Ces derniers temps, j’ai eu une bonne envie de classiques et j’en profite pour tirer des reliques de ma PAL. D’où ma lecture de Bel-Ami. L’ascension sociale d’un homme de peu de talent et de peu de goût pour le travail grâce aux femmes qu’il rencontre et séduit et, à travers elles, à leur époux, leur influence, leur argent, leur cercle…
C’est un roman très agréable à lire, et, n’eussent été des vacances de Noël bien remplies, nul doute que j’aurais pu le dévorer au lieu de le traîner pendant deux semaines tant j’ai été séduite par l’intelligence et la fluidité de l’écriture de Maupassant. Si vous redoutez les classiques, Bel-Ami me semble tout à fait accessible !
J’ai eu peu de sympathie envers un George Duroy avide, manipulateur et perpétuellement insatisfait. Son infatuation face à son physique avantageux, son orgueil quant à ses effets sur les femmes et le dédain – voire la cruauté – dont il peut faire preuve envers celles qui ne lui sont plus assez utiles le rendent peu attachant. Néanmoins, son utilisation rusée des jeux de pouvoir et sa science de marionnettiste tirant les ficelles adéquates des relations et influences sont du début à la fin plaisantes à suivre avec cette question : jusqu’où ira-t-il, cet homme sans argent, ce journaliste dépourvu de talent pour l’écriture ? Les apparences (physiques et spirituelles), des recommandations, un choix judicieux de relations (féminines et masculines), voilà la recette du succès pour ce fat dont l’auteur semble se moquer tout au long du récit.
Cependant, j’en serais presque arrivée à ressentir un brin de compassion pour lui. Au départ, ses espoirs de gloire et de fortune restent assez modestes – certes, il les souhaite toujours faciles –, mais alors que se succèdent les réussites, que s’améliore sa situation, que s’anoblit le monde qu’il côtoie, il semble se perdre lui-même. Dévoré par la cupidité et la jalousie, il devient de plus en plus méprisant et détestable, de plus en plus lamentable et cruel. La malédiction de l’argent et du pouvoir – ce désir perpétuellement insatisfait qui rugit de plus en plus fort – enterre le fils des humbles aubergistes normands pour laisser la place à une créature puissante mais sans cœur.
En revanche, j’ai été particulièrement surprise – une bonne surprise – par le personnage de Madeleine Forestier. Les femmes dans les classiques n’ont pas toujours la meilleure place ou la psychologie la plus fouillée, mais Madeleine se distingue indubitablement. Femme de journaliste, elle fait preuve d’une incontestable intelligence, d’une grande finesse et d’un talent d’écrivaine qui assure un franc succès à chacun de ses articles. Sauf qu’étant femme et par là même exclue de la vie politique, elle est obligée de se servir de ces derniers pour donner libre cours à son esprit. Très cultivée, elle traite avec les hommes d’État sans frémir et sait gérer ses affaires tout en revendiquant sa liberté. Une femme libre, passionnante et clairement féministe, qui malheureusement succombera elle aussi à ce Bel-Ami à la moralité douteuse…
« Comprenez-moi bien. Le mariage pour moi n’est pas une chaîne, mais une association. J’entends être libre, tout à fait libre de mes actes, de mes démarches, de mes sorties, toujours. Je ne pourrais tolérer ni contrôle, ni jalousie, ni discussion sur ma conduite. Je m’engagerais, bien entendu, à ne jamais compromettre le nom de l’homme que j’aurais épousé, à ne jamais le rendre odieux ou ridicule. Mais il faudrait aussi que cet homme s’engageât à voir en moi une égale, une alliée, et non pas une inférieure ni une épouse obéissante et soumise. Mes idées, je le sais, ne sont pas celles de tout le monde, mais je n’en changerai point. Voilà. »
Maupassant peint aussi une époque, la Troisième République, et insère dans son roman des échos à des événements d’alors, tel que des magouilles coloniales au Maghreb, l’ascension et la chute d’hommes politiques. Il raconte l’influence de la presse, le pouvoir de l’argent, les racontant de manière peu flatteuse. Arnaques, oisiveté entre interviews fictives et séances de bilboquet dans les bureaux, relations entremêlées de l’information, du pouvoir et de l’argent, opportunisme…
Bel-Ami trace d’une plume acéré le portrait d’un arriviste sans scrupules dévoré par ses désirs de gloire et de reconnaissance. De nombreux protagonistes – bien plus attachants ou intéressants finalement que lui – feront les frais de son ambition. Manipulations, trahisons, ruses et scandales font le sel de ce roman réaliste qui aura su m’accrocher par les péripéties de cette irrésistible ascension dans la société bourgeoise du XIXe siècle et me surprendre par le personnage de Madeleine Forestier.
