Grâce au rendez-vous « Les classiques, c’est fantastique » et son thème de janvier consacré aux livres censurés et/ou controversés, je me suis lancée dans un titre qui végétait dans ma PAL depuis fort longtemps : Lolita. Une lecture redoutée du fait de son sujet, du malaise qui me semblait inévitable, de la peur de certaines scènes aussi.
Alors que la plupart des romans traitant de questions de mœurs deviennent de moins en moins choquants au fil des années (on pense au scandale de romans traitant d’adultère, de libertinage, d’homosexualité), le sujet de Lolita est devenu de plus en plus inacceptable et j’avoue que je redoute les ouvrages susceptibles de contenir des scènes de viols.
Petit rappel de l’intrigue en une ligne : Humbert Humbert, notre narrateur, la trentaine bien frappée, tombe éperdument amoureux de Dolores Haze, alias Lolita… 12 ans.
« Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-lii-ta : le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois, contre les dents. Lo. Lii. Ta.
Le matin, elle était Lo, simplement Lo, avec son mètre quarante-six et son unique chaussette. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolores sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita. »
Sans surprise, c’est un roman incroyablement inconfortable, dérangeant et révulsant.
Nous voilà partageant l’intimité des pensées d’Humbert Humbert, plongeant dans sa confession, l’écoutant disserter sur les « nymphettes », ces fillettes (de neuf à quatorze ans précisément) au magnétisme sensuel, sexuel, apparemment irrésistible. L’écoutant se raconter, à la troisième personne parfois, ici imbu de sa personne, ici quelque peu misérabiliste quant à son incapacité à résister au pouvoir d’attraction de ces fillettes. Voilà un personnage parfois ridicule, souvent infâme, parfois troublant, souvent haïssable.
C’est terriblement perturbant de se laisser absorber par ses réflexions, ses explications, ses justifications vaines et absurdes. Humbert étant le narrateur, il n’y a pas de jugement directement porté sur ses actions durant la majorité du récit, c’est donc une plongée dans une âme trouble, éblouie par une obsession sans limite, par un amour dont il nie – la plupart du temps – la perversité. J’ai été écœurée et parfois abasourdie, notamment quand Humbert se plaint de la « frigidité » de Lolita.
« Je ne sais si dans les présentes notes tragiques j’ai suffisamment insisté sur l’effet profondément troublant qu’exerçaient les charmes – pseudo-celtes, simiesques mais séduisants, virils et infantiles à la fois – de l’auteur sur les femmes de tout âge et de tout milieu. Certes, semblables déclarations faites à la première personne risquent de paraître ridicules. Mais il me faut bien rappeler de temps en temps au lecteur à quoi je ressemble, un peu comme le fait un romancier professionnel qui, ayant donné à l’un de ses personnages une manie ou un chien, se doit d’évoquer ce chien ou cette manie chaque fois que le personnage refait son apparition au cours du livre. Il y a peut-être plus que cela dans le cas présent. Il faut, pour que l’on comprenne bien mon histoire, que l’on garde visuellement à l’esprit mes charmes ténébreux. »
C’était particulièrement troublant d’être happée par cette histoire, de constater la facilité avec laquelle les pages se tournaient. J’escomptais une lecture calvaire, je suis finalement partie sans réticence – quoique avec une nausée persistante – sur les routes étasuniennes avec Humbert et Lolita, j’ai parcouru avec curiosité la vie de cet abject personnage. Nabokov m’a plongée dans la psychologie d’un monstre, une psychologie décryptée avec tant de beauté, de finesse, d’intelligence, que je ne me suis jamais ennuyée.
Lolita, bien que personnage éponyme, est un personnage un peu flou. Non seulement on ne peut guère se fier à Humbert pour nous offrir un portrait fiable – à l’en croire, Lolita est instigatrice de leurs premières relations –, mais en plus, on quitte le roman sans réellement connaître la fillette qui l’a accompagné pendant des mois. En touchant à peine du doigt sa quête de liberté. Est-ce dû à la passivité de Lolita ou à l’égocentrisme du narrateur ? J’ai eu de la compassion pour elle (certains passages sont à briser le cœur), mais pas de la sympathie car la distance était infranchissable.
« Nous étions allés partout. En fait, nous n’avions rien vu. Et aujourd’hui je me surprends à penser que notre long voyage n’avait fait que souiller d’une sinueuse traînée de bave ce pays immense, admirable, confiant, plein de rêves, qui, rétrospectivement, se résumait pour nous désormais à une collection de cartes écornées, de guides touristiques disloqués, de vieux pneus, et à ses sanglots la nuit – chaque nuit, chaque nuit – dès l’instant où je feignais de dormir. »
Lolita est un roman magnifiquement écrit. Le vocabulaire de Nabokov est incroyablement soigné et littéraire. Ou celui de son traducteur du moins. Sans forcément toujours connaître la définition exacte des mots, il est assez rare que je tombe – même dans les classiques – sur des termes dont le sens resterait obscur malgré le reste de la phrase, à moins d’être dans un champ lexical très technique et pointu. Or, dans Lolita, il y a eu une quantité étonnante d’adjectifs et d’adverbes qui m’étaient inconnus : hyaline, pubescente, télestiquement, flavescent, voire des bouts de phrases plutôt absconses du style « l’artiste en mnémonique ne saurait dédaigner de telles suffusions de couleurs fluentes » (à tes souhaits). Malgré tout, je vous rassure, le tout reste parfaitement fluide et lisible.
Moi qui craignais certaines scènes, certaines descriptions, j’ai pu me rassurer assez vite : Lolita n’est pas un texte cru et vulgaire. Tout est suggéré, évoqué d’un mot, et laissé à l’imagination du lecteur ou de la lectrice. Pas de relations intimes détaillées par le menu, le roman fait la part belle aux émotions, aux couleurs, aux odeurs, aux frôlements, à l’imagination et à l’anticipation perpétuelle dans laquelle vit le narrateur.
Lolita est une lecture, captivante, puissamment déroutante, littérairement sublime, mais face à laquelle notre moralité ne peut s’empêcher de freiner des quatre fers. Un bijou de la littérature certes, mais il m’a été extrêmement difficile de goûter sans réserve à cette intrigue. Ainsi, dualité rarement rencontrée dans mes lectures, j’ai aimé en m’en voulant d’aimer. Sentiment hautement inédit. Un roman qui ne s’oubliera pas de sitôt.
« Ô, lecteur, ne me regardez pas de cet air outré, je ne cherche aucunement à vous donner l’impression que je ne parvins pas à être heureux. Le lecteur doit comprendre que le voyageur enchanté, maître et esclave d’une nymphette, se situe, pour ainsi dire, au-delà du bonheur. Car il n’existe pas sur terre de félicité plus grande que de caresser une nymphette. C’est une félicité, incomparable hors concours, qui appartient à une autre classe, à un autre niveau de sensibilité. En dépit de nos querelles, malgré son humeur acariâtre, malgré aussi toutes les histoires et les grimaces qu’elle faisait, ou encore la vulgarité, le danger, l’horrible désespoir liés à tout cela, je demeurais profondément enraciné dans mon paradis d’élection – un paradis dont les ciels avaient la couleur des flammes de l’enfer – mais qui n’en demeurait pas moins un paradis. »
« Pourquoi espérais-je que nous serions heureux à l’étranger ? Un changement d’environnement est le miroir aux alouettes traditionnel auquel se fient les amours et les poumons dont le sort est scellé. »
Lolita, Vladimir Nabokov. Gallimard, coll. Folio, 2001 (1955 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Maurice Couturier. 551 pages.