Parenthèse 9ème art – Histoires de femmes

Si j’espère vous donner envie de découvrir ces différents romans graphiques intelligents, bouleversants, déchirants, je pense que cet article vous convaincra également que Déjeuner sous la pluie est un blog à suivre impérativement du fait des excellents conseils prodigués par Maned Wolf…

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Pucelle (2 tomes), de Florence Dupré La Tour (2020-2021)

Récit autobiographique, Pucelle raconte la non éducation sexuelle reçue par Florence dans sa famille, riche, blanche, chrétienne et conservatrice. Une simple règle : on ne parle pas de « la chose ». Mais l’imagination de la petite puis jeune fille tourne à plein régime et les images qui y naissent sont terrifiantes, pleine de souffrance, de honte et de sang.

C’est parfois d’une violence abominable dans l’éducation inculquée concernant le corps, la sexualité et la place des femmes. C’est l’histoire de l’intégration progressive et insidieuse de l’infériorité des femmes : une mère soumise, une Histoire au masculin marqué par une seule figure féminine, Jeanne d’Arc la Pucelle, l’impact des tabous et de la religion, un père distant et parfois humiliant, une vision de l’avortement totalement biaisée… Son corps et son esprit s’affrontent, l’un tiraillé par des désirs naissants, l’autre façonné par la honte inculquée par l’Église. C’est la naissance d’une haine de soi, des autres parfois, d’un mal-être dévorant et abyssal. C’est révoltant au possible et cheminer aux côtés de Florence se révèle parfois éprouvant.

C’était pourtant mal parti car le dessin n’est pas du tout pour me séduire avec un côté exagéré, caricatural. Je lui reconnais cependant une belle expressivité des émotions ressenties : en quelques traits simples, la dessinatrice fait naître la peur, l’indignation, l’excitation et le mal-être. Cependant, je suis passée outre sans difficulté tant l’histoire était intéressante et ahurissante parfois. La narration est vive et captivante et l’on s’attache sans mal à Florence.

Un récit glaçant, grinçant et d’une tristesse sans égale par moments, mais vraiment passionnant pour l’impact d’une éducation sur la construction de soi. C’est parfois cru, mais c’est aussi juste et franc. Malgré de la dérision, le sujet est très sérieux et véritablement percutant.
Je remercie donc Maned Wolf pour la découverte car, si j’avais simplement feuilleté ces romans graphiques, je m’en serais peut-être détournée et serait passée à côté d’une poignante découverte.

Pucelle (2 tomes), Florence Dupré La Tour. Dargaud, 2020-2021.
– Tome 1, Débutante, 2020, 179 pages ;
– Tome 2, Confirmée, 2021, 230 pages.

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Anaïs Nin, sur la mer des mensonges, de Léonie Bischoff (2020)

Anaïs Nin sur la mer des mensonges (couverture)Anaïs Nin, sa vie, ses amours, ses relations, ses écrits, son journal…

Alberte et moi nous étions lancées dans le journal d’Anaïs Nin l’année dernière, mais la rencontre n’avait pas été très concluante, notamment à cause de la mise en scène permanente d’Anaïs, June et compagnie. Et si j’ai beaucoup aimé ce roman graphique, je n’y ai pas retrouvé tout à fait la même Anaïs Nin que dans son journal, dans le sens où j’ai préféré celle de Léonie Bischoff, moins agaçante à mon sens et même assez envoûtante. Son histoire a tout pour me toucher dans cette version-là – une personnalité forte et audacieuse, une quête pour s’exprimer et se trouver, une recherche de liberté… –, mais je ne peux me défaire des sentiments nés de la lecture du journal et garde donc cette réserve vis-à-vis du personnage qu’était Anaïs Nin, impossible à cerner tant elle propose des réalités différentes.
En revanche, on retrouve ses relations complexes avec les hommes qui tentent de la posséder, de la manipuler pour qu’elle corresponde à leur désir, à leur idéal. On retrouve ce jeu d’illusions, de mensonges, de rêves dont semble tissé le quotidien d’Anaïs Nin. (Autre différence de taille, la BD fait intervenir le mari d’Anaïs qui avait été complètement occulté dans son journal…)

En revanche, le point sur lequel cette BD est un coup de cœur, c’est au niveau du graphisme. J’ai été totalement fascinée par le trait de Léonie Bischoff. Ses lignes, ses couleurs, sa maîtrise du crayon de couleur donnent naissance à des planches, à des cases absolument somptueuses. Je me suis très souvent attardée pour contempler la manière dont elle amenait de la lumière, dont elle donnait vie à une étoffe, à une position, à une chevelure. Son style est tout simplement époustouflant et vibrant, à la fois doux et onirique.