« La vie est une côte. Tant qu’on monte, on regarde le sommet, et on se sent heureux ; mais, lorsqu’on arrive en haut, on aperçoit tout d’un coup la descente, et la fin, qui est la mort. Ça va lentement quand on monte, mais ça va vite quand on descend. À votre âge, on est joyeux. On espère tant de choses, qui n’arrivent jamais d’ailleurs. Au mien, on n’attend plus rien… que la mort. »
« Il s’arrêta en face d’elle ; et ils demeurèrent de nouveau quelques instants les yeux dans les yeux, s’efforçant d’aller jusqu’à l’impénétrable secret de leur cœurs, de se sonder jusqu’au vif de la pensée. Ils tâchaient de se voir à nu la conscience en une interrogation ardente et muette : lutte intime de deux êtres qui, vivant côte à côte, s’ignorent toujours, se soupçonnent, se flairent, se guettent, mais ne se connaissent pas jusqu’au fond vaseux de l’âme. »
Bel-Ami, Guy de Maupassant. Folio classique, 2014 (1885). 435 pages.
J’avais tenté une lecture, il y a un peu plus d’une dizaine d’années, mais avais vite abandonné trouvant le personnage horripilant. Néanmoins, ton analyse laisse entrevoir une réelle richesse quant à ce roman que je n’avais pas perçue. Quant au personnage de Madeleine Forestier, il a l’air, en effet, de trancher avec les figures féminines que l’on trouve dans bon nombre de classiques, ce qui le rend très intrigant. Je ne sais pas si je tenterai la lecture, mais si je me lance, ce sera grâce à toi.
J’en serai flattée alors ! Après, les classiques, on a toutes nos réticences envers certains auteurs ou titres. Ma bête noire, c’est Flaubert.
Que tu le lises ou non, je suis contente d’avoir repiqué ta curiosité envers ce titre et je te remercie d’être venue me lire ! (Et je suis bien d’accord : Duroy est parfaitement horripilant. Mais en même temps, il semble se perdre lui-même au fil du roman : lui qui rêvait à des petits succès, à des gains raisonnables au départ, finit par s’oublier totalement à mesure que la richesse arrive, rongé par l’avidité. Donc il reste intéressant à suivre malgré ses nombreuses tares.)
Je ne connais pas bien l’oeuvre de Maupassant mais tu donnes bien envie de se lancer avec ce roman !
Je la connais très mal également ! A part les nouvelles Boule de Suif et Le Horla (dont je n’ai que des souvenirs flous) et ce roman, je n’ai rien lu d’autre ! Mais je suis contente de te donner un peu envie, merci !
Encore un classique à lire et d’autant plus que j’ai peu lu Maupassant (La Horla) et j’ai dans ma PAL plusieurs nouvelles mais je rajoute celui-ci d’autant quand la femme a eu une place de choix (ce qui est souvent rare). 🙂
Je l’ai peu lu aussi : à part ce roman, je ne connais de lui que Boule de Suif et Le Horla et mes souvenirs sont incertains… Les femmes sont très présentes dans ce roman, avec plusieurs caractères différents, et Madeleine Forestier a vraiment été une étonnante rencontre (pour un personnage de roman du XIXe siècle) !
