Les classiques, c’est fantastique avec Yukio Mishima et Albertine Sarrazin

Le thème du mois de septembre du rendez-vous « Les classiques, c’est fantastique » était « Et moi et moi et moi ! », soit les textes autobiographiques. Pour une fois, ce n’est pas un, mais deux livres que j’ai sélectionné (pour ce qui est d’en lire deux… ce n’est pas tout à fait juste comme vous allez le lire), à savoir Confession d’un masque de Yukio Mishima et Journal de prison 1959 d’Albertine Sarrazin.

Classiques fantastiques Et moi et moi et moi

***

Confession d’un masque, de Yukio Mishima (1949)

Confession d'un masqueConfession d’un masque est un livre que j’avais vraiment adoré étant adolescente. Les années passant et ma mémoire étant ce qu’elle est, tout ce qu’il me restait de cette lecture était ce sentiment. J’ai donc décidé de lui accorder une petite relecture avant d’explorer les autres romans de Yukio Mishima qui dorment dans ma PAL. Et si je ne l’ai pas adoré, j’ai tout de même beaucoup aimé cette lecture.

Ce roman aux échos autobiographiques nous emmène dans l’enfance et l’adolescence du narrateur, Kochan (diminutif de Kimitake, véritable prénom de l’auteur). Il y relate la naissance de ses désirs envers les corps masculins – l’odeur de la sueur, le choc de la rencontre avec les représentations de Saint-Sébastien… –, la lutte contre ses inclinaisons et ses tentatives de nouer une relation romantique avec la sœur d’un de ses amis. Il y a un côté très analytique dans ce roman où il détaille et décrypte son homosexualité, son « inversion », ses objets de désirs, ses réactions, les différences et les relations entre ses camarades et lui.
C’est le récit d’un homme torturé, en lutte contre lui-même, du fait d’émotions totalement taboues pour l’époque et la société dans laquelle il vit. L’envie de mort est présente tout au long du roman, il fantasme la sienne et met en scène celle d’autres jeunes hommes dans ses rêves érotiques. Haïssant sa « lâcheté », son être intérieur, il souhaite disparaître, s’évaporer sans laisser de traces. Et en parallèle, la pulsion de vie persiste, lui apportant soulagement lors de son exemption de s’engager dans une Seconde Guerre mondiale agonisante. L’homme qui se fera seppuku n’est pas encore là, mais se dessine en filigrane.

C’est aussi un aperçu du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment lorsque celle-ci s’apprête à toucher à sa fin : la possibilité de mourir sous les bombes à tout moment et celle d’être appelé à la guerre, les alertes aériennes, l’état d’esprit de la population…

De l’enfant maladif à l’aube de l’âge adulte, le désir de conformisme, les faux-semblants, l’impossibilité à prétendre totalement des sentiments qu’il n’éprouve pas, le mal-être sont omniprésents dans ce roman introspectif parfois perturbant. Le discours de Mishima m’a parfois choquée, mais sa détresse m’a touchée, attristée. Un récit très sensible et intimiste, intelligent et franc, déroutant mais intéressant.

« Et dans cette maison, on exigeait tacitement de moi que je me conduise en garçon. A contrecœur, j’avais dès lors adopté un déguisement. Vers cette époque, je commençais à comprendre vaguement le mécanisme d’un fait : ce que les gens considéraient comme une attitude de ma part était en réalité l’expression de mon besoin d’affirmer ma vraie nature et c’était précisément ce que les gens considéraient comme mon moi véritable qui était un déguisement.
C’était ce déguisement endossé de mauvaise grâce qui me faisait dire : « Jouons à la guerre. » »

« Comme je l’ai noté plusieurs fois, l’avenir était pour moi un lourd fardeau. Dès le début, la vie m’avait écrasé sous un pesant sentiment du devoir. Bien que je fusse de toute évidence incapable d’accomplir ce devoir, la vie me harcelait, me reprochait ce manquement. C’est pourquoi j’aspirais à l’immense soulagement que sans aucun doute m’apporterait la mort si seulement, comme un lutteur, je pouvais arracher de mes épaules le lourd poids de la vie. »

« J’avais la certitude éclatante que ma vie future n’atteindrait jamais à des sommets de gloire suffisants pour justifier le fait d’avoir échappé à la mort dans un combat, aussi ne pouvais-je comprendre d’où venait la force qui m’avait fait courir si vite pour passer la porte de la caserne. Cela signifiait-il que je voulais vivre, après tout ? Et cette réaction absolument automatique qui me poussait toujours à me précipiter hors d’haleine vers un abri antiaérien- qu’était-ce, sinon le désir de vivre ? »

« De plus, me dis-je, nul besoin de commettre moi-même cet acte décisif, alors que je suis entouré d’une abondante moisson de multiples modes de morts : la mort au cours d’un raid aérien, la mort à mon poste de travail, la mort au service militaire, la mort sur le champ de bataille, la mort dans un accident d’automobile, la mort par suite de maladie. Sans aucun doute, mon nom était déjà inscrit sur l’une ou l’autre de ces listes : un criminel condamné à mort ne se suicide pas. Non, de quelque façon que je vinsse à considérer la chose, la saison n’était pas propice au suicide. J’attendrais plutôt que quelque chose me fît la faveur de me tuer. Ce qui, en dernière analyse, revient à dire que j’attendais que quelque chose me fît la faveur de me maintenir en vie. »

Confession d’un masque, Yukio Mishima. Gallimard, coll. Folio, 2009 (1949 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Renée Villoteau. 246 pages.

