Toutes les vagues de l’océan, de Victor del Arbol (2015)

Toutes les vagues de l'océan (couverture)Gonzalo Gil, petit avocat vivant sous l’égide de son puissant beau-père, trompé par sa femme, éloigné – bien que vivant sous le même toit – de son fils, menait une existence plutôt banale, plutôt triste jusqu’au jour où un inspecteur l’informe du suicide de sa sœur, qu’il ne voyait plus depuis des années, et de l’accusation de meurtre qui pèse sur elle. Elle aurait vengé la mort de son fils en assassinant le mafieux russe responsable.

Certes, ce livre est publié dans la collection Actes noirs ; certes, il a reçu le Grand prix de littérature policière 2015 ; certes, la couverture est noire. Mais ce n’est pas un polar classique avec un inspecteur qui mène une enquête et qui cherche un tueur. Certes, il y a deux morts liées à un meurtre pour l’un, à un suicide pour l’autre, mais c’est bien plus qu’un polar. C’est avant tout le prétexte à une incroyable fresque historique qui traverse 70 ans d’Histoire.

Parallèlement aux recherches, aux questions et aux doutes de Gonzalo, on revit l’Histoire aux côtés d’Elias Gil, son père. Dans les années 1930, Elias, la vingtaine, est un jeune ingénieur espagnol plein d’enthousiasme et de confiance envers le régime communiste. Toutefois, pour quelques doutes exprimés dans ses lettres à son père, il est déporté à Nazino avec plus de 6 000 personnes. Nazino où ils furent abandonnés sans nourriture et sans outils. Nazino ou « l’île des cannibales ». Nazino ou l’enfer sur Terre. Nazino dont je n’avais jamais entendu parler. Entre la cruauté sans limite d’Igor et l’amour désespéré d’Irina, Nazino marque à jamais ceux qui y sont envoyés et transforme les caractères. Le destin d’Elias, d’Irina, d’Igor et de leurs descendants aurait sans doute été différent sans Nazino.

Le rythme ne faiblit pas. Après Nazino, c’est le régime de Franco et la guerre civile espagnole, c’est l’Occupation française par les nazis.

Les personnages sont denses et travaillés : ils ont tous de multiples facettes. Il n’y a pas de bonnes et de mauvaises personnes (même s’il y a évidemment des actions que l’on désapprouve avec nos yeux détachés). Les protagonistes de Toutes les vagues de l’océan ont été jetés dans les vagues de l’Histoire et ont été contraint de faire des choix dans des conditions extrêmes pour ne pas être totalement broyés. Certains se battent pour ne pas se laisser envahir par leur part d’ombre, toujours grandissante face aux horreurs dont ils ont été témoins. Ceux qui furent adulés sous un régime deviennent les pestiférés du suivant, les criminels peuvent devenir les héros du jour, celui qui était victime devient bourreau, rien n’est définitivement acquis.

Victor del Arbol tisse sa toile et, en même temps que Gonzalo, le lecteur découvre le passé familial, les rancœurs, les secrets enfouis, les hontes trop longtemps tues, les pièces du puzzle qui, lentement, se mettent en place.

Toutes les vagues de l’océan est un ouvrage incroyable et terrible. Tout en entremêlant les destins de tous ses protagonistes, Victor del Arbol prend son lecteur et le jette au milieu des guerres, des idéologies et des résistances qui ont marqué le XXe siècle. 600 pages d’une écriture magistrale pour revivre ce siècle dans toute son atrocité.

Un très gros coup de cœur que je ne peux que conseiller chaleureusement.

« L’esclave le plus fidèle est celui qui se sent libre. »

« La première goutte qi tombe est celle qui commence à briser la pierre.

La première goutte qui tombe est celle qui commence à être océan. »

Toutes les vagues de l’océan, Victor del Arbol. Actes Sud, coll. Actes noirs, 2015 (2014 pour l’édition originale). Traduit de l’espagnol par Claude Bleton. 608 pages.

Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, Lola Lafon (2011)

Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s'annonce (couverture)C’est La petite communiste qui ne souriait jamais qui m’a donné envie de découvrir un peu plus Lola Lafon. J’avais tant aimé ce livre que c’est avec une pointe d’appréhension que j’ai ouvert celui-là. « Et si je n’accrochais pas ? Et si Nadia refusait de laisser un peu de place pour quelqu’un d’autre ? »

Mais Nadia a accepté de me partager avec la narratrice, surnommée Voltairine, avec Emile et avec la Petite Fille au Bout du Chemin. Les deux premières, liées par la danse, mais aussi par un événement terrible qui les a tuées pour les faire renaître. La troisième qui les entraîne dans une rébellion qu’elles n’auraient jamais envisagée. La Petite Fille au Bout du Chemin, terriblement lycéenne, « abracadabrante jusqu’au bout » comme disait Mireille Havet.

 « La Folle. La Morte. La Taularde. Les trois dégueulasses. Les filles de rien du tout. L’Elfe ratée. La Tarée. La Revenante. Les Petites Filles au Bout du Chemin. »

J’ai côtoyé Emile sur un lit d’hôpital alors qu’elle venait de mourir subitement pour renaître ensuite, j’ai découvert l’histoire de Voltairine au fil de ses confidences écrites, j’ai rencontré la Petite Fille au Bout du Chemin à la sortie d’une séance à la Cinémathèque. Trois filles flamboyantes, perdues et fortes, ne recherchant qu’une chose : la liberté. Liberté pour les étrangers, liberté pour les femmes, liberté pour ceux qui ne collent pas à la norme.
Les héroïnes de Lola Lafon sont poignantes car elles semblent chercher quelque chose qui finalement n’arrive jamais. Elles ont férocement envie de vivre, de vivre leur vie et non celle qu’on tente de leur imposer. Cette férocité, elle est dans l’écriture de Lola Lafon. Sauvagement poétique. Au rythme des mots, sur la partition des pages, Mademoiselle Non alias Sylvie Guillem, les Enervés de Jumièges et l’anarchiste Voltairine de Cleyre viennent danser autour de nos trois Petites Filles.

Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce est un manifeste pour la liberté. Déchirez les liens qui vous enserrent ! Ne laissez pas la société vous dicter votre conduite ! Donnez un sens à votre vie ! Levez la tête et cessez de regarder vos pieds ! « Mais qui a coupé vos nerfs ? »
On s’interroge sur nos vies, sur notre quotidien, sur les choses qui importent. Un soupçon de politique et on réfléchit sur les décisions prises chaque jour en haut lieu, sur les discours éternellement répétés. Efficace. Pas de déception, juste un amour renouvelé pour la littérature et une émotion plus forte que les mots que je possède.

Tourbillonnant et puissant, ce livre est une claque. Un souffle révolté à la fois nerveux et lucide qui secoue et dévaste tout en fortifiant. Une tempête annoncée dès la première page : « Ceci est le journal de ta mort subite. »

« Jusqu’à là, j’ai vécu sans ponctuation d’aucune sorte, comme nous le faisons tous. Une vie de journées enchaînées. S’il n’y a pas de point, de respiration ou même de parenthèses, on répète indéfiniment, on radote sous oxygène. »

 « Comme épitaphe, je veux bien : « A eu de temps en temps l’âme déchiquetée et l’a pendue à un fil comme si on pouvait la sécher au soleil. » »

 « Je suis prêt à me faire une entorse sur scène pour le plaisir de l’instant. Ce qui est beau, dans un saut, c’est l’élan, l’impulsion, la volonté de le conduire au maximum, de le rendre éclatant. Pour la réception au sol, on verra bien ce qui se passera… »
Nicolas Le Riche

  « Qu’ils le fassent. Qu’ils inspectent et commentent les Événements. Qu’ils en cherchent les indices, des raisons. Qu’ils soulignent les mots suspects. Écrits, prononcés. Qu’ils colmatent tout ça de lois hâtives et préventives appliquées comme des compresses acides à nos vies, de petits animaux féroces lâchés  entre nos jambes. L’époque est dure aux voleuses de feu, Voltairine. Bientôt, sans doute, ils diront que tout ça n’a pas existé. Ils diront de nous que nous n’avons pas eu lieu. Ils diront de nous que nous sommes un bruit qui court et ça n’a pas d’importance car ils n’ont jamais pris garde aux bruissements d’ailes. »

