Les raisins de la colère, de John Steinbeck (1939)

Le premier rendez-vous de l’année autour des classiques fantastiques tape fort en nous invitant à piocher dans la bibliographie de John Steinbeck. Après mon coup au cœur avec Des souris et des hommes, je n’ai pas été originale en me tournant vers un autre chef-d’œuvre – titre amplement mérité – de l’auteur américain : Les raisins de la colère.

Les raisins de la colère, c’est l’histoire des Joad chassés de leurs terres, leur épopée vers la Californie et leurs jours de galère dans cet État qui ne veut pas vraiment d’eux. Mais, roman de la Grande Dépression, c’est aussi le chœur des voix de tous ceux qui sont jetés sur les routes par la perte de leur terre, par l’espoir d’une vie plus douce et d’un travail plus facile ; le chœur de tous ceux qui voyagent, qui vendent, qui tentent de s’en sortir, qui en profitent, qui se souffrent, qui se résignent, qui se mettent en colère ; le chœur des fermiers expropriés, des vendeurs automobiles, des travailleurs, des cyniques, des désespérés.

J’ai été captivée par ce roman magistral dont la forme m’a surprise, puis happée : Steinbeck alterne les chapitres suivant la famille Joad avec des chapitres qui offrent un regard plus général, voire contemplatif – l’action destructrice des tempêtes de poussière sur les cultures, la lente et opiniâtre avancée d’une tortue, les ravages des pluies incoercibles… Narration, description, dialogue, multitude de voix… les formes adoptées sont variées et confèrent un aspect presque documentaire unique et passionnant. Ces chapitres inattendus inscrivent l’histoire personnelle des Joad dans un cadre bien plus global et soulignent le côté démultiplié de ces malheurs.

Ce roman est la voix de la misère, de la dignité, de l’injustice et il est incroyablement puissant. Comment pourrait-il en être autrement face à ces espoirs forcément déçus, cette fuite en avant qui ne peut qu’aboutir dans un mur, ces magouilles bien plus grandes que ces gens normaux, ces manipulations révoltantes, ce jeu pipé avec des existences poussées à bout ?
C’est le récit d’un système injuste conçu pour exploiter la misère et l’espoir au profit de quelques-uns, pour arnaquer ceux qui sont déjà les plus défavorisés, pour engraisser les banques et les grosses entreprises en essorant les êtres.
Le récit d’un cercle vicieux où les gains ne peuvent dépasser les dépenses. Quel ébahissement face au cynisme des raisonnements capitalistes.
Le récit d’une humanité niée, de femmes et d’hommes rabaissés, exploités, maltraités, humiliés. Quel déchirement face à cette interrogation récurrente des Joad, cette question naïve, expression de la surprise et des sentiments blessés : comment peuvent-ils nous traiter comme si nous n’étions rien, comme si nous n’étions pas des êtres humains, comme si nous étions moins que des êtres vivants ?

Parallèlement à ce système à broyer les âmes, il y a ces femmes et ces hommes humbles, ces petits qui nous font vivre le déchirement de quitter sa maison et sa terre, les épreuves au fil de la route, l’amour pour leur famille, l’espoir qui les habite, leur bonne volonté et leur désir de s’intégrer, de trouver un nouveau foyer, le mépris et la haine qu’ils reçoivent en retour. Et au milieu de la violence, il y a là de l’honnêteté, de l’entraide, de la générosité, qui disent que tout n’est peut-être pas perdu tant qu’on se serrera les coudes.
Ce roman marque également pour ses personnages bouleversants, comme Man, la matriarche fantastique de courage et d’altruisme qui s’impose comme le véritable pilier de la famille, comme John, l’oncle noyé dans ses remords, comme Casy, l’ex-prêcheur et son regard lucide avant l’heure.

Plus bavard que Des souris et des hommes, mais tout aussi efficace, voilà un roman engagé qui dénonce et qui rend hommage, un classique vibrant qui émeut et qui révolte ; un monument littéraire impeccable qui mérite tous les encensements ; un récit sociologique déchirant qui trouve malheureusement une résonance certaine avec notre époque.