Ah super, on l’attendait cette chronique ! Tu as su donner envie tout en relevant ce qui pourrait coincer (je connais des gens pour qui le personnage de Bel-Ami risque carrément de les faire abandonner le roman).
Dans le genre « personnage infect que l’on a envie de fuir », j’arrive avec une chronique encore pire que Bel-Ami. Je donne dans le pas ragoûtant en ce moment. ^^ (Suspense…)
Mais il faut quand même souligner la présence d’une femme pas nunuche et intelligente !
Si j’arrive à donner un peu envie quand même, c’est tant mieux car personnellement ce livre m’a vraiment plu en dépit du mépris qu’on peut avoir pour son personnage principal.
Du coup, je réfléchis… Hmm…
C’est un classique aussi ! (mais plus récent que Bel-Ami)
« Le parfum » de Patrick Süskind ? (je fais vraiment récent et puis tant qu’à prendre un personnage principal atroce…)
Non, moins récent. Années 1950. Avec un sujet qui est moins acceptable maintenant qu’à l’époque du roman.
« Lolita » de Nabokov ?
Oui, bien joué !
Je l’ai jamais lu en plus, je ne le connais que de réputation.
Comme moi jusque-là !
Cela fait du bien de relire tes critiques ! Je n’ai jamais lu ou vu Bel-ami, il n’empêche qu’on l’a souvent vendu comme un très bon classique, et ton avis n’y déroge pas. Je ne pensais pas que le personnage principal était insupportable, ni même que Maupassant avait écrit ce type de personnage féminin, effectivement rare à l’époque. Néanmoins, c’est un portrait de personnage masculin qui montre jusqu’à quel extrême et quelle dénaturation de personnalité on peut aller, pour l’argent, la réputation, en se perdant au passage…et ça, les auteurs du 19e siècle le font avec une telle beauté et un tel tragique, que leurs personnages, parfois détestables, laissent rarement indifférents. On les prend en pitié, pathétiques dans le bon sens du terme…
Merci ! Effectivement, j’ai beaucoup aimé ce roman, c’est raconté avec tellement de finesse et d’humanité qu’on ne peut pas juste le détester. C’est un roman qui m’a réservé de jolies surprises.
Ping : C’est le 1er, je balance tout ! janvier 2022 | Light & Smell
Aaaaaaah, un des classiques qui m’a donné goût à la lecture au collège! Je me souviens d’une expérience de lecture folle mais je n’ai malheureusement pas osé le relire depuis de peur que mon souvenir soit édulcoré par rapport à la réalité du bouquin xD
On est d’accord que c’est un excellent livre pour commencer les classiques, ca me rassure! (Je te raconterai une anecdote en privé à l’occasion parce que j’ai vécu un grand moment de gêne mélée au rire avec ce livre aha)
Je trouve que tu retranscrit parfaitement bien ce qu’on ressent en tant que lecteur à l’égard de Duroy. On passe progressivement de « cet homme est un déchet » à « ah ouais mais un déchet à ce point, il me fait presque de la peine ». Maupassant, what a genius !
En tout cas ton article renouvelle mon envie de le relire (il est sur ma pile des livres à relire dans ma vie – en compagnie d’une quinzaine d’autres bouquins qui m’ont marquée à vie – depuis bien 8 ans je pense!) parce que je pense qu’à 14 ans j’avais pas vraiment toutes les clefs pour comprendre le contexte historique et politique! Une raison de plus pour le relire une fois que j’aurai réussi à assecher ma PAL hihi
Effectivement, c’est toujours un peu risqué si ton souvenir est fort. J’espère que l’expérience ne sera pas décevante si tu le relis !
Tu as attisé ma curiosité par rapport à cette anecdote ! Tu vas vite filer dans ta boîte mail pour me la raconter ! ^^
Je vois que je ne suis pas la seule qui veux relire des livres qui l’avait marquée ! J’en ai un certain nombre comme ça aussi !
En tout cas, ravie d’avoir su parler à tes souvenirs !