 Un CV de fille « banal et exemplaire » :
« Encouragée à la docilité dès son plus jeune âge, félicitée pour sa douceur son écoute sa patience et ses jolis pieds. Anorexique comme il se doit de douze à dix-neuf ans environ, quoi encore… Cicatrise mal. Allergique et dubitative. Déclarée socialement apte à être pénétrée, elle se lasse assez tôt des frottements de muqueuses et se fourre des mots et des images là-dedans jusqu’à ce que tout ça commence à déborder sérieusement et que les proches – ah ce mot ce mot – lui conseillent de faire quelque chose. »

 « Voltairine, nous allons déchirer nos carnavals absurdes cette nuit. Puis nous nous attaquerons à  nos cicatrices. »

Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, Lola Lafon. Actes Sud, coll. Babel, 2011 (Flammarion, 2011, pour l’édition en grand format). 429 pages.

Egalement de Lola Lafon : La petite communiste qui ne souriait jamais

La petite communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafon (2014)

La petite communiste qui ne souriait jamais (couverture)Biographie d’une jeune gymnaste roumaine ? Certes. La petite communiste qui ne souriait jamais, c’est avant tout l’histoire d’une vie. Celle de Nadia Comaneci.

Une ascension fulgurante, compétitions après compétitions, médailles après médaille, allant jusqu’à perturber le panneau électronique olympique à Montréal. Toujours aller plus loin, plus vite, plus haut. En dépit des risques. En dépit de l’ombre de l’accident, de la paralysie, de la mort. L’admiration des journalistes, l’adulation des petites filles, l’amour du public.
Et puis, comme souvent, une déchéance. Les premières défaites, l’argent au lieu de l’or. Une utilisation de la jeune sportive par le pouvoir, des changements d’entraîneurs, des doutes, des « écarts ». Des critiques, des jugements. Une déception face aux changements morphologiques de la fillette qui avait battu les championnes soviétiques.

Derrière cette couverture rouge se cache un feu follet venu de l’Est….

Fiction ? Eh oui ! L’imagination de Lola Lafon (les belles sonorités de ce nom !) remplit les silences de l’histoire et les dialogues de la narratrice avec Nadia sont imaginés (bien que tirés ou inspirés par l’autobiographie de l’athlète). Et pourtant… Pourtant, ils sont si réalistes. Si crédibles qu’il semble impossible que les deux femmes n’aient jamais échangé. Si sincères que l’on voudrait qu’ils soient vrais !

Et sur ces pages blanches s’élance une virgule vivace, un corps souple et musclé !

Panorama d’un pays ? Bien sûr ! Et d’une époque, celle de la Guerre Froide. L’un des grands points forts du livre est l’absence d’une vision binaire des événements : pas de méchants contre des gentils. Etrangement – et intelligemment –, ce sont les points de vue parfois extrêmes de Nadia et de la narratrice qui permettent de nuancer. Le dégoût de l’Occident de l’une et la représentation réductrice du communisme et des pays de l’Est de l’autre entraînent des « dialogues » qui font apparaître les failles et les forces des systèmes. (Ceci n’est absolument pas une apologie de la dictature qui sera toujours injustifiable. Néanmoins, tout n’est pas forcément rose sous une démocratie.)

Avec son intelligence et sa sensibilité, La petite communiste qui ne souriait jamais a séduit quelqu’un qui ne connait rien de la gymnastique que les enchaînements minables du collège et qui ignorait l’existence d’une Nadia.
Avec son écriture aussi vive et dynamique qu’un enchaînement de la nymphette roumaine, Lola Lafon m’a donné envie de m’élancer, de traverser les longs couloirs de mon lieu de travail avec des roues et des bonds. De me sentir légère comme si la pesanteur n’existait plus, affûtée et maître de mon corps. Et libre !

  « Je ne vais pas tourner le dos à ce qui me fait peur. Je fais face, parce que la seule façon d’échapper à ma peur est de la piétiner. »

« Chez nous, on n’avait rien à désirer. Et chez vous, on est constamment sommés de désirer. »

« Si vous cherchez un mot pour dire que vous avez vu quelque chose qui était si beau que ça ne disait pas combien c’était beau, dites donc que c’était nadiesque. »

Un extrait de la performance de Nadia aux JO de 1976 à Montréal

La petite communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafon. Actes Sud, 2014. 317 pages.

Egalement de Lola Lafon : Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce