente et raisonnable de se faire entendre à travers son masque de chair.
À l’instar de Notre-Dame de Paris, Hugo interroge : qui sont les véritables monstres ? Question rhétorique, me direz-vous… Josiane et Barkilphedro – dont je ne dirai rien pour vous laisser le plaisir de la découverte – m’auront marquée à l’image d’un Javert ou d’un Frollo…

« Celui qui se venge d’un bienfait, quel homme ! Barkilphedro était ce colosse. Ordinairement l’ingratitude est de l’oubli ; chez ce privilégié du mal, elle était de la fureur. L’ingrat vulgaire est rempli de cendre. De quoi était plein Barkilphedro ? d’une fournaise. Fournaise mêlée de haine, de colère, de silence, de rancune, attendait pour combustible Josiane. Jamais un homme n’avait à ce point abhorré une femme sans raison. Quelle chose terrible ! Elle était son insomnie, sa préoccupation, son ennui, sa rage.
Peut-être en était-il un peu amoureux. »

Certes, l’on se demanderait presque parfois si l’intrigue avance dans ce roman bavard et dense (où l’abondance de mots semble tenter de s’affranchir des frontières des mots et donner à ressentir le caractère vaporeux et fourmillant de la pensée), intimidant plaidoyer politique. Et pourtant, oui. Car cette histoire superbe est une plongée dans une société, dans les classes sociales qui dessinaient l’Angleterre des XVII-XVIIIe siècles ainsi que dans des destinées individuelles magnifiques. Une plongée dans la misère, l’inhumanité, le sordide et, malgré tout, l’espoir. Encore une fois, Hugo, perpétuel virtuose, m’a transportée et bouleversée, c’est un souffle puissant, à la fois magistral et déchirant. Je suis émerveillée et éblouie, que dire de plus.

« Cela faisait des êtres dont la loi d’existence était monstrueusement simple : permission de souffrir, ordre d’amuser. »

« Il est presque impossible d’exprimer dans leurs limites exactes les évolutions abstruses qui se font dans le cerveau. L’inconvénient des mots, c’est d’avoir plus de contour que les idées. Toutes les idées se mêlent par les bords ; les mots, non. Un certain côté diffus de l’âme leur échappe toujours. L’expression a des frontières, la pensée n’en a pas. »

« – Qui êtes-vous ? d’où sortez-vous ?
Gwynplaine répondit :
– Du gouffre.
Et, croisant les bras, il regarda les lords.
– Qui je suis ? je suis la misère. Milords, j’ai à vous parler. »

L’Homme qui rit, Victor Hugo. Pocket, coll. Classiques, 2019 (1869 pour l’édition originale). 763 pages.

Bel-Ami, de Guy de Maupassant (1885)

Bel-AmiCes derniers temps, j’ai eu une bonne envie de classiques et j’en profite pour tirer des reliques de ma PAL. D’où ma lecture de Bel-Ami. L’ascension sociale d’un homme de peu de talent et de peu de goût pour le travail grâce aux femmes qu’il rencontre et séduit et, à travers elles, à leur époux, leur influence, leur argent, leur cercle…

C’est un roman très agréable à lire, et, n’eussent été des vacances de Noël bien remplies, nul doute que j’aurais pu le dévorer au lieu de le traîner pendant deux semaines tant j’ai été séduite par l’intelligence et la fluidité de l’écriture de Maupassant. Si vous redoutez les classiques, Bel-Ami me semble tout à fait accessible !

J’ai eu peu de sympathie envers un George Duroy avide, manipulateur et perpétuellement insatisfait. Son infatuation face à son physique avantageux, son orgueil quant à ses effets sur les femmes et le dédain – voire la cruauté – dont il peut faire preuve envers celles qui ne lui sont plus assez utiles le rendent peu attachant. Néanmoins, son utilisation rusée des jeux de pouvoir et sa science de marionnettiste tirant les ficelles adéquates des relations et influences sont du début à la fin plaisantes à suivre avec cette question : jusqu’où ira-t-il, cet homme sans argent, ce journaliste dépourvu de talent pour l’écriture ? Les apparences (physiques et spirituelles), des recommandations, un choix judicieux de relations (féminines et masculines), voilà la recette du succès pour ce fat dont l’auteur semble se moquer tout au long du récit.
Cependant, j’en serais presque arrivée à ressentir un brin de compassion pour lui. Au départ, ses espoirs de gloire et de fortune restent assez modestes – certes, il les souhaite toujours faciles –, mais alors que se succèdent les réussites, que s’améliore sa situation, que s’anoblit le monde qu’il côtoie, il semble se perdre lui-même. Dévoré par la cupidité et la jalousie, il devient de plus en plus méprisant et détestable, de plus en plus lamentable et cruel. La malédiction de l’argent et du pouvoir – ce désir perpétuellement insatisfait qui rugit de plus en plus fort – enterre le fils des humbles aubergistes normands pour laisser la place à une créature puissante mais sans cœur.