« On est bien dans un pays libre, tout de même.
Eh bien, tâchez d’en trouver, de la liberté. Comme dit l’autre, ta liberté dépend du fric que t’as pour la payer. »

« Un homme, une famille chassés de leur terre ; cette vieille auto rouillée qui brimbale sur la route dans la direction de l’Ouest. J’ai perdu ma terre. Il a suffi d’un seul tracteur pour me prendre ma terre. Je suis seul et je suis désorienté. Et une nuit une famille campe dans un fossé et une autre famille s’amène et les tentes se dressent. Les deux hommes s’accroupissent sur leurs talons et les femmes et les enfants écoutent. Tel est le nœud. Vous qui n’aimez pas les changements et craignez les révolutions, séparez ces deux hommes accroupis ; faites-les se haïr, se craindre, se soupçonner. Voilà le germe de ce que vous craignez. Voilà le zygote. Car le « J’ai perdu ma terre » a changé ; une cellule s’est partagée en deux et de ce partage naît la chose que vous haïssez : « Nous avons perdu notre terre. » C’est là qu’est le danger, car deux hommes ne sont pas si solitaires, si désemparés qu’un seul. »

« « – Du calme, fit-elle. Il faut avoir de la patience. Voyons, Tom… nous et les nôtres, nous vivrons encore quand tous ceux-là seront morts depuis longtemps. Comprends donc, Tom. Nous sommes ceux qui vivront éternellement. On ne peut pas nous détruire. Nous sommes le peuple et le peuple vivra toujours.
– Ouais, mais on prend sur la gueule tout le temps.
– Je sais. » Man eut un petit rire. « C’est peut-être ça qui nous rend si coriaces. Les richards, ils viennent et ils passent et leurs enfants sont des bons à rien, et leur race s’éteint. Mais des nôtres, il en arrive tout le temps. Ne te tracasse pas, Tom. Des temps meilleurs viendront.
– Comment le sais-tu ?
– J’sais pas comment. » »

« Le travail de l’homme et de la nature, le produit des ceps, des arbres, doivent être détruits pour se maintiennent les cours, et c’est là une abomination qui dépasse toutes les autres. »

« Les gens s’en viennent armés d’épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent ; ils s’amènent dans leurs vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosés de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant ; ils écoutent les hurlements des porcs qu’on saigne dans un fossé et qu’on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d’oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide ; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. »

Les raisins de la colère, John Steinbeck. Éditions Gallimard, 1963 (1939 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marcel Duhamel et Maurice Edgar Coindreau. Dans un recueil de quatre romans, pages 293 à 717.

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27 réflexions au sujet de « Les raisins de la colère, de John Steinbeck (1939) »

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  2. J’ai très envie de découvrir ce roman mais, je ne sais pas pourquoi, il me fait un peu peur (dans le sens où il m’impressionne – son aura, probablement). En tout cas, je compte bien le lire un jour, surtout quand je lis des avis comme le tien qui attise ma curiosité !

    • Franchement, c’est un roman incroyable, mais il est néanmoins très accessible, il se lit très bien. Il n’a pas une écriture qui le rendrait un peu compliqué ou intimidant. Enfin, en français, car d’après Maned Wolf qui l’avait lu en anglais, le parler des personnages est un peu plus compliqué à comprendre en VO.
      Après, l’aura, c’est une autre question… et il la mérite !
      En tout cas, je ne peux évidemment que te recommander de te lancer !

  3. Je n’ai jamais lu de romans de cet auteur (je ne suis pas particulièrement portée sur la littérature américaine) mais, en lisant tes avis élogieux, je me dis que je devrais tester. Merci pour cette très belle chronique 🙂

  4. Je ne l’ai pas lu, mais ta chronique lui rend un magnifique hommage. Je retiens que c’est un roman magistral abordant l’Amérique dans une période très difficile. La colère des pauvres, la misère des riches, la désolation, la perte…. que de thèmes fascinants. Merci car j’ai le goût de le lire. Au plaisir!

    • Merci beaucoup ! J’ai pourtant eu du mal à écrire cette chronique et ne la trouve pas très réussie : ça me console de lire que j’arrive malgré tout à donner envie de le lire !
      Et il est très moderne malgré son inscription dans une époque précise de l’histoire américaine. Il est triste de constater que certaines choses n’ont pas changé.
      J’espère qu’il te touchera autant que moi, mais je ne suis pas tellement inquiète.
      J’ai hâte de lire toutes vos chroniques donc à très bientôt !

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