***

Journal de prison 1959, d’Albertine Sarrazin (1972)

Journal de prison 1959J’avais beaucoup aimé mes lectures de L’astragale et La cavale (lectures qui remontent aux débuts du blog !) et, même s’il a longtemps dormi dans ma PAL, j’étais enthousiaste à l’idée de découvrir ce journal de prison.
Enthousiasme rapidement douché malheureusement.

Tout d’abord, je m’attendais à ce qu’elle raconte la prison, mais comme me l’a vite appris la préface (la loooongue préface), ce n’est pas le cas. Ce n’est pas un récit des menus événements du quotidien, mais des réflexions personnelles. C’est un dialogue avec elle-même, avec son journal, avec nous alter-ego inopinés. Elle disserte sur l’amour, la mort, le mariage (qui se conclut cette année 1959), sa vie hors normes…

Elle s’y montre bavarde, d’une verve vive et papillonnante. Je l’avoue, je ne suis pas parvenue à rentrer dans son journal, à suivre son esprit, ses pensées, à m’intéresser à ses réflexions trop volubiles. La langue était belle pourtant, discours tantôt poétique, tantôt très oral. Cependant, bien que révélateur de la maturité et de l’intelligence de l’autrice, le contenu m’a laissée sur le bord de la route. J’ai tenu une centaine de pages avant de lâcher l’affaire.

Peut-être y reviendrai-je un jour, quand j’aurai lu ses autres écrits (La traversière, Lettres à Julien, Biftons de prison…). Ou peut-être, après la double déception Anaïs Nin/Albertine Sarrazin, dois-je conclure que les journaux intimes ne sont vraiment pas ma tasse de thé à l’exception de ceux de Mireille Havet ?

« Notre cas à nous a le double avantage de nous stabiliser sans nous limiter, nous laissant le parfum d’aventure, d’enthousiasme et de nonchalance qui m’est vital. L’air que je respire, partout, a toujours cette odeur-là. Et c’est moins douloureux, quand on emménage ici, de voir les barreaux, que de renifler l’air fade. Les relents des autres ne m’intéressent pas. A chacun sa peine. J’aide si je peux, mais avec à peine une petite impression de fraternité de patronage, vague résidu des dortoirs de l’enfance. Aucune pitié : c’est une injure que ce sentiment-là, et de toute façon la vie m’a fait le cœur peu fragile. »

« C’est en connaissance de cause que, chaque fois que possible, je me risque à recommencer un journal, avec l’espoir de sauver quelques miettes du naufrage… Jusqu’à présent, cela n’a pas réussi : tous mes écrits ont été confisqués ou égarés. Pourtant, je réitère, car je crois cette fois qu’il n’y aura pas de naufrage. Et j’aime mieux risque que gribouiller, vingt ans après et les pieds dans les pantoufles, des mémoires aussi mensongers que vivants. Ce sera amusant de confronter… »

« Oui, je crois que les seuls serments à retenir, ce sont nos serments, inventés dans la liberté de nos cœurs. Libres et délirants murmures, jaillis des solitudes et des retours, de l’été, du silence et du périlleux bonheur… chut – c’est si simple… Je t’aimerais toujours… toujours… je le jure sur toi et moi. »

Journal de prison 1959, Albertine Sarrazin. Le Livre de Poche, 1975 (1972 pour la première édition). 188 pages.

37 réflexions au sujet de « Les classiques, c’est fantastique avec Yukio Mishima et Albertine Sarrazin »

  1. Je ne connaissais pas du tout Albertine Sarrazin donc merci pour la découverte, même si l’ouvrage n’a pas été à la hauteur de tes espérances.

    Par contre, tu m’as clairement envie de découvrir Confession d’un masque.
    Mishima est un auteur dont j’entends de plus en plus souvent parler mais je lis assez peu de littérature asiatique.
    Jusqu’à présent, mes expériences n’ont pas été transcendantes, du coup, je n’ose pas trop y retourner 😉

    • Pour Albertine Sarrazin, je te recommande en revanche vivement ses romans autobiographiques, L’Astragale et La Cavale. J’avais vraiment adoré ses récits et sa voix !

      J’espère qu’il te séduira alors ! Je ne suis pas non plus une experte de la littérature asiatique, même si j’en avais lu pas mal adolescente. Qu’as-tu lu pour le moment ?

      • Je me pencherai dessus à l’occasion.

