Félicien et son orchestre, de Sébastien Perez (texte) et Etienne Friess (illustrations) (2015)

Félicien et son orchestre (couverture)Chez les Chevalier, la musique est une histoire de famille. Ses grands-parents xylophoniste et tromboniste et leurs douze enfants mélomanes (et éventuellement leur conjoint) avaient même fondé un orchestre. Mais celui-ci avait été dissous peu après la naissance de Lucien et la famille s’était dispersée.

Mais quand sa tante Micheline appelle à l’aide pour soigner sa fille Paulette, Lucien a une idée : reprendre les représentations ! Mais tout n’est pas si simple au sein de la famille…

Nouvelle création des éditions Margot, cet album brille comme toujours chez eux par sa grande taille, son attractivité et le soin dont il a été l’objet. Cette couverture rouge et ses rideaux écarlates par lesquels un petit garçon à l’air timide et étonné jette un œil ont attiré mon attention dans toutes les librairies où il était présenté.

Tout en esquissant les portraits des membres tous différents d’une même famille (avec tous ces faciès incroyablement variés et truculents), ce récit évoque les difficultés à revenir sur le passé, laisse deviner de vieilles rancunes, bref, rend parfaitement compte de la difficulté des relations qui sont le lot de bon nombre de familles. Mais c’est aussi une jolie histoire de persévérance et de courage. Face au défaitisme et à la fuite des adultes, Félicien sauve l’orchestre (d’une certaine manière), le concert et, par la même occasion, sa cousine Paulette. A lui tout seul, il fait ce que les adultes ont trop peur de faire.

Les illustrations sont magnifiques. Un peu désuètes, douces, toutes en rondeur… De plus, Etienne Friess introduit dans son monde des machines abracadabrantes, des plaques de tôle, des boulons. Une chouette touche steampunk dans un univers quotidien et plutôt banal !

La mise en page est vraiment variée : une grande illustration sur une page, un bandeau qui utilise la largeur des deux pages, le texte au-dessus ou au-dessous, des petits dessins par-ci, par-là… jusqu’à la géniale double page finale. Une seule critique (souvent faite à cet album à ce que j’ai pu voir) : le texte est écrit en tout petit. Pas de problème pour moi, mais pour un enfant, ça ne facilite peut-être pas la lecture.

Un merveilleux album, superbement illustré, qui met sur le devant de la scène la famille et la musique. On sort de cette lecture en rêvant de pratiquer un instrument de musique !

Avec en prime, un très joli poster qui donne envie de se rendre illico presto à ce drôle de concert !

A tout hasard, ce corbeau à l’air fort rigide que l’on voit au début de l’album ne serait-il pas un clin d’œil aux oiseaux de bric et de broc dessinés par Etienne Friess dans  Ici reposent tous les oiseaux ? C’est en tout cas ce qu’il m’a immédiatement évoqué.

« La famille Chevalier était une grande famille de musiciens Tout avait commencé avec grand-mère Huguette et son xylophone. A six ans, elle savait déjà faire danser les baguettes sur les lames en acier avec virtuosité. Lucien, son « homme », avait été un tromboniste émérite. Un soir, à la nuit tombée, il lui avait joué un menuet sous sa fenêtre. Huguette était immédiatement tombée sous son charme et toute sa vie était restée accrochée à lui comme une clé à sa portée. »

Félicien et son orchestre (orchestre familial)

Félicien et son orchestre, Sébastien Pérez (textes) et Etienne Friess (illustrations). Editions Margot, 2015. 40 pages.

Benjamin, un gars bien, de Karine Laurent (textes) et Stéphanie Alastra (illustrations) (2015)

Benjamin, un gars bien (couverture)

Un mini album sur un petit garçon, sorte de mini Samson, qui découvre, le jour où son rêve devient réalité, que la vie de héros n’est pas si idyllique que ça.

 

Le texte se veut poétique, mais je le qualifierais seulement de rimé et, éventuellement, de rythmé. Il est sympathique, mais pas bouleversant de poésie. En outre, j’ai été parfois surprise par le découpage (et il y a un espace inutile dans le résumé, c’est un détail, je sais, mais un détail qui me choque immédiatement).

L’histoire est vendue comme le récit d’une amitié entre, découvre-t-on dans les ultimes pages, se nouerait Benjamin et un pou. Or, c’est loin d’être le cas : le pou permet simplement à Benjamin de retrouver son innocence de petit garçon, mais il reste un pou : pas de conscience, pas de volonté, pas d’échanges avec Benjamin. Bref, je ne vois pas d’amitié, mais ce serait éventuellement plutôt une histoire sur la célébrité : parfois ardemment souhaitée par les enfants (et les adultes), elle n’apporte pas forcément le bonheur dans ses bagages.

Les illustrations sont, en revanche, amusantes par certains détails : le « censuré » de la douche, le chat apeuré par l’arrivée planante de Benjamin, certaines expressions de ce dernier… Et j’adore la chevelure sauvage et bien peuplée du petit garçon.

En outre, j’avoue être déçue par l’apparence de l’ouvrage. Pas de cartonnage donc une grande fragilité, une petite taille : il ressemble plutôt à une réédition dans une collection moins chère qu’à une réelle nouveauté.

En bref, la découverte mitigée de deux auteurs et d’une maison d’édition.

« Mais Benjamin le sait bien, il ne fait rien.

Rien de ses mains.

Le secret de Benjamin, c’est de voler dans navettes machin.

Mettre une cape en satin

Et sauver le monde… ou au moins un lapin. »

Benjamin, un gars bien, Karine Laurent (textes) et Stéphanie Alastra (illustrations). Nats éditions, 2015. 32 pages

L’ours masqué, de France Quatromme (textes) et Mélanie Desplanches (illustrations) (2014)

L'ours masqué (couverture)L’ours masqué est le pseudonyme sous lequel Grand Ours Brun se cache pour séduire Grande Ourse Blanche. Mais voilà, comme la séduire ? En suivant les conseils des amis bien sûr ! Bien sûr ? Hum… pas si certain… Les résultats ne sont pas concluants et les meilleures intentions de l’Ours sont remerciées par une sèche carte de l’Ourse lui reprochant les conséquences funestes de ses actes. Finalement, c’est en suivant son cœur et son intuition qu’il trouvera les gestes et les paroles appropriés.

Le texte de France Quatromme aborde des questions importantes sans adopter un ton de donneur de leçons. Tour à tour, protection des espèces animales, consommation responsable et de proximité, fonte des glaces et nuisances auprès d’autrui sont dénoncées. Des problèmes de société somme toute ! De plus, Grand Ours Brun nous apprend qu’il n’est nul besoin d’essayer d’être quelqu’un d’autre. Les résultats ne seront jamais ceux escomptés et rester naturel avec un peu de confiance en soi, en ses goûts et en ses opinions est ce qui importe le plus. Respect de l’environnement et des autres, sincérité, deux notions délicatement traitées ici.

Quant aux illustrations, elles sont pleines de douceur et de couleur. Elles raviront les yeux des plus jeunes. Dans leur simplicité, elles se marient parfaitement avec cette jolie histoire.

Notons que les éditions Les Minots vont dans le sens de ce que raconte cet album en choisissant un imprimeur labellisé Imprim’Vert.

« Un conte plein d’humour pour aborder l’écologie et la confiance en soi ! » dit la quatrième de couverture. J’approuve ce commentaire. Un album que l’on peut mettre entre les mains, devant les yeux et dans les oreilles des enfants dès quatre ans.

« Cela faisait des semaines que Grand Ours Brun avait la tête sens dessus dessous. Il tombait des arbres, tremblait au bourdonnement des moustiques. On murmurait dans la forêt que Grand Ours Brun était amoureux ! »

  Quatrième de couverture :

Grand Ours Brun est amoureux !

Et ce matin, c’est décidé, il va déclarer sa flamme à Grande Ourse Blanche. Ne sachant comment s’y prendre, il va consulter le renard, l’écureuil, et même le loup en personne. Malgré tous leurs conseils avisés, rien n’y fait, Grand Ours Brun tombe toujours un peu à côté, et Grande Ourse Blanche est vraiment fâchée !

C’est que parfois, en matière d’amour, il vaut mieux écouter sa petite voix.

L’ours masqué, France Quatromme (textes) et Mélanie Desplanches (illustrations). Editions Les Minots, 2014. 36 pages.