En revanche, j’ai été particulièrement surprise – une bonne surprise – par le personnage de Madeleine Forestier. Les femmes dans les classiques n’ont pas toujours la meilleure place ou la psychologie la plus fouillée, mais Madeleine se distingue indubitablement. Femme de journaliste, elle fait preuve d’une incontestable intelligence, d’une grande finesse et d’un talent d’écrivaine qui assure un franc succès à chacun de ses articles. Sauf qu’étant femme et par là même exclue de la vie politique, elle est obligée de se servir de ces derniers pour donner libre cours à son esprit. Très cultivée, elle traite avec les hommes d’État sans frémir et sait gérer ses affaires tout en revendiquant sa liberté. Une femme libre, passionnante et clairement féministe, qui malheureusement succombera elle aussi à ce Bel-Ami à la moralité douteuse…

« Comprenez-moi bien. Le mariage pour moi n’est pas une chaîne, mais une association. J’entends être libre, tout à fait libre de mes actes, de mes démarches, de mes sorties, toujours. Je ne pourrais tolérer ni contrôle, ni jalousie, ni discussion sur ma conduite. Je m’engagerais, bien entendu, à ne jamais compromettre le nom de l’homme que j’aurais épousé, à ne jamais le rendre odieux ou ridicule. Mais il faudrait aussi que cet homme s’engageât à voir en moi une égale, une alliée, et non pas une inférieure ni une épouse obéissante et soumise. Mes idées, je le sais, ne sont pas celles de tout le monde, mais je n’en changerai point. Voilà. »

Maupassant peint aussi une époque, la Troisième République, et insère dans son roman des échos à des événements d’alors, tel que des magouilles coloniales au Maghreb, l’ascension et la chute d’hommes politiques. Il raconte l’influence de la presse, le pouvoir de l’argent, les racontant de manière peu flatteuse. Arnaques, oisiveté entre interviews fictives et séances de bilboquet dans les bureaux, relations entremêlées de l’information, du pouvoir et de l’argent, opportunisme…

Bel-Ami trace d’une plume acéré le portrait d’un arriviste sans scrupules dévoré par ses désirs de gloire et de reconnaissance. De nombreux protagonistes – bien plus attachants ou intéressants finalement que lui – feront les frais de son ambition. Manipulations, trahisons, ruses et scandales font le sel de ce roman réaliste qui aura su m’accrocher par les péripéties de cette irrésistible ascension dans la société bourgeoise du XIXe siècle et me surprendre par le personnage de Madeleine Forestier.

« La vie est une côte. Tant qu’on monte, on regarde le sommet, et on se sent heureux ; mais, lorsqu’on arrive en haut, on aperçoit tout d’un coup la descente, et la fin, qui est la mort. Ça va lentement quand on monte, mais ça va vite quand on descend. À votre âge, on est joyeux. On espère tant de choses, qui n’arrivent jamais d’ailleurs. Au mien, on n’attend plus rien… que la mort. »

« Il s’arrêta en face d’elle ; et ils demeurèrent de nouveau quelques instants les yeux dans les yeux, s’efforçant d’aller jusqu’à l’impénétrable secret de leur cœurs, de se sonder jusqu’au vif de la pensée. Ils tâchaient de se voir à nu la conscience en une interrogation ardente et muette : lutte intime de deux êtres qui, vivant côte à côte, s’ignorent toujours, se soupçonnent, se flairent, se guettent, mais ne se connaissent pas jusqu’au fond vaseux de l’âme. »

Bel-Ami, Guy de Maupassant. Folio classique, 2014 (1885). 435 pages.