        Pour l’instant : la saga 1Q84 de Murakami, La formule préférée du professeur de Yoko Ogawa, La jeune fille de la supérette (ou Konbini, selon les éditions) de Sayaka Murata. J’ai aussi lu Ishiguro mais je ne sais pas si on le prend vraiment dans la littérature asiatique puisqu’il me semble qu’il vit et a été éduqué en Angleterre (?) et qu’il écrit en anglais. A chaque fois, l’histoire me plait – sans plus – et j’ai l’impression de passer à côté de quelque chose.

        • Yoko Ogawa faisait partie de mes autrices phrares quand j’étais ado, mais je veux vraiment relire les livres que j’ai parce que j’ai tout oublié…
          Pour Murakami, j’en ai lu quelques-uns (toujours à la même époque), mais pas celui-là qui ne m’a jamais vraiment attirée.
          Pour Kazuo Ishiguro, j’ai toujours le même doute quant à savoir si c’est considéré comme de la littérature japonaise ou anglaise !

  2. Ce n’est en général pas trop mon genre de lecture, entrer dans des récits très intimes me mettant mal à l’aise, mais j’avoue que ton avis sur Confession d’un masque, que je ne connaissais pas, m »intrigue. Je n’ai jamais rien lu sur l’homosexualité dans le contexte japonais de cette époque ou d’une autre d’ailleurs.

  3. On me dit tout le temps de lire « Confessions d’un masque » mais ça sonnait trop comme un « tu dois » (je l’aurais lu quand même, hein). Ton retour fait que je m’y pencherai avec plus de volonté de le lire. Ca a l’air touchant dans le sens triste, mais bon, je sais que je suis capable d’encaisser…

    • Ah bon ? En tout cas, je ne dis pas « tu dois », déjà parce que je ne trouve pas que ça s’applique particulièrement à ce livre (même si j’ai aimé ma lecture), et de toute manière, c’est un truc que je me dis rarement (jamais ?). Il y a des livres que je trouve vraiment géniaux ou intéressants à lire ne serait-ce que pour leur originalité, mais au final, il n’y a jamais d’obligation. Je ne crois pas que quelqu’un soit un jour mort de ne pas avoir lu un livre. ^^ Cependant, je suis contente d’avoir pu te donner envie.

    • J’avoue que, si j’ai eu ma période littérature asiatique (et essentiellement japonaise à l’adolescence), depuis j’en lis très peu. Du coup, il y a beaucoup de livres que je veux relire et j’aimerais bien me rouvrir à nouveau aux littératures des autres continents.
      En tout cas, j’espère que la rencontre avec Mishima sera convaincante, si elle a lieu un jour !

  4. Ping : Et moi et moi et moi ! – Mes Pages Versicolores

  5. Aaaaah ca y est tu as relu le Mishima. Je lis ton avis en diagonale parce que celui ci me fais très envie depuis longtemps (Mishima est quelqu’un de tellement fascinant dans tout ce qu’il a de plus fou et extreme à la fois!)

    Je pense pas que le problème vienne des journaux mais des personnes qui les tiennent! Mireille Havet avait vraiment résonné avec toi. Je suis persuadée que tu trouveras d’autres journaux qui t’emporteront totalement!
    De mon coté je ne connais absolument pas Albertine Sarrazin… Mais genre jamais entendu parler! Je me sens un peu cruche mais grace à toi je découvre une nouvelle autrice, je file m’informer x)

    • Oui ! Du coup, si tu veux, on pourra se lire Le pavillon d’or un de ces quatre ! (Enfin, pas tout de suite pour ma part, pas avant novembre-décembre. Et puis, ça dépend de toi aussi.)

      Et si ce n’est pas le cas, ce n’est pas très grave. Ce n’est pas le genre vers lequel je vais le plus, donc ça ne fait rien s’il ne me correspond pas. Et puis, ça ne m’a pas découragée de lire les autres écrits d’Albertine Sarrazin, c’est l’essentiel !
      Tu n’es pas cruche, je ne connais pas tous les auteur·rices non plus ! En tout cas, si tu souhaites la lire un jour, je crois que je conseillerai de commencer par ses romans autobiographiques : ils m’avaient vraiment séduite !

  6. Contrairement à toi, j’ai bien apprécié les Nouvelles de prison de cette chère Albertine. Je pensais lire l’Astragale, que je pensais avoir sous le coude et en fait c’était La Traversière ! J’avais déjà lu son journal de prison et Bibiche, et j’aime vraiment beaucoup sa verve.
    Je note le Mishima, tu as aiguisé ma curiosité 🙂

    • Je suis vraiment déçue de ne pas avoir accrochée… Mais comme j’ai toujours très envie de lire tous ses autres livres que je n’ai pas encore lus, je me dis que j’y reviendrai plus tard ! Avec un peu de chance, ce n’était qu’une question de période ! En tout cas, je te rejoins totalement sur sa verve, j’adore sa voix !
      Ça me fait plaisir si je peux donner envie de découvrir des livres !

  7. Ping : C’est le 3, je balance tout ! # 57 – Septembre 2021 | L'ourse bibliophile

Laisser un commentaire