Si je n’ai pas vraiment d’affinité avec Anaïs Nin, je dois avouer que découvrir sa vie sous le trait de Léonie Bischoff fut plus plaisant que le biais de son journal. L’autrice a bien rendu la complexité d’Anaïs Nin et des rôles qu’elle (se) jouait tout en donnant vie à sa témérité et à sa force. Ce fut même un choc graphique tant je reste sous le charme de son coup de crayon.

Anaïs Nin, sur la mer des mensonges, Léonie Bischoff. Casterman, 2020. 190 pages.

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Le Chœur des femmes, d’Aude Mermilliod,
d’après le roman de Martin Winckler (2021)

Le choeur des femmes (couverture)Major de promo et interne à l’hôpital, Jean est bien décidée à se diriger vers la chirurgie, mais là voilà obligée de passer six mois dans le service gynécologique du docteur Karma. Écouter les femmes ne l’intéresse pas et la patience de ce médecin qui fait parler ses patientes de leurs petits tracas l’exaspèrent. Mais les témoignages se succèdent et le mur d’insensibilité de Jean se fissure.

Encore une fois, c’est Maned Wolf qui, dans le même article, m’a fait découvrir cette bande-dessinée (il y a comme des redites dans cet article…). Et encore une fois, c’était une excellente recommandation. C’est un titre touchant qui laisse la place aux femmes et à leur voix. Quelle que soit la gravité du problème, le docteur Karma, puis Jean laissent s’exprimer l’émotion, la pudeur, la gêne, les questions et désamorcent toutes les situations avec patience, bienveillance et explications claires. Dans ce service, point de condescendance, point de patientes qui ressortent en se sentant malmenées, stupides ou sans réponse.

C’est une lecture fascinante et intelligente qui aborde des sujets variés : intersexuation, examens ou interventions abusives, consentement, désir d’enfants, avortement, douleurs, pratiques gynécologiques alternatives… L’occasion de montrer une pratique médicale différente, plus empathique, de clarifier certains tabous, de casser la gueule à certaines idées reçues. Certains passages révoltent, d’autres émeuvent, le tout passionne : une belle réussite !

(Les photos correctes viennent de BD Gest’, les pourries de Bibi…)

Un roman graphique juste et sensible qui donne envie de trouver des soignant·es faisant preuve de la même compétence et du même respect que ces deux-là.

Le Chœur des femmes, Aude Mermilliod, d’après le roman de Martin Winckler. Le Lombard, 2021. 232 pages.

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10 réflexions au sujet de « Parenthèse 9ème art – Histoires de femmes »

  1. Tous sont déjà dans ma liste d’emprunts, par contre, si Le Chœur des femmes est toujours l’ouvrage qui me tente le plus, ton avis sur Pucelle me rassure sur la qualité intrinsèque de l’ouvrage qui permet de passer outre une forme expressive, mais pas forcément attractive…

    • Ah, ça tombe bien alors ! Ça te promet de belles découvertes !
      Oui, pour Pucelle, il m’a fallu dépasser le graphisme qui n’est pas à mon goût mais ça ne m’a pas empêchée de trouver ces deux BD incroyablement puissantes et intéressantes.

  2. Non mais je suis à la rue ! j’ai lu ton article à sa sortie et je n’ai jamais commenté. Bref, TROP COOL que tu aies aimé toutes ces lectures, et je suis flattée que tu me fasses confiance à ce point hahah
    Du coup, évidemment, tu me donnes très envie de lire Anaïs Nin !
    Et pour les autres, ils vont me marquer longtemps, et je ne peux que me reconnaître dans certains des témoignages qu’ils portent, ce qui renforce évidemment l’expérience. De sacrées lectures, et je te rejoins sur tout ce que tu en dis ! 🙂

    • Ton passage ici me fait plaisir vu que tu as eu un rôle important dans la naissance de cet article ! Pour une fois que je peux lire tes recommandations… J’en ai toujours envie, mais ce n’est pas comme si j’avais déjà beaucoup trop de romans à lire chez moi et les lectures plus rapides ne sont pas toujours disponibles en bibliothèque.
      Je trouve qu’Anaïs Nin mérite le coup d’oeil pour le graphisme qui est à tomber (avis évidemment personnel).
      En tout cas, je te remercie encore une fois pour ces découvertes vraiment marquantes, et spécialement pour Pucelle sur lesquels je ne me serais peut-être jamais arrêtée.

