En compagnie, d’Aurore Evain et Sarah Pèpe (2019)

En compagnie (couverture)Mon affection pour les éditions iXe n’est plus à démontrer et je remercie Babelio pour l’opportunité offerte de découvrir l’un de leurs derniers titres. En compagnie se scinde en deux parties.

Tout d’abord, Aurore Evain nous présente une Histoire d’autrice de l’époque latine à nos jours. Une histoire linguistique. Une bataille. Une opposition séculaire entre usages et considérations intellectuelles. Une redécouverte de la langue démasculinisée. Une corrélation entre vocabulaire et valorisation sociale.
J’en connaissais déjà les grandes lignes grâce aux ouvrages d’Eliane Viennot, mais celui-ci, en se focalisant sur un seul mot, est beaucoup plus détaillé pour ce qui est de l’histoire du terme autrice, de ses premières apparitions, sa légitimité, ses occurrences, son utilisation, les piques qu’il suscita, etc.
J’ai notamment découvert que le destin d’autrice fut étroitement lié à celui d’actrice et qu’il fut un temps où c’était le second qui était banni. Dans les dictionnaires latin-français du XIVe siècle, auctor/auctrix signifiait seulement accroisseur/accroisseresse  ou augmenteur/augmenteresse, bref, aucune idée de création là-dedans ; parallèlement, un actor jouait la comédie certes, mais évoque aussi le droit, la justice… et la littérature. Une position sociale très valorisée donc, or, surprise !, actor n’a alors pas de féminin. C’est quatre siècles plus tard qu’apparaîtra actrice quand acteur ne signifiera plus que comédien et que disparaîtra autrice lorsque qu’auteur prendra des galons. Pour citer l’autrice de cet essai, « il en ressort une nouvelle fois que l’existence lexicographique d’un féminin dépend moins des critères d’usage, d’analogie ou d’euphonie habituellement mis en avant, que la valeur sémantique que le terme recouvre au masculin. Quand cette valeur est forte, plurielle et socialement valorisante, le féminin n’est pas référencé dans les ouvrages sur la langue, même si la place des femmes dans la société peut justifier son emploi. » Une anecdote très éclairante !
Elle clôture son essai par un épilogue plus personnel dans lequel elle raconte son parcours personnel : la découverte du sexisme de la langue, ses recherches, ses premiers essais, les évolutions constatées… jusqu’à sa rencontre avec Sarah Pèpe et la parution du présent ouvrage.

« Au commencement était autrice… et autrice devint théâtre.
Théâtre d’une revendication politique et féministe.
Théâtre d’une lutte pour une langue égalitaire, débarrassée des interventions sexistes d’un autre âge, nettoyée, pour les générations à venir, de ses mécanismes de délégitimation mis en place il y a quatre siècles.
Puis théâtre tout court : mise en espace d’une histoire d’effacement et de disparition, qui a « empêché » des générations d’autrices ; mise en voix d’une renaissance terminologique qui a libéré de nouvelles générations d’autrices. »

La seconde partie de ce livre propose une pièce de théâtre signée Sarah Pèpe et intitulée Presqu’illes. Dans cette pièce intervient de multiples personnages qui seront familiers à celles et ceux qui s’intéressent au féminisme et/ou qui connaissent un peu l’histoire de la langue (ou qui ont lu les ouvrages d’Eliane Viennot). Des anonymes : Elle, Ielles, Des Expertes, L’Écrivain-Vain, Le Philosophe, Je-Suis-Masculiniste, Je-Suis-Féministe, Je-Suis-Féministe-Mais, Je-Ne-Suis-Pas-Féministe-Mais, Je-Dis-Que-Je-Suis-Féministe-Même. Des figures historiques : Marie-Louise Gagneur, Jules Claretie, Leconte de Lisle, Charles de Mazade, Yvette Roudy, Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss. Ainsi que L’Enfant et L’Institutrice.
En huit scènes, Sarah Pèpe résume les disputes autour du mot autrice. Les commentaires qu’il fait naître chez les uns et les autres, les prises de positions, les prises de bec, les remarques acerbes des Académiciens, les défenses d’une autrice du XIXe siècle et d’une femme politique du XXe siècle.
L’Enfant, quant à elle, se prend le chou avec cette règle qui dit que « le masculin l’emporte sur le féminin » et ne comprend pas pour quelle raison son père, par sa seule présence, invisibilise toute une assemblée de femmes dans une phrase.

Si le sujet est un peu redondant avec l’essai qui le précède, la forme est intéressante. On savoure certaines répliques, on questionne avec L’Enfant, perplexe face à ces règles mouvantes et illogiques, on s’amuse du ridicule de certains personnages (coucou, L’Ecrivain-Vain !), on s’afflige des arguments emplis de mauvaise foi et de sexisme de ces « grands hommes ».
L’écriture et la présentation en revanche m’ont un peu dérangée. Ces phrases découpées me poussaient à lire comme un robot. J’ai eu du mal à y trouver une fluidité et c’est typiquement le genre de texte sur lequel je m’interroge : comment, à quel rythme, avec quelle cadence suis-je censée le lire ?

« L’ENFANT
Maintenant
Il faut que j’explique
A maman et à papa
Que la note de la maîtresse est juste
Parce que la règle de grammaire
N’est pas juste.
C’est compliqué.
Mais que
Si on désobéit
Plusieurs fois,
Si on est nombreux à désobéir,
Peut-être qu’elle disparaîtra.
Aussi,
Qu’il faut me laisser un peu de temps
Pour transformer la règle
Et qu’ils ne peuvent pas me juger
Sur une faute
Qui n’existera peut-être
Bientôt plus.
C’est compliqué. »

Un ouvrage intéressant qui exhume l’histoire méconnue de notre langue et qui nous rappelle qu’il n’est pas question ici de féminisation, mais simplement de démasculinisation. Un combat qui se gagnera avant tout grâce à l’usage quotidien que l’on fait et fera des mots.

En compagnie, Aurore Evain et Sarah Pèpe. Editions iXe, coll. iXe prime, 2019. 118 pages.

Challenge Voix d’autrices : une pièce de théâtre

4 réflexions au sujet de « En compagnie, d’Aurore Evain et Sarah Pèpe (2019) »

  1. Oh, il a l’air très intéressant, ce livre ! Il me semble que ce n’est pas la première fois que tu lis un livre sur la langue sexiste qu’est la langue française. Ce que dit l’autrice par rapport à l’histoire du mot « actrice » ne m’étonne absolument pas… C’en est triste à dire ! N’empêche, c’est un sujet qui fait débat (et ceux qui réagissent sont souvent des hommes), ça peut donner des clés dans un débat, hinhin.

    • Non, ce n’est pas le premier en effet ! J’ai aussi lu les livres d’Eliane Viennot aux éditions iXe également, qui sont toujours vraiment passionnants.
      Oui, totalement. Et l’exemple de l’histoire d’actrice illustre vraiment que le problème est social et non linguistique.

  2. Mais ça a l’air absolument passionnant ! Merci pour cette découverte et pour m’avoir appris des choses rien qu’avec ton article ! J’ai donc très envie de découvrir ce livre !
    Par contre, petite coquille sur la règle que l’Enfant doit apprendre, « Le masculin l’emporte sur le féminin » ? Ou peut être que c’est moi qui est mal lu ^^
    Merci en tout cas de parler de livres que je ne vois pas beaucoup passer sur la blogosphère =)

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