Toile de dragon, Muriel Zürcher (textes) et Qu Lan (illustrations) (2014)

Toile de dragon (couverture)

Découverte montreuilloise, Toile de dragon raconte l’histoire de Thong-Li, un petit garçon qui s’occupe au marché en dessinant dans la poussière. Lorsqu’un vieux mendiant lui troque un magnifique poisson bleu contre un pinceau et de l’encre, il peut enfin réaliser son rêve : garder une trace de ses dessins ! Trop pauvre pour acheter du papier, il ne se décourage pas et commence à peindre sur des toiles d’araignée… Et son talent est si immense que l’empereur ne tolère pas qu’il ne soit pas à son service. Il l’envoie chercher pour qu’il peigne sur chaque toile de son immense palais et c’est le début des ennuis pour Thong-Li…

L’histoire, aux accents d’authentique conte chinois, est belle bien que classique. Liberté, beauté de la nature, art, mégalomanie… On se laisse prendre facilement à cette aventure. On est ravi de voir le rêve de Thong-Li se réaliser, on s’émerveille devant ses dragons que l’on imagine majestueux, on tremble avec lui devant la menace de mort lancée par l’empereur. Et quelle belle idée, peindre sur des toiles d’araignée ! Ne nous arrêtons pas sur le comment et laissons le rêve faire effet… Que de poésie jusqu’à la dernière page qui m’apparaît comme un mélange des poèmes « Liberté » et « Le cancre » de Jacques Prévert.

« Liberté

(…) Sur les champs sur l’horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J’écris ton nom

Sur chaque bouffé d’aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J’écris ton nom (…) »

« Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur »

« Et là, sur une toile d’araignée tendue entre deux vieux arbres, il peint. Son dessin s’offre aux caresses des éléments, aux regards des vivants. Le vent et les hommes retiennent leur souffle devant tant de beauté. Sur la toile, Thong-Li a dessiné la liberté. »

Elle-même d’origine chinoise, Qu Lan illustre magnifiquement cette histoire et le grand format de l’ouvrage les met particulièrement en valeur. Elle transcrit en image la délicatesse de ce jeune artiste, il est touchant dans sa joie comme dans sa détresse. Sous son pinceau, il s’épuise et dépérit peu à peu alors que l’empereur exige sans cesse plus de lui. Ses paysages brumeux, écumeux, transportent le lecteur sur les rivages lointains de la Chine. Son petit poisson scintillant parmi les carpes grises m’a fasciné à lui-seul : onirique apparition qui donne un ton rêveur dès les premières pages…

Une petite perle. Un texte empli de poésie et servie par une illustratrice talentueuse.

« Ceci est pour toi. Un bâton d’encre, une pierre pour l’écraser, un pinceau fin, et un conseil : veille à ne pas tracer les limites de ta liberté. »

 « Sache, Thong-Li, que toutes les beautés m’appartiennent. Je les garde enfermées en ma demeure. Toi, tu peindras un dragon sur les toiles d’araignée de chacune des mille et une pièces du palais. Si ton travail me donne satisfaction, tu vivras, vêtu de soie brodée, nourri de mets exquis, abreuvé de liqueurs rares. Mais si tu me déçois… je te ferai couper la tête ! »

Toile de dragon, Muriel Zürcher (textes) et Qu Lan (illustrations). Picquier jeunesse, 2014. 36 pages.

Quelques illustrations sur le site de Qu Lan 

Une histoire à quatre voix, par Anthony Browne (1998)

« Ce que j’aime dans la conception d’un album, c’est le rapport entre les images et les mots, et la manière dont un enfant peut faire le lien entre les deux. J’adore mettre des indices visuels dans mes livres, des indices qui nous donne une idée de ce qui se passe vraiment dans la tête et dans le cœur des protagonistes, ce qui permet à l’image de raconter une autre histoire que celle mise en avant par les mots. (….) Les enfants sont capables de tellement de choses, plus que ce que les adultes pensent. Ils peuvent appréhender des idées complexes et sophistiquées avec une certaine aisance, ils ont une conscience visuelle bien plus affûtée que celle des adultes, ils remarquent les détails et les indices dans mes livres bien plus rapidement que leurs instituteurs et leurs parents. »

(Déclaration de l’auteur lors de la remise du prix Andersen en 2000.)