    • Après, mon avis reste justement MON avis. Anaïs Nin suscite beaucoup d’enthousiasme chez d’autres personnes, donc peut-être que ses écrits te plairaient. Mais oui, l’autrice a inclut le mari d’Anaïs dans sa BD alors qu’elle l’avait expurgé de ces journaux (je crois que c’était lui qui ne voulait pas y apparaître, mais c’est sans certitude).

  3. Je dois dire que les BD Pucelles me rendaient curieuse depuis longtemps déjà mais je ne sais pas pourquoi je m’étais mis en tête sans m’informer qu’il était question d’une BD documentaire! Un genre que je lis de temps en temps mais en me forcant un peu parce que je préfère quand la pédagogie s’illustre sous la forme d’un récit! Et au fait tu me fais découvrir que c’est justement le cas de Pucelle, je n’ai dont plus aucune raison de ne pas la découvrir hihihihi
    Je te suis à 200% sur la BD de Leonie Bischoff qui m’avait également beaucoup plu! J’ai eu la chance de la lire avant de découvrir le journal donc l’expérience n’était pas entachée par celle du journal. Ma chute dans les tourments de la déception n’aura été que plus grande je pense ahahaha

    Quant au Choeur des femmes je ne peux que te suivre dans ton propos une fois encore. Cette BD est vraiment parvenue à me toucher (genre la fin j’étais vraiment hyper emue pour eux alors que c’était prévisible mais que veux tu) hihi
    Une BD importante qui réussit à la fois à nous informer, nous emporter, nous émouvoir. Vraiment j’ai beaucoup aimé! Les dessins ne me plaisaient pas plus que ca mais je dois avouer que le contenu de l’ouvrage m’a permis de dépasser ca ^^

    • Pucelle, c’est surtout autobiographique finalement, c’est une plongée dans un milieu, dans une façon de penser, et c’est à la fois passionnant et choquant. J’étais très dubitative face aux dessins qui ne me plaisent pas vraiment, mais finalement j’ai été emportée malgré tout et j’ai totalement passé outre ! Donc je t’invite vraiment à la lire !

      Oui, je me dis aussi qu’à la lire avant, j’aurais été encore plus déçue ! Et j’aurais été désapointée de rencontrer la Anaïs Nin du journal et ses drama en mode main sur le front (comme tu l’avais si justement souligné dans ta chronique).

      Totalement d’accord sur le Choeur des femmes : c’est vraiment très intéressant et efficace même si la fin est prévisible. Les dessins ne m’émerveillent pas plus que ça non plus, mais ils n’ont pas été un frein dans la lecture non plus.

  4. Le roman graphique sur Anais Nin est magnifique. Sa relation avec les hommes est dérangeante mais l’autrice nous fait comprendre avec une certaine pudeur les raisons de ce comportement quelque peu déroutant. Si ça s’explique, je ne lirais pas pour autant son journal. J’ai lu « Le chœur des femmes » en BD parce que je n’avais pas le temps à ce moment-là de plonger dans un pavé. Je ne regrette absolument pas d’avoir découvert le roman graphique avant le livre. Il fait réfléchir, réagir, malmène des convictions … C’est un travail remarquable.

    • Totalement d’accord pour le roman graphique, mon seul regret à son sujet reste la différence que j’ai trouvé avec son journal, je n’ai pas eu l’impression d’y voir les mêmes Anaïs Nin (et je n’ai pas accroché à celle du Journal malheureusement…).
      Oui, je suis d’accord, ce roman graphique est fantastique. C’est superbement raconté, on est totalement immergées dans l’histoire et c’est en même temps très intelligent, ça questionne bien des choses. Des gestes médicaux, des regards que l’on pose sur autrui… J’aimerais lire le roman un jour !

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