Une histoire à quatre voix (couverture)L’un des rares livres de mon enfance dont j’ai le souvenir. Je me souviens de Charles et de Réglisse, de la mère snobinarde du premier et du père au chômage de la seconde. Je me souviens de leurs chiens respectifs. Je me souviens du plaisir que j’avais eu à lire cet album. Le « Et viens ici, je te prie, Victoria. » m’a toujours tellement amusée (Victoria est une chienne « labrador de pure race » certes, mais tout de même…) Plaisir que j’ai retrouvé quinze ans plus tard à l’occasion de Montreuil et d’une dédicace de ce grand artiste…

« Nous entrâmes dans le parc, et je libérai Victoria de sa laisse, quand, brusquement, un vulgaire bâtard surgit et commença à l’importuner. Je le chassai, mais le misérable corniaud se mit à poursuivre Victoria à travers tout le parc. »

Ce livre est vraiment mon préféré dans sa bibliographie. Par quatre fois, on revit la même matinée. Par quatre fois, on se promène au parc. Seul changement, le narrateur. Seul changement ? Non, pas du tout. Tout change quand change le regard qui appréhende le monde. Si Edmund Wilson disait « No two persons ever read the same book. » (« Deux personnes ne lisent jamais le même livre. »), deux personnes ne voient jamais le même monde.

L’écriture donne des indices sur le caractère de chacun d’entre eux. Ainsi le ton, le vocabulaire employé est différent : à la fois châtié et méprisant pour la mère, un peu timoré pour Charles, plein de vie pour Réglisse. Certains livres « pour adultes » devraient en tirer une leçon (comme Le cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates, c’était une des critiques que je lui avais fait). Mais quand je dis l’écriture, je parle également de la typographie qui change également. La police type Times New Roman nous dit que la mère est quelqu’un de classique, qui se coule dans le moule ; celle du père m’évoque celle des petites annonces qu’il consulte compulsivement ; celle de Réglisse a toute l’originalité d’une petite fille comme elle.

« Je me suis installé sur un banc et j’ai consulté les offres d’emploi. Je sais que c’est une perte de temps, mais on a tous besoin d’un petit fond d’espoir, non ? »

Passons aux illustrations. Ah, les illustrations d’Anthony Browne ! Ne pourrait-on pas s’y attarder des jours et des nuits ?

Les saisons défilent tandis que se succèdent les personnages. Le père, triste, est incarné par l’hiver aux couleurs si grises (jusqu’à ce que sa fille lui apporte un peu de joie) et ce sont les deux enfants qui illuminent l’album en appelant le printemps, puis l’été. Un détail qui en dit si long… C’est admirable. L’ombre de la mère pourtant hors cadre qui étouffe le petit Charles, la chaleur que distille Réglisse, les couleurs acidulées de son univers… Le texte ne se perd pas en description des caractères ou des relations entre les personnages, mais les images s’en chargent.

Et ces détails, à chaque page, à chaque image… Avec Anthony Browne, les arrière-plans ne sont pas que de simples décors, placés là car il faut bien mettre quelque chose. Non, ce sont des trésors d’imaginations, des cavernes d’Ali Baba de drôles d’objets, des carrousels de personnages incongrus. Des gorilles et des chapeaux partout, un petit prince qui arpente les allées du parc, un arbre en feu, une Mary Poppins qui s’envole, un toboggan si haut qu’il sort du cadre, des chiens qui échangent leur queue…

« « Ça te dirait de venir faire du toboggan ? » demanda une voix. C’était une fille, malheureusement, mais j’y suis quand même allé. Elle était géniale au toboggan. Elle allait vraiment vite. J’étais impressionné. »

Lire Anthony Browne était, est et sera toujours un plaisir, à cinq ans comme à vingt-et-un, à quarante-quatre comme à soixante-sept, je n’en doute pas. Et la lecture concerne également aux illustrations. Offrant une vraie complémentarité, elles se lisent autant que des mots.

« J’ai d’abord cru que c’était une mauviette, mais en fait non. On a joué à la bascule et il n’était pas très bavard, mais ensuite, il est devenu plus cool. »

Une histoire à quatre voix, Anthony Browne. Kaléidoscope, 1998 (1998 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Elisabeth Duval. 32 pages.

Autre livre d’Anthony Browne : Et si jamais… ?